Oct 222015
 

Jean-François Fiorina s’entretient avec Thierry de Montbrial

Chaque année, la publication du RAMSES, le rapport annuel de l’IFRI (Institut Français des Relations Internationales) permet de faire le point sur les grands défis qui s’offrent à notre pays.

Thierry de Montbrial et Jean-François Fiorina : construire une géopolitique de la paix implique que l'on connaisse les arcanes de la négociation, donc les rouages intimes des sociétés humaines.

A l’occasion de sa récente sortie en septembre, Thierry de Montbrial, fondateur et président de l’IFRI, rappelle qu’il existe aussi une géopolitique de la paix.

Comment résoudre les nouvelles équations climatiques ? Quid du devenir de la démocratie ? Quel avenir pour l’Afrique ? …

Tels sont quelques-uns des thèmes abordés ici avec une belle hauteur de vue par Thierry de Montbrial, familier des grands de ce monde et fin connaisseur des subtilités de la sphère ô combien complexe des relations internationales.

Vous êtes l’une des personnalités les plus écoutées en matière de relations internationales. De but en blanc et pour ouvrir l’entretien, qu’est-ce pour vous que la géopolitique ?

Le thème fédérateur de toute ma vie repose sur l’alliance de la pensée et de l’action, notamment dans la sphère des relations internationales.

Or il faut bien reconnaître que la géopolitique est – malheureusement – très souvent associée à la seule analyse des rapports de force, ce qui sous-entend une perception parfois violente, pouvant aller jusqu’à la guerre.

Pour ma part, je me suis toujours efforcé de travailler sur un mode positif, en vue d’élaborer une géopolitique de la paix. Il ne s’agit pas, bien sûr, de se cantonner naïvement à une litanie de bonnes intentions ou à une déclinaison de slogans vertueux.

En premier lieu, en matière de géopolitique plus qu’en tout autre domaine, je crois qu’il importe de se garder des lieux communs et des idées toutes faites, pour saisir au contraire la complexité des choses, du moins en avoir la claire conscience.

Œuvrer à la construction d’une géopolitique de la paix implique que l’on connaisse les arcanes de la négociation, ce qui sous-entend la capacité à faire preuve d’une approche fine, subtile des constructions et relations humaines.

Si l’on veut s’efforcer d’améliorer les sociétés humaines et de pacifier les rapports qu’elles entretiennent entre elles, alors il faut avoir une claire conscience des réalités de notre monde, s’efforcer d’en décrypter l’intime logique pour parvenir à le comprendre au mieux, puis aider à décider.

C’est dans cet esprit et sur le modèle des think tanks anglo-saxons qu’en 1979 a été créé l’IFRI, qui s’impose en France comme le principal institut de recherche et de débat indépendant en matière d’analyse des grandes questions relatives à la sphère si complexe des relations internationales.

Et c’est pour répondre à cette vocation de think tank que l’IFRI s’efforce de mettre en perspective, jour après jour, les grands événements qui rythment la vie de notre planète, d’engager des travaux de recherche et d’ouvrir des débats, en s’adressant prioritairement aux décideurs politiques et économiques, aux milieux académiques, aux leaders d’opinion et aux nombreux acteurs des sociétés civiles.

La parution annuelle du RAMSES est toujours attendue avec intérêt par les passionnés de géopolitique. L’édition 2016 qui a été présentée à la presse le 29 septembre dernier, porte pour une large part sur le thème : Climat, une nouvelle chance ? Selon vous, la conférence COP 21 sur le climat qui se tiendra à Paris en décembre n’est pas anecdotique. Elle dessine bel et bien « une géopolitique inédite : projets, acteurs, forums, moyens d’action… qui ébauchent peut-être une nouvelle gouvernance mondiale »…

Nul ne sait à l’heure actuelle quel sera le résultat de cette COP 21. Ne nous leurrons pas. Même dans les meilleures hypothèses, on ne peut, sur un sujet aussi complexe que le climat, arriver à des décisions immédiates permettant une réorientation radicale.

Certes, on observe une prise de conscience de plus en plus grande et l’on ne peut que s’en réjouir. Nombre de pays qui, hier, se désintéressaient de la question commencent à revenir sur leur position.

Ils ne le font pas nécessairement par altruisme, mais parce que la question environnementale est devenue majeure pour l’équilibre même de leur société. On le voit tant pour la Chine que pour les Etats-Unis.

En outre, les uns et les autres savent pertinemment qu’il y a aussi, derrière ces enjeux de société, des enjeux technologiques – et donc économiques – de premier plan. Ce qui est certain, c’est que la tendance au réchauffement apparaît comme irréversible.

