L’un des derniers espaces de domination de l’Europe ?
Pour quelques semaines, la coupe du monde de football au Brésil va focaliser les caméras de la planète entière sur un pays qui passe pour l’un des modèles de l’émergence. Mais ses fractures se révèlent à cette occasion. Alors que le football a été le lieu de la contestation politique de la dictature militaire, et de la justice sociale, les prix des places dans les stades sont inaccessibles au petit peuple des villes brésiliennes. Avec le Mondial, le foot a été totalement récupéré par l’État brésilien.
Plus largement, dans un monde où la puissance passe souvent par l’influence, que nous dit « géopolitiquement » le football ? Pascal Boniface a été le premier à poser cette question, notamment avec La terre est ronde comme un ballon – Géopolitique du football (Seuil, 2002). Les dernières coupes du monde ont avalisé ses analyses. Le football est à la fois une nouvelle modalité du conflit – symbolique – entre nations et un révélateur des équilibres mondiaux. Il constitue aussi une activité économique qui, par les profits qu’il génère, atteste de façon très nette du lien entre géopolitique et économie.
Le football apparaît comme l’incarnation parfaite du sport mondialisé. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : 265 millions de licenciés dans le monde selon la Fédération Internationale de Football Association (FIFA) ; 700 millions de téléspectateurs pour la finale du Mondial de 2010, selon Rémi Dupré dans Le Monde ; et un chiffre d’affaires de 932 millions d’euros revendiqué par la FIFA en 2011, sans compter l’argent circulant entre les clubs. Pourtant, le football est autant l’affaire des nations que celle de la mondialisation.
Le football ou la revanche des nations ?
D’après l’historien Pierre Milza, le football « contribue au maintien d’un nationalisme résiduel« . Il s’agit certes d’un sport identitaire, mais dont l’échelle n’est pas d’abord – ou principalement – nationale. Son espace est d’abord celui de la ville, qui se confond d’ailleurs parfois avec son club : que serait Barcelone sans le Barça ? Cet espace d’identification et de représentation peut être d’ailleurs encore plus réduit : ainsi lorsque la ville compte plusieurs clubs, nécessairement antagonistes, comme Rome avec la Lazio et l’AS Roma.
De même à l’échelle du pays, deux villes peuvent s’affronter pour décliner deux faces d’une identité nationale, comme Paris et Marseille. Plutôt qu’à la nation, c’est à une forme de civilisation que renvoie le football. Ainsi au XIXe siècle, lorsque les jeux de ballons sont codifiés, le monde anglosaxon adopte plutôt les règles du rugby ou ses dérivés nord-américains, tandis que le monde latin s’identifie au football.
À l’échelle de la nation, la relation entre football et identité reste complexe. L’équation « une nation = une équipe » ne s’impose pas naturellement. Comme le souligne Pascal Boniface, « l’équipe nationale n’a pas été le simple résultat de la création d’un État, elle a souvent aidé à forger la nation […]. Parfois, cette équipe nationale a été annonciatrice de la création de l’État, qu’elle a précédé« .
Ainsi de l’équipe de l’OLP créée dès 1964, bien avant la constitution d’une autorité palestinienne. Ou encore de ce match du 28 juillet 2001, à Copenhague, qualifié par l’auteur de « surréaliste« . Il opposa en effet une équipe tibétaine à une équipe groenlandaise, c’est-à-dire deux territoires non indépendants constituant des équipes « nationales » (ce qui d’ailleurs conduisit la Chine à menacer de boycott les crevettes groenlandaises…).
Ce cas n’est pas si rare. La FIFA compte en effet 209 fédérations, soit davantage que les 193 États représentés à l’ONU. Elle reconnaît les associations de 23 territoires non souverains, comme Porto Rico. Et l’admission de l’une de ces associations sportives au sein de la Fédération internationale vaut consécration diplomatique, comme pour le Soudan du Sud le 25 mars 2012.
Dès lors porteur d’une charge politique symbolique, le football a-t-il à voir avec les conflits entre nations ? Pascal Boniface estime que cette question est également complexe : « La guerre entre États étant interdite, ne va-t-elle pas se réfugier désormais dans les stades ? […] Le sport est-il devenu un substitut au déferlement nationaliste ? […] Est-il dès lors belligène, ou au contraire, permet-il d’éviter un conflit par sublimation des antagonismes sur la pelouse ? Les heurts entre équipes et/ou supporters ne valentils pas mieux, à tout prendre, que des affrontements militaires ? Le Mondial plutôt que la guerre mondiale ? » Il existe pourtant au moins un cas de guerre ouverte liée au football.
En 1969, des émeutes consécutives à trois matchs entre le Honduras et le Salvador conduisent à une brutale « montée aux extrêmes« , pour reprendre l’expression de Clausewitz : il s’ensuit une guerre de 100 jours et 3 000 morts. Mais, dans les faits, les deux pays étaient en conflit plus ou moins latent depuis les années 1930. Le football n’aurait servi ici que de détonateur – voire de prétexte – au règlement, par les armes, d’un classique contentieux interétatique.
Une forme de résistance de l’Europe dans un monde qui lui échappe ? Comme l’écrit encore Pascal Boniface, le football est « l’un des rares phénomènes de la mondialisation qui échappe à la domination américaine« . Dans l’Atlas du sport mondial (éditions Autrement, 2010), un planisphère représente d’ailleurs une Europe restée le centre de la « planète foot« , tandis que les États-Unis seraient le centre de la « planète puissance » et que l’Asie deviendrait progressivement le centre de la « planète finance« …
Sachant que finance et football ont partie liée ! L’Europe compte en effet les clubs les plus riches de la planète. Caracolent en tête le Réal de Madrid, Manchester United et le FC Barcelone, avec des budgets supérieurs à 300 millions d’euros depuis 2008. Mais ces clubs sont des entreprises. Même si leurs budgets peuvent parfois paraître démesurés, notamment en raison des salaires faramineux versés aux joueurs, ils correspondent à des réalités économiques.
