Juil 062017
 

 Stratégies d’entreprises ou logique de puissance ?

CLES205-1Source d’opportunités et de créativité, Internet est souvent perçu comme un espace sans frontières, libéré des pesanteurs étatiques. Il n’est pourtant pas sans enjeux stratégiques et géopolitiques (cf. note CLES n°118, Géopolitique de l’Internet, 28/11/2013).

En tant qu’espace et comme champ d’activités à la fois technologiques et hautement concurrentielles, il n’échappe pas aux intérêts de puissance.

Ces dernières années, l’avènement des géants du Web ou « GAFAM » (Google, Apple, Facebook, Amazon et désormais Microsoft), qui ont progressivement racheté la plupart des entreprises « disruptives » du secteur (Instagram, Whatsapp, Oculus Rift, Titan Aerospace…), atteste certes de l’importance de la numérisation dans l’économie mondiale.

Le sujet a d’ailleurs été évoqué lors de la dernière élection présidentielle française, pour s’inquiéter du retard pris par notre pays.

Mais les stratégies de ces entreprises internationales, toutes américaines, révèlent aussi une recherche de puissance qui laisse l’Europe largement démunie, alors que la Russie ou la Chine tentent de répondre au défi par la création de leurs propres champions nationaux.

Dans un récent ouvrage (L’avenir de notre liberté, Eyrolles), Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle des économistes, s’interroge ouvertement sur l’opportunité de démanteler Google et les autres GAFAM : « Il s’agit d’éviter que les entreprises imposent leurs choix au monde, au détriment des puissances publiques, dans tous les domaines de notre vie sociale et privée. »

Il en va de la protection des données personnelles, particulièrement sensible à l’heure du renforcement de la cybersécurité.

Mais également du respect de la libre concurrence dans un contexte d’abus de position dominante par les grands acteurs du marché.

Les GAFAM face à la souveraineté des Etats

En condamnant, le 27 juin 2017, Google à une amende record de 2,42 milliards d’euros pour « abus de position dominante » de son comparateur de prix Google Shopping, la Commission européenne semble avoir pris conscience d’une nécessaire réaction des pouvoirs publics.

« On s’est longtemps demandé si le mode de fonctionnement de ces sociétés de l’Internet était si complexe, que les autorités de la concurrence ne pouvaient pas agir. La Commission vient de prouver l’inverse. Sa démarche analytique crée un cadre de référence très fort pour agir », explique Isabelle de Silva, présidente de l’Autorité de la concurrence française (Le Monde, 28/06/2017).

Pour être spectaculaire, et permettre d’entraîner par cascade des plaintes contre Google dans la plupart des Etats membres, cette décision masque mal l’absence de vision stratégique et de volonté industrielle de la part de l’Union européenne.

Les gouvernements de l’UE, France et Allemagne en tête, se distinguent surtout par une volonté de contrôle des contenus diffusés sur le Net – en particulier sur les réseaux sociaux (Facebook et Twitter) au nom de la « lutte contre les messages de haine sur Internet ».

En revanche, Pékin cherche à développer un véritable internet chinois.

Le 22 janvier 2017, le gouvernement chinois a lancé un fonds d’investissement pour le développement de l’Internet de 100 milliards de yuans (13,6 milliards d’euros).

Ce fonds a pour but de faire de la Chine un acteur majeur de la technologie d’Internet.

Le pays est déjà actif dans ce secteur, comme en atteste la montée en puissance de plateformes d’achat en ligne comme Alibaba, d’ores et déjà classée au 9e rang mondial.

Il en va de même en Russie, où se développent des solutions « nationales »: moteur de recherche Yandex, plateforme de vidéos en ligne Rutube, réseau social VKontakte, messagerie cryptée Telegram, etc.

Les start-up russes du secteur avaient levé 1 milliard d’euros d’investissements en 2011, le double de l’année précédente.

Pour le Kremlin, la Toile est à la fois le lieu et l’outil d’une bataille globale visant à contrebalancer l’influence américaine.

En effet, pour les chercheurs Laurent Bloch et Kevin Limonier, « la puissance cybernétique russe, réelle ou fantasmée » s’inscrit dans une vision d’ensemble, « intégrant notamment le rôle historique et central des Etats-Unis dans le développement de l’Internet ».

L’hyperpuissance américaine sur Internet

Le fait d’être les inventeurs de l’Internet, grâce à des financements militaires, explique pour une grande part la position hégémonique des Etats-Unis dans ce domaine.

Mais c’est lors du second mandat du Président Bill Clinton (1997-2001) que les autorités américaines affichent leur volonté de s’assurer le leadership mondial sur le commerce de l’information privée.