Et cette tendance nous conforte dans le fait que nous allons de plus en plus nous trouver confrontés à des problèmes globaux de par leur nature même, et globaux de par leur appréhension et leur nécessaire résolution.

Dans l’histoire de l’humanité, c’est d’ailleurs la première fois que les hommes ont identifié un problème global, lequel, pour être réglé, exigerait une coopération effective de l’ensemble des Etats de la planète.

Or, force est de constater que l’on ne sait pas comment s’y prendre !

Face à ce défi d’ordre climatique, il nous faut faire l’apprentissage de modes de négociation dont nous n’avons aucune expérience, puisque c’est la première fois que nous sommes amenés à réfléchir tous ensemble à ce type de problème.

D’où des retards, des maladresses, des mécompréhensions, des doutes…

Pour ces raisons, cette conférence portant sur le climat est au moins aussi intéressante pour le sujet lui-même que comme laboratoire visant à faire l’apprentissage de notre coopération au sein de ce nouveau champ qui s’offre à nous.

Il existe aujourd’hui, me semble-t-il, un consensus sur le constat du réchauffement.

Les débats portent plutôt sur l’éventuelle responsabilité ou non de l’activité humaine dans ce processus, qui, rappelons-le, est déjà survenu à de multiples reprises dans l’histoire de notre Terre, y compris en des temps où les hommes n’étaient pas là.

Mais ces débats ne doivent en aucun cas occulter l’essentiel, à savoir que nous nous trouvons ici et maintenant confrontés à la gestion en commun du devenir de notre planète. Le climat entre donc de plain-pied dans le débat diplomatique et géopolitique. Et c’est précisément à ce titre qu’il nous intéresse ici.

De tels paramètres vont devoir être intégrés rapidement par les managers et les cadres dans le pilotage de leurs missions, tant au sein du secteur public que du monde des entreprises. Comment et pourquoi, selon vous, sensibiliser dès à présent les étudiants à ces questions ?

Un constat préalable : vous remarquerez que les questions de géopolitique intéressent tout le monde, y compris les gens qui n’ont aucune formation spécifique.

On est donc en droit d’espérer que la plupart des cadres de demain, qui bénéficient de sérieux parcours de formation, soient naturellement portés à se pencher sur ces questions.

Il nous appartient donc de leur enseigner une certaine rigueur, pour éviter les poncifs du café du commerce…

Gardons-nous des passions qui exacerbent les idéologies, et apprenons à raisonner avec méthode lorsque l’on aborde le champ géopolitique.

En ce sens, dispenser une solide formation générale en géopolitique aux étudiants est une bonne chose pour leur permettre de mieux comprendre notre monde et ses évolutions.

Si le processus de mondialisation se poursuit – ce qui n’est pas forcément acquis, compte tenu des nombreuses crispations que l’on observe aujourd’hui, accompagnées de volontés de repli sur des prés carrés – il est patent que, plus que jamais, il va nous falloir observer et comprendre les jeux à l’œuvre dans notre monde.

D’où l’importance majeure de l’enseignement de la géopolitique. Dans cette perspective, il est vital de comprendre les hommes et les terrains auxquels nous nous trouvons confrontés, ce qui implique d’appréhender au mieux l’architectonique et les règles de ces sociétés parfois bien différentes des nôtres.

Enfin, au-delà de cette dimension humaniste liée à la nécessaire culture générale, il y a aussi l’aspect technique et bien concret qui accompagne la pénétration des marchés étrangers, par exemple la gestion du risque-pays.

25 ans après la chute du Mur de Berlin, le 9 novembre 1989, vous vous êtes interrogé avec vos équipes dans ce dernier n° du RAMSES sur ce qui restait du grand rêve démocratique de ces années-là. Comment la démocratie peut-elle faire face aux nouveaux défis géopolitiques qui s’offrent à nous ?

Les Occidentaux – autrement dit et pour simplifier, les Américains et les Européens – sont, il faut bien l’avouer, d’incorrigibles idéologues.

Nous avons cette prétention, insupportable pour les autres et de caractère manifestement néo-impérialiste, de vouloir constamment leur prêcher la vérité, la démocratie, bref le « droit-de-l’hommisme » comme le disait justement Hubert Védrine.

L’un de mes collègues physicien à Polytechnique, qui enseignait la thermodynamique, avait coutume de dire que plus les concepts sont généraux, plus ils sont difficiles d’application.

Ainsi, ce n’est pas parce que vous pouvez les énoncer avec brio et les maîtriser conceptuellement que vous allez pour autant pouvoir construire concrètement une machine produisant de la chaleur…

Pour la démocratie et les droits de l’homme, il en va de même. Sur le plan philosophique, il me semble effectivement que ce sont là des concepts de portée universelle.

