Mar 302017
 

Le pouvoir des villes à l’heure de la mondialisation

CLES201-1En décidant de consacrer le dernier Festival de géopolitique, qui s’est tenu à Grenoble au début de ce mois de mars 2017, au « pouvoir des villes », nous savions toucher du doigt une réalité en mouvement parmi les plus caractéristiques de notre époque.

Les débats l’ont amplement démontré, l’intérêt des médias l’illustre. Pascal Gauchon le confirme dans l’éditorial que la revue Conflits consacre également à ce thème : « La plus importante de toutes les questions géopolitiques est celle de la ville, ou plus exactement celle des mutations qui la transforment. »

Parce que c’est dans les villes que s’organisent les principales activités créatrices de valeur – mais aussi de symboles – à l’heure de la mondialisation.

Parce que les villes, et en particulier celles de rang international, reflètent à la fois les atouts et les « externalités négatives » de cette mondialisation.

Parce qu’enfin la métropole, même davantage reliée à d’autres métropoles qu’à son « hinterland » naturel, reste un territoire.

C’est-à-dire un espace où s’organisent des rapports de force économiques, sociaux et politiques. « En cela, il est profondément géopolitique. »

Selon l’ONU, depuis 2008, la moitié de la population mondiale vit désormais en ville. Et en 2050, les urbains devraient représenter 70 % des habitants de la planète.

C’est-à-dire que, pour les 30 ans à venir, et si les projections démographiques se confirment, la population urbaine mondiale augmentera de 200 000 habitants par jour.

La dynamique d’urbanisation est un fait, mais qui recoupe des réalités bien différentes, qu’explore la revue Conflits.

Révolution urbaine, homogénéisation et creusement des inégalités

Professeur associé à Sciences Po, Julien Damon rappelle que la croissance urbaine résulte de trois mouvements : l’accroissement naturel de la population des villes, les migrations, mais aussi « le reclassement de communes considérées auparavant comme rurales et que l’on comptabilise désormais comme urbaines ».

C’est particulièrement vrai dans les pays développés, où le phénomène est d’abord lié à l’étalement urbain.

Ayant déjà atteint des seuils très élevés, l’urbanisation ne devrait plus y augmenter de façon spectaculaire.

« À l’inverse, l’urbanisation de nombre de pays en développement se poursuivra de façon soutenue », tout particulièrement en Afrique et en Asie, qui sont déjà les régions les plus peuplées du monde.

Et si l’urbanisation est synonyme d’homogénéisation des modes de vie (« les rues et magasins des centres de Tokyo, New York, Londres, Rio et Le Cap se ressemblent plus que jamais »), elle produit aussi des différences radicales.

Parce qu’elle présente en fait deux faces, qui ne s’excluent pas l’une l’autre mais s’avèrent étroitement liées.

La première est la métropolisation, soit « la concentration des hommes, des flux et des richesses dans certaines villes », qui entend tirer pleinement partie des avantages et des « externalités positives » de la vie urbaine et de l’urbanisation : en minimisant les distances entre les hommes et les activités qu’elle agglomère, elle crée « un espace circonscrit au sein duquel les proximités peuvent être organisées », et un développement économique durable assuré (Jean-Philippe Antoni, professeur de géographie à l’université de Bourgogne).

Mais la seconde face est celle de la « bidonvillisation », c’est-à-dire l’extension des bidonvilles et plus généralement l’accentuation des inégalités et des problèmes urbains classiques d’accès à l’eau, d’assainissement, d’énergie et de mobilité.

« Repères des narcotrafiquants au Brésil, concentrés de ségrégation en Afrique du Sud, peuplés parfois de plusieurs centaines de milliers d’habitants en Inde (Dharavi à proximité de Mumbai), au Mexique (Nezahualcoyotl à l’est de Mexico) ou en Afrique (Kibera au sud de Nairobi), les bidonvilles incarnent la face sombre de la mondialisation » (J. Damon).

Les inégalités se creusent aussi doublement.

À l’échelle mondiale, certaines métropoles restent à l’écart des flux de la mondialisation, comme ces « villes en crise » (shrinking cities) qui cumulent les difficultés économiques et sociales – cf. Détroit ou Baltimore aux États-Unis.

Mais aussi à l’échelle des villes, avec le creusement de fortes inégalités sociospatiales : « Dans les métropoles, il n’y a guère plus de classe moyenne, essentiellement les classes les plus aisées et des travailleurs peu qualifiés pour faire fonctionner les services du quotidien », dénonce le géographe et économiste Gérard-François Dumont.

Les métropoles, puissance et opulence

Avec la métropolisation apparaît ainsi un archipel de « villes monde », ou globales, connectées surtout entre elles et à la mondialisation.

Pierre Royer souligne que l’avènement de ces nouvelles puissances est « la traduction spatiale d’un paradoxe fonctionnel de la mondialisation : alors que l’intensification des échanges (de données en particulier) permet une décentralisation sans précédent de la production, il y a corrélativement une concentration accrue des processus de décision et des services nécessaires à la gestion stratégique des firmes mondialisées. Par un phénomène d’emboîtement, la centralisation spatiale se reproduit à l’échelle de l’agglomération sous la forme du CBD (Central business district) : ce quartier des affaires concentre une grande partie des activités de commandement et constitue, au sein même de la ville, ce que les géographes appellent un ‘hypercentre’ ».

