Pays émergent, pour ne pas dire émergé, le Brésil s’est élevé en une vingtaine d’années à peine au rang de « nouvelle puissance ». Les échelles brésiliennes donnent le vertige : 5e rang mondial par sa superficie et par sa population, ce qui en fait le pays le plus vaste et le plus peuplé d’Amérique latine, 6e économie mondiale, 1er producteur mondial d’éthanol et de minerai de fer… Et impossible d’échapper à sa très réactive diplomatie qui a su le hisser en acteur régional majeur et en partenaire international incontournable. Ses ressources sont si abondantes que le pays se considère béni de Dieu. De l’expression de Stefan Zweig – « Brésil, terre d’avenir » à celle de Jean-Jacques Faust – « une Amérique pour demain », les qualificatifs pour décrire le potentiel brésilien ne manquent pas. Et ils sont souvent dithyrambiques. Pourtant, « derrière l’opulence, le drame… » affirme Yves Gervaise, agrégé de géographie et enseignant au Brésil. La réalité brésilienne, ce sont aussi les favelas et leur cortège de violence quotidienne, des inégalités sociales criantes et une problématique environnementale prégnante. Bref, l’avenir du pays interroge : « Comment le Brésil peut-il satisfaire ses nouvelles ambitions ?
Le Brésil a été très tôt une colonie portugaise et n’a accédé à l’indépendance qu’en 1822. Après une première expérience impériale, où le pays connaît un début de modernisation et d’industrialisation, le Brésil expérimente le coronelismo, système politique qui transfère le pouvoir à de grands propriétaires au niveau local. La crise de 1929 porte au pouvoir une junte militaire, puis un gouvernement provisoire qui ne prendra fin qu’en 1945. Après une période de démocratie, le Brésil bascule de nouveau dans la dictature en 1964 et ne renoue avec le pluralisme politique qu’en 1985. Le pays doit alors faire face à une pauvreté urbaine galopante, une inflation élevée et une écrasante dette extérieure. Frappé par une grave crise économique en 1998, Brasilia accepte l’aide du FMI et entreprend une politique d’austérité. La découverte d’importants gisements pétroliers, mais surtout la démarche volontariste du syndicaliste Luiz Inacio Lula, devenu président en 2003 et bénéficiant de la politique de redressement de son prédécesseur, permettent d’impulser une dynamique nouvelle. À l’image de la devise du pays « Ordre et Progrès » – empruntée à Auguste Comte -, l’avenir du Brésil reste cependant lié à un équilibre toujours précaire.
Une puissance économique initiée par l’Etat
« Nation emblématique du ‘Nouveau Monde’ », le Brésil est l’une des principales économies mondiales – devant celle du Royaume-Uni. Alors que la majeure partie des États européens et nord-américains s’engage sur la voie de la récession, Brasilia entend bien défendre sa croissance. Il est vrai que le pays ne manque pas d’atouts. Outre ses ressources en matières premières, il peut s’appuyer sur un marché intérieur en pleine croissance et sur son corollaire – un taux de chômage historiquement bas -, ainsi que sur une industrie soutenue par les gouvernements successifs. « Sa puissance économique, le Brésil la doit en grande partie au rôle longtemps joué par l’État, en tant que facteur d’incitation à l’industrialisation, notamment sous la dictature (1964-1985) : les multinationales qui font la fierté du pays (Vale, Odebrecht, Embraer, Petrobras, etc.) n’auraient pu acquérir les compétences dont elles jouissent sans les politiques d’hier, un ‘développement tourné vers l’intérieur’ qui les protégeait de toute concurrence », explique Renaud Lambert, rédacteur en chef adjoint du Monde diplomatique. L’entrée de plain-pied dans la mondialisation n’est pas sans risque : en 2011, la croissance brésilienne devrait être amputée de moitié par rapport à celle de 2010.
Car, revers de la médaille, l’ouverture économique du début des années 1990 et l’engouement exponentiel pour les actifs brésiliens ont survalorisé le real. Entre 2006 et 2010, la monnaie brésilienne a subi une hausse de près de 50 %. Il en découle une « accélération inquiétante de la désindustrialisation » du Brésil et une baisse relative de son produit intérieur brut – « à rebours des évolutions indienne et chinoise ». En quinze ans, la part brésilienne du PIB mondial est ainsi passée de 3,1 % à 2,9 %. Cette évolution a contraint le pays à des mesures protectionnistes à l’encontre de la Chine, son premier partenaire économique. Cela explique en grande partie les tensions entre Brasilia et Pékin autour de la création d’une banque de développement commune aux BRICS (cf. CLES n°65), qui profiterait à un yuan dévalué. En dépit de perspectives économiques plutôt optimistes pour l’avenir, juguler l’inflation – estimée à 6,6 % en 2011 – reste l’obsession du géant sud-américain. La banque centrale brésilienne a ainsi pris de court les analystes financiers, en août 2011,en abaissant son taux directeur, c’est-à-dire le taux de refinancement pour alimenter les banques en liquidités. Il faut dire que les taux pratiqués par l’institution brésilienne étaient jusqu’alors « stratosphériques » (Les Échos). Après réduction, ils avoisinent encore les 11 % (fin 2011). L’objectif est clair : réduire l’impact de la crise mondiale sur l’économie en évitant une déstabilisation provoquée par l’afflux de fonds étrangers spéculatifs. S’il est probable que la banque centrale y parvienne à court et moyen termes, un ralentissement de la croissance économique est tout aussi probable pour les prochaines années.