En revanche, la manière dont ces principes peuvent être déclinés sur le terrain dépend concrètement de la culture et de l’histoire des peuples concernés.

Prenons un exemple dans notre propre histoire. Lorsque le général de Gaulle revient au pouvoir à la faveur des événements d’Algérie, il a en tête de faire élire le Président de la République au suffrage universel.

Il va dans un premier temps devoir reculer et se faire élire en décembre 1958 par un collège de grands électeurs. Car d’aucuns le soupçonnent de bonapartisme et de vouloir peu ou prou réitérer le coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte le 2 décembre 1851…

Il ne parviendra à faire changer les choses qu’en 1962, par referendum. Or, inversons les choses, et imaginons que quelqu’un s’avise aujourd’hui d’en revenir au principe antérieur, autrement dit de faire élire le Président de la République par les grands électeurs et non au suffrage universel direct…

Cela paraîtrait proprement inacceptable à nos concitoyens ! Autres temps, autres principes !

De même, aujourd’hui, prenez le cas de l’Autriche. Le Président est élu au suffrage universel et est sans pouvoir. Alors que le Chancelier est issu du Parlement et a tous les pouvoirs…

Autre remarque, depuis l’écroulement du bloc soviétique, certains pays se sont interrogés sur le possible retour de la monarchie. En Bulgarie, cela a failli se faire.

A cet égard, certains observateurs considèrent qu’une monarchie constitutionnelle non seulement est compatible avec la démocratie, mais encore qu’elle constitue un facteur non-négligeable de stabilité.

Ainsi, bien que sans pouvoir, la reine en Angleterre incarne un symbole extrêmement puissant, devant lequel le Premier ministre va s’agenouiller.

Donc, la conception même de la démocratie varie selon le temps et l’espace. Pour passer d’un stade non-démocratique à un stade démocratique, même sommairement défini, il y a des étapes indispensables à franchir.

Il est impossible de passer brutalement d’un état à l’autre. Avoir une approche trop dogmatique de la question nous empêche de saisir la complexité du processus d’évolution de certains pays et de certains régimes, par exemple en Russie ou en Chine pour ne parler que des plus importants.

Vouloir ne parler qu’avec des gens qui sont exactement sur la même longueur d’ondes que nous est proprement une gageure. Idem en matière de mœurs.

Au nom de quoi, de quelle hypothétique supériorité, prétendrions-nous imposer aux autres les évolutions de nos sociétés ?

Ce paramètre est important. Contrairement à ce que qu’a écrit le journaliste américain Thomas Friedman, le monde n’est pas plat [ndlr : The World is Flat, 2005 ; traduction française, La terre est plate, 2006]. Il ne paraît plat qu’à ceux qui voyagent à travers la planète de symposium international en hôtel 5 étoiles, sans vouloir connaître la réalité des territoires qu’ils traversent…

Enfin, comprenons bien qu’il va nous falloir inventer de nouveaux modes de gouvernance. A cet égard, les questions de fond qui furent posées par les grands penseurs de la démocratie, Rousseau, Tocqueville, Montesquieu… demeurent d’une complète actualité et exigent de nous que nous sachions renouveler notre manière de penser, exercer et vivre la démocratie.

Le 8ème Festival de Géopolitique, qui se tiendra à Grenoble du 16 au 19 mars prochain, portera sur le thème « Afrique, Afriques ». Dans la toute dernière édition du RAMSES, vous vous interrogez sur l’insertion de l’Afrique dans la globalisation. De fait, comment voyez- vous le devenir de l’Afrique ?

D’abord, un constat : je crois que le regard porté sur l’Afrique a évolué favorablement. Il y a indéniablement une prise de conscience des formidables ressources naturelles du continent, en particulier en matière agricole.

Ensuite, il y a le fait que les Occidentaux en ont fort heureusement fini avec les préjugés racistes d’hier et que simultanément, de nouvelles élites réellement africaines, c’est-à-dire ancrées dans les réalités du continent, ont émergé et prennent en main leur destin.

Il n’en demeure pas moins qu’il y a de gros efforts à faire en matière de gouvernance, notamment en ce qui touche au renouvellement des équipes dirigeantes. Si un pays comme le Sénégal a bien réussi ses transitions, globalement, il y a des zones extrêmement sensibles avec beaucoup de travail à faire.

Le déficit en infrastructures est souvent criant, tout comme la prolifération de la corruption. Les institutions régionales, économiques ou politiques, ne sont pas assez puissantes pour donner les impulsions nécessaires.

S’il est évident que l’Afrique offre de magnifiques opportunités à saisir, il y a aussi de réelles difficultés à vaincre et des adaptations culturelles de grande ampleur à opérer. C’est donc un large et beau chantier qui s’ouvre pour l’Afrique, avec des défis majeurs mais passionnants à relever.

