Fév 192015
 

Jean-François Fiorina s’entretient avec Florian Louis

Agrégé d’histoire, Florian Louis enseigne la géopolitique en classes préparatoires aux grandes écoles. Il vient de publier Les grands théoriciens de la géopolitique, (PUF, 2014), une somme inédite dans notre pays, où il montre pour la première fois que le terme de géopolitique est bien plus ancien qu’on ne le croyait, puisqu’il fut forgé par Leibniz en 1679.

Florian Louis et Jean-François Fiorina : un bon cours de géopolitique vise à apprendre aux élèves les vertus de la culture générale, de l'analyse et du temps long, pour décrypter les situations complexes.

Pour Florian Louis, la géopolitique nous conduit à penser sur le long terme, à étudier la continuité et les permanences, en prenant en compte de multiples paramètres liés aux particularités locales. Une démarche complexe, aux antipodes de l’hyperréactivité et de l’émotion qui caractérisent nos sociétés actuelles du « tout-médiatique ».

Comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser à la géopolitique ? Pourquoi cet inventaire des théoriciens de la géopolitique ?

Aujourd’hui en vogue, la géopolitique en France a longtemps été frappée d’un tabou. Alors que paradoxalement, nous bénéficions d’un terreau propice pour l’éclosion de cette discipline ! En effet, de par nos formations conjointes en histoire et géographie, nous sommes conduits à croiser les deux approches relatives au temps et à l’espace.

Or, j’ai constaté qu’il existait dans notre pays un manque quant à la mise en perspective historique des grands théoriciens de la géopolitique. D’où cet ouvrage. Il existe certes des travaux concernant les relations internationales, voire des approches parcellaires rappelant les grandes contributions à la pensée géopolitique.

Mon expérience d’enseignant m’a fait ressentir ce manque d’une mise en perspective globale de la discipline, et il m’a semblé qu’une synthèse présentant les grands théoriciens de la géopolitique serait utile aux étudiants et, au-delà, au public intéressé par ce champ d’étude.

Quelle serait votre définition de la géopolitique ?

C’est une question très difficile. Ce manuel destiné aux étudiants et au grand public retient la définition la plus large possible de la géopolitique, de façon à présenter certains auteurs qui, bien que n’étant pas des géopoliticiens au sens strict, n’en sont pas moins importants.

A titre personnel, j’ai de la géopolitique une définition simple et polémique, fondée sur l’étymologie, à savoir l’étude du rapport entre le cadre physique (la géographie) et le pouvoir (la politique).

Une telle approche est polémique en ce sens qu’il existe une forme de déterminisme dans l’analyse géopolitique.

Naturellement, il faut se garder des corrélations simplistes. Mais l’intérêt de la géopolitique réside en partie dans cette capacité à expliquer comment les contraintes de la géographie influent sur les mécanismes de pouvoir, notamment les processus de prises de décision.

Il ne suffit pas de connaître des chiffres et des dates, encore faut-il comprendre comment les hommes se sont efforcés de penser le monde et de le représenter.

Mon objectif est plutôt de prendre du recul et de montrer comment des penseurs ont mis au point des grilles d’analyse pour interpréter les faits.

Vous enseignez la géopolitique en classes préparatoires, mais aussi l’histoire et la géographie en lycée. Ces enseignements sont-ils aujourd’hui difficiles à mettre en œuvre au quotidien ?

Certes, il existe des sujets plus polémiques que d’autres, donc plus délicats à aborder. Mais la difficulté majeure vient de ce que les lycéens nous arrivent des collèges avec un bagage culturel assez faible. Les fondamentaux n’étant pas acquis, il est souvent ardu de tout à la fois rétablir le niveau, fournir ces bases et répondre aux objectifs ambitieux qui sont fixés.

Mais ne noircissons pas le tableau ! La plupart des enseignants aiment leur métier et les élèves, pour peu qu’on les intéresse, se montrent désireux d’acquérir ces connaissances.

Maintenant, les programmes ne sont-ils pas trop répétitifs (en particulier sur les guerres mondiales) et obsédés par une certaine ultra-contemporanéité ?

Peut-être faudrait-il les réaménager pour en revenir à une approche comme celle que prônait Fernand Braudel, en travaillant sur des aires culturelles avec une logique géohistorique pour ne plus dissocier artificiellement histoire et géographie ?

Quoi qu’il en soit, les élèves comprennent bien que l’histoire et la géographie permettent de déchiffrer l’actualité. À nous de répondre à leur attente.

Pourquoi la géopolitique a-t-elle longtemps eu mauvaise presse en France ?