Une diplomatie active et efficace
C’est pourtant en grande partie grâce à son poids économique que le Brésil s’est imposé au sein de la communauté internationale comme une puissance avec laquelle compter. Depuis l’ascension de Luiz Inacio Lula, la revue Diplomatie explique que Brasilia a adopté « une stratégie tous azimuts destinée, d’une part, à faire entendre la voix du Brésil au sein d’un système international verrouillé (par, notamment, un appareil diplomatique particulièrement efficace), et d’autre part, à créer les conditions d’une alternative à la mondialisation ». Et d’observer qu’il « n’est pas étonnant que Dilma Rousseff [présidente depuis janvier 2011] ait récemment choisi de se rendre à Porto Alegre et non à Davos ». L’appartenance du Brésil au club des BRICS peut également être interprétée comme une volonté d’imposer sa vision de la mondialisation aux puissances jusqu’alors dominantes que sont les anciens pays du G8.
Yves Gervaise remarque que « l’apparition du Brésil, au début des années 2000, au sein des puissances qui orientent ou participent à la politique mondiale a constitué une surprise. […] On l’a mise sur le compte du charisme de son président : Lula. Son rôle personnel est incontestable, même s’il a été préparé par l’action de son prédécesseur. » Il a « misé sur le multilatéralisme pour renforcer l’influence de Brasilia : promotion d’une intégration régionale indépendante des États-Unis, par exemple, ou création en 2003 de l’alliance IBAS (avec l’Inde et l’Afrique du Sud), dont chacun des membres revendique un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies », précise Renaud Lambert. Mieux encore, en 2010, le Brésil a tenté avec la Turquie de damer le pion aux pays du Nord et d’obtenir de l’Iran un arrêt de son programme nucléaire militaire. « Que l’initiative ait échoué démontre peut-être que, en géopolitique comme en géologie, les mouvements tectoniques sont lents ; ils n’en bousculent pas moins les équilibres ». Rappelons que l’aspiration à une diplomatie autonome, non alignée sur les Etats-Unis, avait été préconisée dès 1966 par le Général Golbery do Couto e Silva dans son ouvrage Geopolitica do Brasil. La politique étrangère menée par Dilma Rousseff semble pour l’heure s’inscrire dans cette continuité.
Les actions régionales se sont également multipliées ces dernières années. Le Brésil a ainsi manifesté sa désapprobation à l’égard de la Colombie lorsque celle-ci s’apprêtait à accueillir de nouvelles bases militaires américaines, condamné le putsch militaire de 2009 au Honduras ou encore tenté de calmer le différent bolivien qui opposait Evo Morales aux provinces de l’Est. Yves Gervaise analyse que la modération brésilienne « pèse dans les rapports diplomatiques du continent. […] Le Brésil peut aussi fournir un exemple pour le choix de développement et constituer ainsi un modèle. » Est-ce suffisant pour que le pays s’impose comme le leader politique du sous-continent américain ? Son modèle est-il suffisamment abouti pour avoir valeur d’exemple ?
Des défis sociaux et environnementaux colossaux
Le programme de lutte contre la grande pauvreté a été hier l’un des objectifs prioritaires de la présidence Lula. Il reste aujourd’hui celui de Dilma Rousseff. « C’est en effet la clé de l’avenir du pays », précise Yves Gervaise. La stabilisation de la société brésilienne ne pourra se faire sans que soient réduits significativement des écarts socio-économiques abyssaux – ainsi qu’une criminalité endémique (31 homicides pour 100 000 habitants à Rio de Janeiro en 2010, contre 2 pour 100 000 en moyenne dans l’Union européenne). Comme le résume crûment le criminologue Xavier Raufer : « Chaque jour au Brésil, travailleurs sociaux et défenseurs de paysans sans terres sont assassinés par les milices armées des grands propriétaires. Au quotidien, les populations des favelas (mot poli pour bidonville) sont rackettées par de véritables armées criminelles, contrôlant depuis des décennies ces coupe-gorge où, rien qu’à Rio,vit 30 % de la population locale. » La politique de pacification dans les favelas, mêlant interventions militaires spectaculaires et investissement financier en faveur des plus démunis,est loin d’avoir démontré son efficacité à ce jour. L’organisation – puis les retombées – des prochaines grandes manifestations sportives (Coupe du monde de football en 2014, Jeux olympiques d’été en 2016) auront valeur de test.
Le second défi est environnemental. La tentation est grande pour Brasilia d’abandonner son rôle pionnier dans les énergies renouvelables pour s’assurer les revenus dont elle a tant besoin pour sa croissance et l’affirmation de sa puissance. Comment concilier production de matières premières, industrialisation et préservation de la forêt amazonienne? Difficile de faire de l’agroalimentaire ou du secteur minier de nouveaux fers de lance économiques tout en se souciant des impacts à long terme sur l’écosystème de la région. La problématique brésilienne pourrait ainsi se résumer à la formule saisissante d’Yves Gervaise : « Pas assez de passé, trop d’avenir et un présent qui emporte tout ».
Pour aller plus loin :
Géopolitique du Brésil – Les chemins de la puissance, par Yves Gervaise, coll. Major, Presse Universitaires de France, 192 p., 25 €, Géopolitique du Brésil, Revue Diplomatie, Les Grands Dossiers n°8, avril-mai 2012, 100 p., 10,95 € ; L’Atlas du Monde diplomatique – Mondes émergents, Le Monde Diplomatique hors-série, 2012, 196 p., 14 €.