A dix mois de l’échéance, un jeu plus ouvert que jamais…
Plus le temps passe, moins la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne s’apparente à une fatalité. Certes, la procédure entamée à la suite du referendum du 23 juin 2016 se poursuit dans les règles prescrites par l’article 50 des Traités et suivant le calendrier arrêté par le Parlement britannique.
Mais la dynamique enclenchée par la victoire du « Yes » semble marquer le pas sous l’interaction de plusieurs facteurs : l’absence de majorité absolue recueillie par Theresa May à la suite des élections législatives de juin 2017 (alors qu’elle en espérait au contraire un renforcement de sa légitimité) ; les revirements incessants opérés par les négociateurs du Royaume Uni, reflet de la division croissante de l’exécutif sur la question ; enfin et surtout, la montée en puissance de la Chambre des communes qui, de jour en jour, semble devoir se substituer au gouvernement dans la gestion du dossier.
Jusqu’à contredire les 51,9% de citoyens qui, voici deux ans, ont souhaité rompre les liens institués en 1972 entre la Grande Île et le Continent ?
Comme l’opinion elle aussi évolue, rien n’est plus inscrit dans le marbre. « En Grande Bretagne, le Parlement peut tout, sauf changer un homme en femme »: vieille de plus de huit siècles, la devise héritée de la Grande Charte reprendrait-elle des couleurs ?
Le 12 juin dernier, le Parlement de Westminster a en effet arraché à Downing Street un compromis aux termes duquel le gouvernement s’engage à ne pas signer un accord de sortie de l’UE sans obtenir le nihil obstat des Communes et de la Chambre des Lords.
Obtenu sous la pression des pro-européens du Parti conservateur, cet accord renforce considérablement la position de Bruxelles – et en l’espèce, du commissaire Michel Barnier, en charge des négociations avec Londres.
Surtout, il revêt pour Theresa May des allures d’ultimatum : faute d’avoir réuni une majorité en faveur d’un Brexit « dur », la voici contrainte de passer par les conditions de ses frondeurs.
Sauf à organiser un nouveau référendum sur l’accord de départ lui-même, hypothèse qui ne la mettrait pas à l’abri d’un désaveu…
Ni même d’un vote de défiance des députés la forçant à démissionner, ce qui conduirait mécaniquement à de nouvelles élections.
« Absurdité constitutionnelle qui substitue le Parlement au gouvernement ! » prévient Vernon Bogdanor (Le Monde du 14 juin), professeur au King’s College et juriste parmi les plus réputés du Royaume Uni.
Sans convaincre ceux qui savent bien qu’en démocratie, comme disait Churchill, tout commence toujours par des principes pour finir par des pointages !
Accord trouvé sur l’ardoise britannique et le sort des expatriés
Ce qui apparaissait d’emblée comme le plus périlleux a finalement été réglé le plus rapidement : après avoir laissé entendre, pendant quelques mois, que son pays ne se laisserait pas « plumer », Theresa May a cédé aux exigences de la Commission quant au coût du divorce : la Grande Bretagne versera à l’Union un chèque compris entre 50 et 60 milliards d’euros, correspondant aux engagements pris par Londres dans le cadre des divers programmes européens qu’elle contribuait à financer.
Elle continuera aussi à payer sa part dans les retraites des fonctionnaires européens.
Quant aux expatriés, ils peuvent être rassurés : les conditions de résidence dont ils bénéficiaient comme ressortissants de l’Union européenne resteront inchangées, contrairement à ce que beaucoup avaient craint, à l’unisson des opposants britanniques au Brexit, inquiets pour l’attractivité économique de leur pays…
Le 3 mai dernier, le Financial Times avançait cependant un chiffre « consolidé » beaucoup plus élevé : 100 milliards d’euros au final, en raison notamment de coûts supplémentaires liés « au secteur agricole post-Brexit et au fonctionnement administratif de l’Union en 2019 et 2020 ».
Pourquoi le gouvernement britannique a-t-il cédé si facilement sur cette partie du dossier, quitte à s’aliéner les partisans les plus intégristes d’une sortie de l’Union ?
Tout simplement parce que la City n’a négligé aucun moyen pour faire comprendre aux négociateurs de Downing Street que s’ils persistaient à envisager un Brexit « dur » (le fameux « cliff-edge Brexit » ou Brexit du « saut de falaise », prôné, entre autres, par les amis du populiste Nigel Farage), les plus grands établissements financiers accéléreraient leurs délocalisations vers le continent.
Le 19 mars, Theresa May a donc accepté les conditions de Michel Barnier, qui avaient tout pour satisfaire les exigences de visibilité posées par la City : dans la période de transition de 21 mois qui sera instituée entre le 30 mars 2019, lendemain du Brexit, jusqu’au 31 décembre 2020, la Grande Bretagne pourra continuer à accéder sans entrave au marché intérieur, mais en n’ayant plus voix au chapitre dans les institutions européennes (Conseil des ministres et Parlement européen en particulier).
Vers une internationalisation des questions irlandaise et écossaise ?