La défiance chronique de la France à l’endroit de l’Allemagne n’y est pas pour rien ! Jacques Ancel, qui fut le premier à publier en France un ouvrage s’intitulant Géopolitique, a certes passé sa vie à lutter contre l’approche allemande de la géopolitique, tout en finissant par introduire ce terme en France. Le tragique paradoxe est que Jacques Ancel est mort en 1943, de son internement du fait qu’il était Juif.

On observe donc dès l’origine en France un tabou, qui curieusement porte plus sur le mot lui-même que sur le fond. Aujourd’hui, tout le monde se targue de faire de la géopolitique, sans toutefois bien savoir ce qu’englobe ce terme qui devient ainsi un étrange fourre-tout. Ainsi, souvent, on confond géopolitique et histoire des relations internationales.

Alors, oui, pourquoi cet engouement actuel pour la géopolitique ? Peut-être d’abord parce que la géopolitique est un peu devenue la culture générale indispensable à avoir pour déchiffrer un monde globalisé…

Quoi qu’il en soit, l’une des découvertes que le lecteur fera dans mon livre est relative à la généalogie de la notion même de géopolitique. Alors qu’on la faisait traditionnellement remonter au tout début du XXe siècle, j’ai pu établir que Leibniz employait déjà le mot en 1679, avec la formule suivante : « La géopolitique porte sur l’état de notre Terre relativement au genre humain et comprend l’histoire universelle et la géographie civile. »

En cherchant bien, peut-être trouverait-on encore avant Leibniz d’autres précurseurs ayant forgé ce mot, tant il paraît évident que des hommes aient pu chercher à travers l’étude comparée ou conjointe de la géographie et de la politique à expliquer la genèse des situations et souvent des conflits…

Loin d’être un penseur un peu éthéré, Leibniz apparaît au contraire comme un pragmatique. Il a ainsi rédigé pour Louis XIV un projet d’invasion de l’Egypte et a réfléchi bien avant l’heure à la forme que pourrait prendre une union européenne…

On ne le répétera jamais assez : la géopolitique implique inévitablement une solide prise en compte du réel.

D’où le fait que la géopolitique intéresse de plus en plus les entreprises ?

Sans doute. La géopolitique permet d’appréhender correctement des situations auxquelles nous ne sommes pas forcément habitués et ainsi, d’éviter de commettre des erreurs. Que ce soit au sein même de l’entreprise en gérant des personnels ayant des habitudes sociales, religieuses, culturelles différentes, ou dans la conquête de nouveaux marchés à l’international.

Christophe de Margerie, l’ancien patron de Total récemment décédé dans un accident d’avion, avait parfaitement su mettre en action au quotidien cette approche géopolitique. Il connaissait les hommes et les usages, savait s’adapter et écouter avec patience tout en restant attaché à ses objectifs.

Il est donc tout à fait logique que des écoles de commerce comme la vôtre contribuent à faire concrètement connaître la géopolitique auprès des étudiants et des entreprises. La géopolitique permet de conduire au plus près des analyses de situation, d’orienter la stratégie, de bien baliser la gestion des risques, et de pratiquer de façon optimale le management interculturel.

La connaissance de l’autre est fondamentale dans les affaires, mais aussi dans les négociations diplomatiques.

L’explosion d’internet influe-t-il sur la manière dont on perçoit la géopolitique ?

L’explosion d’internet pose d’emblée la question du rapport au temps, donc de l’instantanéité et de l’universalité de l’accès à l’information. Le citoyen voit tout et sait tout en temps réel, ce qui crée une pression terrible sur les décideurs, politiques et économiques.

Cette tension permanente relègue la réflexion sur le long terme en arrière-plan. Or, la géopolitique pense sur le long terme, étudie la continuité et les permanences, prend en compte de multiples paramètres liés aux particularités locales.

C’est une démarche complexe, aux antipodes de l’hyperréactivité et de l’émotion qui caractérisent nos sociétés du « tout-médiatique » et de l’omni-communicationnel.

La conjugaison de la mondialisation et de l’explosion des technologies de l’information au sens large a donc, de fait, bouleversé l’approche géopolitique. Toute la difficulté consiste dès lors à prendre du recul dans un écheveau d’informations contradictoires avec en sus, l’obligation pour le décideur, de réagir à chaud.

A mon sens, un bon cours de géopolitique en classes préparatoires consiste d’abord à apprendre aux élèves les vertus de la culture générale, de l’analyse et du temps long, pour comprendre les situations complexes auxquelles ils se trouvent confrontés, et le cas échéant, réfléchir à la manière de s’extraire de certains pièges.