Ainsi, pour les auteurs de l’atlas précité, « le potentiel de public, de sponsors, les infrastructures disponibles (stades, transports) et la reconnaissance internationale des métropoles favorisent l’essor de très grands clubs« . Bref, « la suprématie du football européen résulte d’une combinaison entre le fort pouvoir d’achat des consommateurs et l’immense popularité dont il bénéficie sur le continent qui l’a vu naître« .
Les autres espaces mondiaux restent donc à ce jour des « périphéries » face à l’Europe. L’Atlas du sport mondial qualifie ainsi l’Amérique du sud de « poumon« , l’Afrique de « périphérie intégrée« , l’Asie, l’Océanie et l’Amérique du nord de « marges du football« . Nombre de ces territoires sont d’ailleurs les centres d’autres sports, comme le cricket, le football américain ou encore le baseball.
Aux États-Unis, malgré le Mondial de 1994, le « soccer » reste un sport essentiellement féminin, mais en forte croissance : 103 Colleges disposaient d’une équipe de football féminin en 1981, contre 824 vingt ans plus tard. Conséquence de cette domination du Vieux continent ? « Les clubs européens attirent par un phénomène de ‘foot drain’ les meilleurs talents des autres continents, latino-américains, africains et même asiatiques« , observe Pascal Boniface.
De 1995 à 2006, on est ainsi passé, d’après un article de Raffaele Poli sur le site mappemonde.mgm.fr, de 6,4 % à 19,2 % de joueurs étrangers d’origine extra-européenne dans les clubs européens. L’Amérique latine et l’Afrique sont les principales zones de départ de cette émigration particulière.
Le football et l’affirmation des émergents
Même en l’absence de tradition footbalistique bien établie, l’organisation des coupes du monde est une vitrine recherchée pour les pays prétendant au titre de nouvelles grandes puissances économiques. Une attente à laquelle est sensible la FIFA, dont les choix depuis les années 1990 sont à ce titre très révélateurs. En 2002, l’association du Japon et de la Corée du Sud consacre l’appartenance de ce dernier pays au « Nord« .
Mais c’est surtout, ces dernières années, l’enchaînement de trois pays membres des BRICS qui frappe : Afrique du Sud en 2010, Brésil en 2014 et Russie en 2018.Et pour 2022, sauf remise en cause du choix initial, notamment compte tenu des soupçons de corruption : le Qatar. L’ambition de celui-ci en matière de football est plus globale. L’émirat l’utilise en effet comme une arme du soft power, afin de consacrer son influence planétaire.
En témoignent les investissements qu’il réalise au coeur de la « planète foot« , à Paris et à Barcelone, mais aussi sa politique sportive en général, à travers la mise en place de filière africaines de sportifs « quataris » ou encore l’académie Aspire, qui cherche à faire émerger les jeunes talents du monde entier.
Quels bénéfices pour ces nouveaux entrants ?
Les économistes Gaël Raballand et Sébastien Dessus dressent un bilan en demi-teinte dans un article du Monde du 27 juin 2013. Ainsi, l’Afrique du Sud a dépensé pour la Coupe du monde 2010 près de 4,3 milliards de dollars, mais c’est la FIFA qui a encaissé les 2 milliards de bénéfices. Le différentiel devait être comblé par le tourisme, qui s’est révélé décevant, avec 309 000 visiteurs au lieu des 480 000 prévus. En termes d’image cependant, l’Afrique du Sud a réalisé une bonne opération. Il n’est pas évident que le Brésil réédite l’exploit cette année, au regard des tensions et revendications sociales qui s’expriment. Comme le remarquait déjà Robert Redeker dans Le sport contre les peuples (2002), « le football ne libère pas les Brésiliens de l’oppression économique, de la misère, de la corruption, de l’injustice. » Pire : comme en atteste justement le Brésil aujourd’hui, il place souvent les pays émergents face à leurs limites voire leurs contradictions en termes de répartition de richesses et d’inégalités sociales.
Peut-être davantage que l’émergence ou l’affirmation des États, le football symbolise celle des acteurs transnationaux comme la FIFA. « For the Game, for the World« , affirme l’organisation dont l’administration emploie environ 400 personnes à Zurich, en Suisse, et affiche un budget de plus d’un milliard de dollars pour 2014. Pascal Boniface se veut cependant confiant : « Si la nation a été beaucoup servie par le football dans son affirmation, aujourd’hui elle lui renvoie l’ascenseur. Les équipes nationales sont les ultimes remparts d’un football éthique, où l’argent n’est pas roi« . À condition que les joueurs se prêtent au jeu… Premier bilan d’ici au 14 juillet !
Pour aller plus loin :
- La terre est ronde comme un ballon. Géopolitique du football, par Pascal Boniface, éditions du Seuil, 202 p., 17 € ;
- Atlas du sport mondial, par Pascal Gillon, Frédéric Grosjean et Loïc Ravenel, éditions Autrement, 80 p., 17 € ;
- Le sport contre les peuples, par Robert Redecker, Berg international éditeurs, 124 p., 12 € ;
- Sports, un enjeu géopolitique, Le Monde Histoire (coll.), 103 p., 6,90 €.