Rien ne s’arrange, en revanche, sur un chapitre que la Grande-Bretagne considère comme domestique et que ses partenaires tiennent, eux, pour foncièrement communautaire : celui de la frontière anglo-irlandaise qui, en cas de Brexit, deviendra « le » contact terrestre entre le Royaume-Uni et l’UE.
Depuis les accords de paix signés en 1998 entre la République d’Irlande, le gouvernement britannique et les Unionistes d’Irlande du Nord, qui ont mis fin à trente ans de troubles sanglants (près de 4000 morts), toute frontière physique a en effet disparu entre les deux Irlande, celle de Dublin et celle de Belfast, partie intégrante du Royaume Uni.
Hommes et marchandises circulent librement, y compris les troupeaux…
Réinstaller des poste-frontières, plaide Londres non sans raison, équivaudrait à une provocation pour les indépendantistes d’Irlande du Nord qui, faute d’avoir obtenu ce qu’ils souhaitaient, ont tout de même conquis le droit de faire « comme si » l’Irlande était devenue une seule entité…
Les services de sécurité britanniques ne sont pas les derniers à craindre un regain d’influence des irrédentistes – donc de nouveaux attentats – dans le cas où des contrôles physiques seraient rétablis.
Contrôles qu’exige Bruxelles, pour bien marquer que le Royaume-Uni n’est plus membre de l’Union…
Avec l’Ecosse – qui a voté non au referendum d’indépendance de 2014, mais dont l’exécutif souhaite rester dans l’UE, ce qui relance la tentation séparatiste – la situation n’est pas moins complexe.
En cas de Brexit, Indépendantistes comme Unionistes veulent s’arroger les compétences aujourd’hui détenues par Bruxelles en matière de pêche et d’agriculture.
Que Londres veut évidemment récupérer !
La question-clé des investissements étrangers
Ce qui, en dernier ressort, pourrait faire bouger les lignes, jusqu’à rendre improbable la réalisation du Brexit, tient cependant à une donnée toute immatérielle : la capacité de la Grande Bretagne d’incarner psychologiquement un aimant pour les capitaux internationaux.
C’était, d’emblée, le pari du cavalier seul anglais : s’extraire de l’empire des normes européennes pour s’imposer en co-champion, avec Wall Street, de l’économie dérégulée…
Après avoir sacrifié son agriculture à l’industrie au XIX° siècle, et son industrie à la finance au XX°, Londres parvenait ainsi au bout de sa logique, la même qui, en 1992, l’avait déjà conduite à ne pas adhérer à l’euro ni à la Charte sociale européenne…
Seulement voilà : toutes régulées qu’elles soient, l’Europe, et la France en particulier, ne semblent pas faire fuir les investisseurs.
C’est ce que démontre, entre autres, le dernier baromètre de l’attractivité publié, le 11 juin dernier, par le cabinet français EY, confirmant point par point l’étude présentée en avril par Business France.
Si l’Angleterre reste en tête, c’est la France qui, en Europe, progresse le plus en matière d’investissements étrangers : + 31%, contre + 6 % pour la Grande-Bretagne, ex aequo avec l’Allemagne,
« Paris progresse de 10 points dans le sondage auprès des dirigeants et devient, pour la première fois, la métropole européenne la plus attractive devant Londres » indique le rapport du cabinet EY, lequel indique qu’au total, « 1019 décisions d’investir en France ont été enregistrées en 2017 ».
186 de moins seulement que la Grande-Bretagne, contre un différentiel de 359 l’an dernier, soit un potentiel de 25 126 créations d’emplois, chiffre certes insuffisant pour peser significativement sur le marché du travail, mais qui indique un vrai retournement de tendance.
Plus inquiétant encore pour les Britanniques, même si ceux-ci continuent d’enregistrer plus de projets de création d’entreprises ex nihilo que les Français (qui se contentent d’extensions de structures existantes) : les investissements anglais progressent en France même.
Interrogée par Les Echos, Isabelle Monvoisin, PDG de la société Regional Partners, expliquait le 11 juin qu’un quart des projets d’investissement qu’elle étudie aujourd’hui proviennent d’Angleterre :
« Spontanément, les Britanniques ne seraient pas venus en France. C’est la perspective du Brexit qui les pousse. Pour l’instant, il n’y a pas de délocalisations envisagées, de fermetures de sites outre-Manche, mais plutôt des développements en France pour être sûrs d’avoir un pied dans l’Union européenne de demain ».
De même, les projets d’investissements américains sont en hausse : « Une partie de ces projets serait allée naturellement au Royaume-Uni si le Brexit n’avait pas lieu »… CQFD ?
Pour aller plus loin :
- Baromètre de l’attractivité, EY 2018, disponible sur wwww.ey.com ;
- Brexit, quelles conséquences stratégiques, par Pierre Razoux, La lettre de Geostratégie 2000, juillet 2017, disponible sur www.geo2000.org ;
- Documents clés concernant les négociations sur le Brexit, disponibles sur le site du Conseil de l’Union européenne, www.consilium.europa.eu.
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