La ville globale regroupe en effet les quatre grandes fonctions urbaines traditionnelles (défense, commandement, production et échanges), mais en atteignant « le degré ultime dans chacun de ces domaines ».

Comme autrefois les villes allemandes de la Ligue hanséatique ou les cités italiennes de la Renaissance, les métropoles contemporaines révèlent une forme de remise en cause du cadre politique national, voire un « nouvel âge des cités-Etats » (Florian Louis) dont témoignerait la réussite de Dubaï ou Singapour.

Le symbole le plus évocateur de l’avènement d’un « archipel métropolitain mondial » est offert par le « Nylonkong », cette triade urbaine mondiale constituée de New York, Londres et Hong Kong.

Jean-Marc Huissoud, directeur du Centre de géopolitique et de gouvernance à Grenoble Ecole de Management et organisateur du Festival de géopolitique de Grenoble, rappelle leurs nombreux points communs : une puissance avant tout financière, un certain niveau d’autonomie (de fait ou institutionnelle) par rapport à leur gouvernement central, une réputation d’excellence académique, une image de ville culturelle et multiethnique, etc.

Ces trois métropoles de rang mondial s’avèrent davantage complémentaires que concurrentes, par leur spécialisation économique mais aussi géographiquement, « constituant le centre du réseau financier mondial en dominant respectivement l’Amérique, l’Europe et l’Asie » – même si l’auteur précise que cette partition géographique devient relative « compte tenu de la fluidité des échanges entre elles et les autres membres de la galaxie financière mondiale ».

D’ailleurs, le Global Power City Index relève un réseau plus vaste de métropoles, à la fois hiérarchisé et géographiquement relativement spécialisé : en Amérique du Nord, les grandes agglomérations se caractérisent par leur puissance économique et surtout par leur R&D (New York 1re, Los Angeles 4e, Boston 5e, Chicago 9e…) ; le continent européen conserve le plus grand nombre de métropoles importantes se signalant principalement par leur qualité de vie et leur accessibilité (d’où se détachent Londres et Paris) ; en Asie orientale, les métropoles comptent surtout pour leur puissance économique (Tokyo 1re, Pékin 3e, Hong Kong 5e, Singapour 6e, Shanghai 7e, Séoul 8e) et pour la R&D (Tokyo 2e, Séoul 6e, Singapour 8e, Hong Kong 10e), mais sont généralement mal placées pour la qualité de vie (Osaka, la meilleure, pointe seulement à la 15e place).

Ce qui reste un inconvénient majeur à l’heure d’une compétition farouche entre métropoles pour attirer les capitaux, les activités et les talents – donc les hommes.

« L’attractivité ne se réduit pas aux fonctions économiques des villes, rappellent François Cusin et Julien Damon. Si le territoire peut être associé à une fonction de production, c’est aussi un support d’identité et un lieu offrant bien-être et qualité de vie aux habitants qui le peuplent. »

Les défis de demain

Cette qualité de vie est l’un des principaux défis urbains.

« Aujourd’hui, le principal enjeu des villes et de maintenir leur modèle quand les ressources naturelles ou financières se raréfient », estiment Frédéric Charles et Henri de Grossouvre, du groupe Suez (« La révolution numérique et les villes de demain »).

Ces praticiens plaident pour des « villes intelligentes » ou smart cities à même de repositionner les habitants, l’humain, au coeur du dispositif.

« Nous pensons, par exemple, aux technologies civiques ou ‘Civic-tech’ et plus particulièrement celles permettant d’une part de faciliter les processus de démocratie participative et d’autre part les ‘Civic-tech’ rendant possible l’implication directe des habitants pour signaler des désordres sur la voie publique (tas d’ordure, problème de sécurité…). »

Le numérique ne restructure pas seulement le rapport gouvernants/gouvernés au sein de l’espace urbain.

Il concerne également les grandes entreprises fournisseurs d’infrastructures et de services environnementaux (eau, déchets, énergie, transports…), qui ne doivent plus traiter exclusivement avec les décideurs politiques, mais directement avec les acteurs locaux de la société civile et les citoyens.

Plus généralement, « le numérique restructure les objectifs de la ville autour de trois thèmes fondamentaux : attractivité (qualité de service, économie et emploi, culture et patrimoine…), durabilité (coûts, environnement…), résilience (gestion urbaine, gestion de crise, cybersécurité…) ».

Ce dernier point n’est pas le moindre, si l’on veut bien admettre que la ville reste un lieu de tensions, et le théâtre privilégié de violences dont le terrorisme n’est qu’un aspect.

Pour aller plus loin :

  • « Le pouvoir des villes », revue Conflits, HS n°5, printemps 2017 ;
  • L’hypothèse de la ville mondiale, par John Friedmann, 1986 ;
  • Mondialisation, villes et territoires, par Pierre Veltz, 1996 ;
  • La Ville globale : New York, Londres, Tokyo [« The Global City »], par Saskia Sassen, Princeton Paperbacks, 2001.

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