Comment avez-vous fait pour mettre en perspective dans votre livre des auteurs venant d’horizons si différents ?

Les géopoliticiens au sens strict sont assez peu nombreux : Ratzel bien sûr et Mackinder, Mahan et Spykman sans doute, Carl Schmitt sans aucun doute, Brzezinski bien sûr…

Ces auteurs essaient de penser le monde comme un tout à l’échelle globale, de le systématiser, en prenant en compte les interactions imputables essentiellement aux paramètres géographiques, pour comprendre les rapports de puissance à l’échelle planétaire.

Mais on doit ajouter à cette liste d’autres penseurs, venant d’horizons différents, notamment de la sphère des relations internationales. La difficulté à trouver des auteurs « authentiquement » géopolitiques après les années 1950 met en évidence le fait que la mondialisation a contribué à déterritorialiser certains phénomènes, rendant plus floue la distinction initiale entre géopolitique et relations internationales.

Samuel Huntington se situe déjà au-delà de la géopolitique puisque peu à peu la géographie est évincée au profit du culturel.

Historien, je suis fasciné par la géohistoire. Cette approche du temps long permet de comprendre la genèse des événements. En ce sens, il est probable que l’école du futur va consacrer le grand retour de la culture générale. Celle-ci ne consiste pas à accumuler des faits et des dates, mais bien plutôt à donner du sens, à décrypter les faits, à faire le tri dans la masse d’informations que nous recevons en permanence pour en extraire l’intime logique.

Quand on lit les œuvres géopolitiques de Carl Schmitt par exemple, on reste frappé par l’ampleur de sa culture générale, la puissance de son raisonnement, sa capacité à mettre les éléments en perspective avec une rigueur et une lucidité surprenantes, aptitude qui transcende les disciplines et les époques. Mackinder, lui, reste fascinant par sa capacité à poser les bonnes questions, par la démarche d’historien qui est la sienne.

Globalement, le mérite des écoles allemandes ou anglo-saxonnes en matière de géopolitique me paraît être leur capacité à s’efforcer de penser le monde dans sa globalité, à dégager les grandes tendances sur la longue durée. On peut être en accord ou non avec leurs thèses, là n’est pas la question.

C’est la démarche qu’il faut apprécier, démarche que nous n’avons malheureusement pas en France, la jugeant parfois – à tort me semble-t-il – trop présomptueuse ou systémique. On peut penser ce que l’on veut de Huntington, mais sa thèse mérite d’être prise en compte, car son travail est solide et bien étayé. Au lieu de jeter l’anathème, engageons plutôt un questionnement de fond.

Comment expliquer que la géopolitique française n’ait pas un caractère très assumé ? N’est-elle pas un peu décalée à l’échelle mondiale ?

La géopolitique à la française est marquée par la tradition de la géographie politique (étude de cas particuliers, réticence aux présentations en systèmes). Elle diffère en cela de la géopolitique vue par les autres grandes écoles dans le monde, qui s’efforcent au contraire de la penser en mettant au grand jour des lois générales relatives aux rapports de puissance dans l’espace global.

La géopolitique en France est avant tout affaire de géographes. Alors qu’aux États-Unis par exemple, elle est dominée par les politistes spécialisés dans la sphère des relations internationales. On a donc bien, des deux côtés de l’Atlantique, le préfixe « géo » et le suffixe « politique » pour désigner la discipline, mais Anglo-saxons et Français divergent sur la prépondérance à accorder au concept, géographique ou politique. Les Français se polarisent sur la spatialité quand la géopolitique anglo-saxonne affirme la prééminence de la puissance.

À cet égard, deux citations reflètent bien les interactions entre géographie et politique que nous venons d’évoquer. La première émane justement de Halford J. Mackinder (1861-1947) qui disait : « La géopolitique est un mot nouveau qui nous vient d’Allemagne. Ce n’est pas une science mais une philosophie, car une science affirme des faits mais une philosophie évalue des valeurs. Il ne peut y avoir qu’une science de la géographie mais il peut y avoir une géopolitique allemande, une géopolitique britannique, une géopolitique russe, qui varient en fonction du point de vue national, qui peuvent toutefois changer de temps à autre. »

Lui fait écho cette autre citation de Zbigniew Brzezinski en 1986 : « La géopolitique reflète la combinaison des facteurs géographiques et politiques déterminant la condition d’un Etat ou d’une région, et souligne l’influence de la géographie sur la politique. »

Il est clair qu’une question majeure de notre temps porte sur la façon dont la mondialisation va gérer ou digérer les différences et les facteurs, tant culturels que civilisationnels. La mondialisation est source de métissage et de mélanges, donc d’unification, mais aussi source de replis identitaires consacrant le refus de l’uniformisation.

