Itinéraire et avenir d’un peuple sans État
L’Irak post-Saddam Hussein, puis la guerre civile syrienne, ont remis sur le devant de la scène internationale la problématique kurde. La question d’un Kurdistan autonome n’est pas nouvelle. Réparti principalement sur quatre États (Turquie, Iran, Irak et Syrie), le peuple kurde est engagé dans une lutte pour sa reconnaissance depuis déjà près d’un siècle. Mais la reconfiguration géopolitique en cours au Proche et Moyen-Orient bouscule ses chances d’aboutir.
D’obédience sunnite, mais ni Arabes, ni Turcs, les Kurdes sont divisés politiquement et culturellement. « Les Kurdes sont un peuple auquel l’histoire n’a jamais offert cette coïncidence entre nation, territoire et État », avertit Jean-Christophe Victor, directeur du Laboratoire d’études politiques et d’analyses cartographiques (LEPAC) et animateur de l’émission Le Dessous des Cartes. Dépendants pour leur avenir des pays qui les hébergent et de la communauté internationale, les Kurdes peuvent-ils espérer un Kurdistan véritable? Quelle influence cette question a-t-elle sur les crises et conflits qui secouent la région?
« Les Kurdes descendent de tribus de langue iranienne installées dans l’actuel Kurdistan plusieurs siècles av. J.-C. », rappellent Jean et André Sellier dans leur atlas de référence sur les peuples d’Orient (La Découverte). « Leur mode de vie d’éleveurs transhu- mants et leur structure tribale très émiettée ont peu évolué au cours de l’histoire. Jusqu’au XIXe siècle, aucune puissance n’est parvenue à les soumettre durablement. » C’est à la faveur du démantèlement de l’Empire ottoman que le peuple kurde va entamer sa longue marche vers l’autonomie. Avec plus ou moins de succès.
Aux origines de la question kurde
Avant le XVIe siècle, les Kurdes jouissent d’une relative indépendance, notamment au sein du califat arabe. Ils constituent de petits États, souvent prospères. Lors de la mise en place de l’Empire ottoman, qui se heurte aux prétentions perses, les territoires kurdes forment une zone tampon entre les deux puissances régionales. En fonction de leur géographie, les groupes kurdes prêtent allégeance soit au sultan, soit au chah, tout en se livrant à des raids pour leur propre compte (pillage d’Alep à la fin du XVIIIe). Le XIXe siècle marque la fin des autonomies kurdes et l’amplification de leur instrumentalisation. Les Ottomans les utilisent entre autres dans la lutte contre les Russes. Mais ce n’est véritablement qu’au début du siècle suivant que se pose la question du sort de la nation kurde.
« L’idée d’un Kurdistan fait son apparition au lendemain de la Première Guerre mondiale, alors que les Alliés discutent du partage de l’Empire ottoman. Elle est rapidement oubliée« , écrit Olivier Hubac, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). « La Grande-Bretagne souhaite en effet inclure les régions pétrolières de Mossoul, majoritairement habitées par des Kurdes, dans un Irak fermement contrôlé et s’assurer ainsi des concessions pétrolières. Par ailleurs, la Turquie a opéré un redressement spectaculaire, et si elle ne pèse pas suffisamment pour réclamer elle-même Mossoul, elle s’oppose néanmoins vivement à toute forme d’autonomie ou de nationalisme séparatiste. »
À partir des années 1920, le nationalisme kurde se développe. Des insurrections éclatent de façon répétée pendant des décennies, orchestrées par des chefs tribaux, tel Moustafa Barzani, capables de fédérer des armées de soldats kurdes (les peshmergas). Des partis politiques, plus ou moins marxisants, plus ou moins rivaux, voient également le jour. Parmi les principaux, on compte alors le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) en Iran, le PDK d’Irak, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en Turquie, ou encore l’Union patriotique du Kurdistan (UPK). Toutefois, les divergences idéologiques les empêchent de se présenter sur la scène internationale comme un mouvement national uni. De leur côté, les dirigeants occidentaux refusent de s’aliéner les pays arabes producteurs de pétrole en soutenant la cause kurde. Ils craignent également que le moindre encouragement au séparatisme ne déstabilise une région aux équilibres fragiles. Les Kurdes font donc le choix des armes pour affirmer leurs droits, révolte à laquelle les gouvernements répondent par de sévères répressions. Il n’y a qu’en Iran que la résistance kurde finit par se désagréger.
Il n’empêche que les Kurdes pèsent démographiquement. Leur population serait aujourd’hui comprise entre 25 et 35 millions, sans compter une vaste diaspora. « Et c’est là de toutes les façons une estimation importante [si l’on se rappelle] que les Palestiniens – autre peuple sans État – sont environ 4 millions », souligne Jean-Christophe Victor. Difficile dans ces conditions de feindre de ne pas entendre leurs revendications.
Des avancées récentes et fragiles
Si les Kurdes ont failli obtenir l’instauration d’un Kurdistan indépendant durant la seconde moitié du XXe siècle, ils devront attendre 2005 pour bénéficier partiellement de sa réalisation. Ainsi, « la proclamation en 1946 de la République autonome kurde de Mahabad (au nord-ouest de l’Iran) sous tutelle soviétique n’est autre qu’un calcul de déstabilisation de la part de l’URSS d’alors pour élargir sa zone d’influence en direction du golfe persique. Quant au Kurdistan autonome promulgué par l’Irak en 1975, il ne s’agit en fait que d’un habile calcul de Saddam Hussein […] afin de justifier l’exclusion des régions pétrolières de Kirkouk« , rapporte Olivier Hubac. À la fin des années 1990, seuls les Kurdes d’Irak semblent être parvenus à une autonomie de fait. Les raids aériens effectués par les Occidentaux au nord du 36e parallèle depuis 1991 garantissent un Kurdistan irakien échappant au contrôle de Bagdad. La guerre d’Irak de 2003 et ses suites seront l’occasion d’obtenir bien mieux: une région autonome officielle au sein d’un État fédéral. Il n’en demeure pas moins que ce Kurdistan vise à rassembler d’abord les Kurdes irakiens et que ses frontières constituent, aussi, de nouveaux facteurs de crises.