Pour conclure, une question d’ordre pédagogique qui intéresse tout particulièrement les écoles de management. Professeur émérite au Conservatoire national des arts et métiers, vous y avez été titulaire de la chaire Economie appliquée et relations internationales. De même, pendant près de vingt ans, vous avez présidé le département Sciences économiques de l’Ecole Polytechnique. Fort de cette expérience, que pensez-vous de l’enseignement de l’économie dans notre pays ?

Grâce aux deux parcours que vous évoquez, j’ai eu une double approche de l’enseignement de l’économie.

A l’X, j’ai introduit la théorie économique pure. Au CNAM, j’enseignais des bases très concrètes aux étudiants, à savoir les fondements de l’économie de marché.

Idéalement, en matière d’enseignement, j’aurais rêvé de bâtir un plan de cours sur le modèle de Jean-Baptiste Say, mais le temps m’a manqué…

Cependant, le constat est clair : en France, en matière d’enseignement de l’économie (comme dans bien d’autres domaines d’ailleurs), il y a beaucoup trop d’idéologie.

En économie comme en géopolitique, on ne peut pas dire n’importe quoi. Dans les écoles de management, il me semble qu’il faut davantage insister sur la micro-économie. Et intégrer un minimum d’histoire économique, pour ancrer les cours dans le réel, dans le temps et l’espace.

Ce qui permet aussi simultanément une démarche d’ordre humaniste permettant de mieux comprendre les autres, leur façon de vivre et d’être dans notre monde. Il n’y a pas de modèle unique et idéal, cela dépend des publics et des établissements.

Mais dans tous les cas de figure, il faut s’efforcer de coller aux réalités du monde et se garder des préjugés idéologiques, qui ont encore malheureusement trop souvent cours en France dans la sphère de l’enseignement économique.

A propos de Thierry de Montbrial

Né en 1943, Thierry de Montbrial est ancien élève de l’Ecole Polytechnique, docteur en économie de l’Université de Berkeley (Californie) et ancien ingénieur général au Corps des Mines.

De 1973 à 1979, il a été le premier directeur du Centre d’Analyse et de Prévision du Ministère des Affaires Etrangères.

En 1979, il a créé l’Institut français des relations internationales (IFRI), dont il est le président. Il dirige également le rapport annuel de l’IFRI, R AMSES, et la revue Politique Etrangère.

Professeur émérite au Conservatoire national des arts et métiers où il a été titulaire de la chaire Economie appliquée et relations internationales (1995- 2008), Thierry de Montbrial a également été professeur à l’Ecole Polytechnique, dont il a présidé le département des Sciences économiques entre 1974 et 1992.

Entre 1993 et 2001, il a été le premier Président de la Fondation pour la Recherche Stratégique et a lancé en 2008 la World Policy Conference.

Elu à l’Académie des Sciences morales et politiques en 1992, il a été président de cette Académie pour l’année 2001 durant laquelle il a également été président de l’Institut de France.

Membre fondateur de l’ Académie des Technologies, Thierry de Montbrial est également membre de l’Academia Europaea (élu en mars 1993), de l’ Académie Royale de Belgique (janvier 1996), de l’ Académie Royale Suédoise des Sciences de l’Ingénieur (mai 1999), de l’ Académie roumaine (décembre 1999), de l’ Académie des Sciences de Russie (mai 2003), de l’ Académie des Sciences de Moldavie (janvier 2006), de l’ Académie des Sciences de Bulgarie (juillet 2006), de la Real Academia de Ciencias Económicas y Financieras, Espagne (en 2008).

Il est également docteur Honoris causa de nombreuses académies et universités étrangères (Roumanie, Azerbaïdjan, Turquie, Moldavie, Russie…).

Thierry de Montbrial a également présidé le Centre franco- autrichien pour le rapprochement en Europe (1985-2015) et siège au Conseil de plusieurs institutions et entreprises internationales.

Dans le domaine académique, il est membre de l’Advisory Committee du Peterson Institute for International Economics, Washington, du Carnegie Moscow Center, de l’Advisory Council du Standford Institute for International Studies, de l’Editorial Board de Russia in Global Affairs, Moscou.

Auteur de près d’une vingtaine de livres (dont certains ont été traduits en plusieurs langues), Thierry de Montbrial est Commandeur de la Légion d’honneur, Grand Officier de l’Ordre National du Mérite et titulaire de nombreuses autres décorations françaises et étrangères.

Les férus de géopolitique savent aussi qu’il a reçu le Grand Prix 2003 de la Société de Géographie pour l’ensemble de son œuvre.

Pour en savoir plus : www.thierrydemontbrial.com et www.ifri.org