Il semble que nous nous acheminions ainsi peu à peu vers une géopolitique du cosmopolitisme. Il y a des problèmes globaux – tel que l’évolution du climat – qui nous obligent concrètement à agir en commun. Et simultanément, chaque peuple souhaite vivre selon son propre modèle, sous peine de frictions douloureuses.

Il y a là un délicat équilibre à trouver entre ouverture irraisonnée et repli à l’excès sur soi.

En guise de conclusion, comme professeur, que dire à des étudiants pour les encourager à s’intéresser à la géopolitique ?

D’abord les inciter à lire mon livre [rire de l’auteur – ndlr] ! Ils verront en quoi la géopolitique constitue une grille indispensable de décryptage du réel et comment des penseurs d’époques et d’horizons différents ont su dégager les grandes tendances qui régissent l’évolution spatiale des sociétés humaines. Pascal Gauchon, qui dirige aux PUF la collection Major où a été édité ce livre, donne de la géopolitique une définition lapidaire : « Etude du rapport de forces dans l’espace« . Elle me paraît juste.

En fait, les étudiants sont naturellement demandeurs en matière géopolitique. Car ils sont désireux de comprendre le fonctionnement du monde, ne serait-ce que parce que l’actualité est omniprésente et les conduit à s’interroger sur le pourquoi des faits.

Le but n’est pas d’accumuler des masses de connaissances, mais bien plutôt de les utiliser intelligemment et pertinemment, en donnant du sens aux choses, en prenant du recul et de la hauteur, en mettant les événements en perspective et en s’extrayant tout à la fois de l’immédiateté et de l’émotion.

Cela fait partie intégrante de la capacité à juger et décider de l’issue d’une situation, capacité inhérente aux fonctions de tout décideur, qu’il soit politique ou économique, civil ou militaire.

A propos de Florian Louis

Né en 1984, Florian Louis a été formé à l’histoire au fil d’un parcours en classes préparatoires aux grandes écoles, à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), et à la Sorbonne. En 2007, il obtient l’agrégation d’histoire et, tout en poursuivant des recherches universitaires, enseigne depuis en lycée et en classes préparatoires.

Il donne régulièrement des conférences sur ses sujets de prédilection que sont l’histoire des idées géopolitiques d’une part, et l’histoire et la géopolitique du Moyen-Orient d’autre part.

Florian Louis est en effet un familier du Moyen-Orient et du Maghreb qu’il sillonne régulièrement et dont il a étudié certaines des langues. Il a d’ailleurs consacré à cette région un manuel de référence, coécrit avec T. Josseran et F. Pichon (Géopolitique du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, PUF, 2012).

Passionné par son métier, Florian Louis est également l’auteur de nombreux manuels scolaires parus pour la plupart aux éditions Nathan.

Son intérêt pour la généalogie de la pensée géopolitique a conduit Florian Louis à rédiger le premier manuel d’envergure sur le sujet en langue française, paru aux PUF en 2014 sous le titre Les grands théoriciens de la géopolitique.

Il poursuit ses investigations sur le sujet en menant des recherches consacrées aux origines de la géopolitique et à la pensée d’auteurs méconnus ou oubliés de cette discipline.

Pour Florian Louis, ce n’est pas un hasard si la géopolitique surgit comme discipline autonome à la charnière des XIXe et XXe siècles.

« Car ce n’est qu’à partir du moment où l’ensemble de la planète est connu des Occidentaux que peut se développer une approche qui tente d’en dégager les lois générales – le nomos –, d’en soupeser les équilibres globaux. La nouveauté introduite par la pensée géopolitique, c’est cette approche globale de l’espace terrestre, ce regard synoptique qui cherche à mettre de l’ordre intellectuel dans le chaos naturel, à ordonner discursivement le réel dans le but d’y repérer des lois universelles permettant de rendre compte de son appropriation politique. L’un compare le rôle stratégique respectif des terres et des mers (Mahan), d’autres cherchent à localiser la région qui serait la clé de la puissance mondiale (Mackinder, Spykman, Brzezinski), d’autres encore à rendre compte des raisons pour lesquelles les États sont appelés à s’étendre ou à se rétracter (Ratzel, Haushofer), et les hommes à entrer en conflit (Huntington, Fukuyama). A n’en pas douter, c’est dans cette tentative d’appréhender l’espace politique dans sa globalité et de le soumettre à des lois générales que réside la spécificité de la démarche géopolitique. Un dénominateur commun qui souffre cependant d’une exception de taille : la géopolitique française« .