En effet, cette autonomie « soulève des problèmes internes et externes majeurs puisque les sous-sols contiennent du pétrole », prévient Jean-Christophe Victor. « Kirkouk forme la deuxième réserve de l’Irak et, en l’absence d’une loi fédérale sur le partage des ressources nationales, le gouvernement kurde s’estime en droit de gérer les gisements situés en zone kurde […]. Certaines concessions ont été accordées par le gouvernement régional dans des zones hors de la limite administrative de la région autonome kurde, mais où la population est majoritairement kurde. » Depuis le départ des troupes américaines, les tensions entre les Kurdes et l’État central voient l’armée nationale s’opposer aux peshmergas et provoquent une recrudescence du terrorisme. La région kurde irakienne a-t-elle vocation à s’émanciper pour muter en État souverain ou est-elle condamnée à normaliser ses relations avec ses voisins fédérés?
En Turquie, la situation des Kurdes a également évolué. Ici, pas question de fédéralisme, mais d’un tournant, amorcé depuis 2002, dans l’attitude d’Ankara vis-à-vis des aspirations kurdes. En mars 2013, un processus de paix a été engagé visant à mettre fin à la lutte armée. Le PKK s’engage à retirer de Turquie ses 2 500 combattants à l’automne en échange de la promesse faite par le gouvernement de voter des lois reconnaissant l’éducation en langue kurde et une relative autonomie. Pour l’heure, le processus est mal engagé. Les nationalistes turcs ne sont pas tous prêts à modifier la constitution en faveur des Kurdes et surtout Ankara craint que le PKK ne poursuive ensuite la lutte depuis l’étranger. Initialement, le retrait devait se faire en Irak, mais il semblerait qu’une partie des peshmergas rallient le PYD, la branche syrienne du PKK pro-régime, alors que la Turquie s’est clairement rangée du côté des opposants à Bachar al-Assad. Plus préoccupant, la Turquie devra, en cas de victoire du PYD, faire face à deux zones kurdes autonomes à ses frontières – irakienne et syrienne. D’où la politique turque qui oscille aujourd’hui entre séduction et fermeté sur le dossier kurde, et l’interruption de son retrait par le PKK.
En Syrie, les Kurdes offrent une relative unité de façade au sein du Conseil suprême kurde (CSK), mais sont en réalité divisés depuis le début de la guerre civile. Schématiquement, le PYD reste loyaliste quand le Conseil national kurde de Syrie (CNKS) est proche des rebelles. Le premier est affilié au PKK, le second au Kurdistan irakien. Mais les deux mouvements se retrouvent sur leur désir d’autonomie. Majoritairement présents au nord du pays, les Kurdes ont les moyens de leur indépendance car la région abrite 60 % du pétrole syrien et de nombreuses terres agricoles. De là l’évocation d’un scénario à l’irakienne, où l’effondrement de l’État verrait une recomposition politique interne autour de critères ethniques et culturels…
Quel modèle politique pour le Kurdistan?
En attendant un État kurde souverain, quelles sont les options offertes aux Kurdes ? Quel modèle politique privilégier pour reconnaître leurs spécificités? Réclamer frontalement l’indépendance pour les zones de peuplement kurde semble voué à l’échec. La Turquie comme l’Irak s’y opposent au nom du principe de l’intangibilité des frontières. « Cet argument pourra-t-il être longtemps opposé? […] D’ailleurs, les frontières étatiques sont-elles vraiment intangibles? […] Le principe d’intangibilité des frontières semble ici se heurter à celui du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » (voir CLES n°72, 14/06/2012).
Si « cette question peut concerner aujourd’hui tous les peuples apatrides » ou séparés, elle est particulièrement explosive dans une région où le tracé des frontières a fait fi des réalités humaines et des identités. Les Kurdes ne s’y trompent pas et se cantonnent à réclamer une autonomie au sein de leurs pays d’accueil. L’objectif est plus facile à atteindre et bénéficie maintenant du précédent irakien. Il n’est d’ailleurs pas certain que les Kurdes soient prêts aujourd’hui à s’unifier. Pour garantir l’autonomie, les formes constitutionnelles sont variées. Les ajustements entre État régional, État fédéral ou confédéral offrent différentes solutions, aménageable selon le niveau des compétences transférées. Le chef du PKK, Abdullah Öcalan, milite ainsi pour des confédéralismes. Il rejoint là un projet des années 1960 qui envisage à terme l’unification de chacune des parties kurdes autonomes dans une association supranationale culturelle, politique et économique. Une sorte de Benelux oriental en somme !
Pour aller plus loin
- Kurdistan, nouvel État au Moyen-Orient ?, par Jean-Christophe Victor, émission du Dessous des Cartes, Arte, 1,99 € ;
- Atlas des peuples d’Orient, par Jean et André Sellier, La Découverte, 210 p., 40,50 € ;
- « Qui sont les Kurdes ? », par Olivier Hubac, in Irak, une guerre mondiale, La Martinière, 201 p., 17 €.