« Cette mise en perspective des enjeux commerciaux de la future économie numérique s’est révélée très démonstrative dans plusieurs domaines, relève Christian Harbulot : les postures quasi monopolistiques acquises par les Gafa, la stratégie d’investissement dominante dans le stockage des données (cloud), la maîtrise des nouveaux canaux de diffusion (cf. l’exemple des MOOC, formation en ligne ouverte à tous), le processus de valorisation de l’économie de la connaissance (cf. l’influence des standards éducatifs américains sur le classement académique des universités mondiales de Shanghai). »

Si la classe politique américaine s’accorde depuis des décennies sur la nécessité d’une « exploitation politique, commerciale, culturelle et éducative du monde immatériel », explique C. Harbulot, c’est que « les États-Unis ont compris que l’exercice de la puissance n’était plus seulement militaire ou diplomatique, mais qu’il dépendait aussi de la capacité à créer des dépendances durables dans le domaine de la production de connaissances » (« Internet, outil de puissance géopolitique ? », 2016).

Ces motivations indéniablement géopolitiques s’appuient sur la prise en compte de facteurs économiques. « Pour comprendre toutes les péripéties qui se déroulent dans le cyberespace, aujourd’hui à l’avantage des Etats-Unis, il faut les replacer dans le contexte d’une révolution industrielle en cours depuis le milieu des années 1970, qui met l’informatique et l’Internet au coeur du système industriel contemporain, en lieu et place de l’électricité industrielle et du moteur à combustion interne qui dominaient la grande industrie du siècle précédent », rappelle Laurent Bloch dans son ouvrage L’Internet, vecteur de puissance des Etats-Unis ? (éditions Diploweb).

La mainmise américaine s’opère à la fois par le contrôle des normes et de la gouvernance, et par la domination des infrastructures et des industries.

Washington contrôle ainsi la gouvernance mondiale de l’Internet, non seulement par l’intermédiaire de l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers), mais aussi par celui du partenaire technique de celui-ci, la société VeriSign, ainsi que Symantec, qui a repris en 2010 pour 1,28 milliard de dollars l’activité d’authentification de Verisign et plusieurs des services qu’elle exploitait : certificats SSL, infrastructure à clés publiques (PKI), sceau de confiance Verisign Trust, authentification par protection des identités (VIP)…

Les entreprises se retrouvent ainsi directement à la manoeuvre dans la « guerre numérique » en cours à l’échelle mondiale.

Des stratégies d’entreprise au service d’une vision géopolitique

Washington n’a pas besoin d’intervenir directement pour que les stratégies des entreprises américaines contribuent à assurer l’« hégémonie des Etats-Unis sur l’Internet » (Laurent Bloch).

Dans un rapport de 2014, l’IFRI observait que les « GAFAM » hébergent et font circuler les contenus, véhiculent les valeurs de l’Amérique et s’affirment ainsi comme l’un des instruments de son soft power. « Cette domination s’accentue : les entreprises de la Silicon Valley se développent horizontalement, en absorbant les nouveaux venus dont le succès pourrait les menacer, et verticalement, en acquérant des fournisseurs tout au long de la chaîne de valeur. Qui plus est, le caractère exponentiel de la croissance numérique permet à ces entreprises de creuser sans cesse l’écart avec leurs rivales plus tard venues. »

Pour Christian Harbulot, « les États-Unis sont passés d’une politique de maîtrise des technologies de souveraineté à une recherche de suprématie mondiale et durable dans les technologies de l’information. Un tel gap stratégique ne figure pas dans la grille de lecture des fondateurs de l’Europe, ni dans celle des défenseurs français de l’intérêt national. »

La France a en effet longtemps privilégié une approche technique censée répondre aux besoins du marché intérieur (cf. le Plan calcul avec la création de Bull, puis le Minitel), sans anticiper les ruptures technologiques et le changement de paradigme imposé par le monde immatériel, où ne s’affirme pas seulement la puissance des Etats et des entreprises, mais où s’observe aussi l’implication croissante d’acteurs de la société civile, voire des seuls individus.

Dès la fin du XIXe siècle, Nietzsche le prévoyait : « Grâce à la liberté des communications, des groupes d’hommes de même nature pourront se réunir et fonder des communautés. Les nations seront dépassées. »

Dès lors qu’un réseau virtuel comme Facebook dépasse les 2 milliards d’utilisateurs actifs, et réalise un bénéfice net de 2,4 milliards de dollars (2016), chacun peut mesurer le formidable défi lancé à des Etats surendettés et en proie à une forme d’« anxiété identitaire » dans le jeu de la mondialisation. Ce qui ne signifie pas qu’ils aient dit leur dernier mot.

Pour aller plus loin :

  • L’échiquier numérique américain : Quelle place pour l’Europe ?, par Olivier Sichel, Potomac Paper 20, ifri.org, septembre 2014 ;
  • « Internet, outil de puissance géopolitique ? », par Christian Harbulot in dossier Internet, ça sert d’abord à faire la guerre, inaglobal.fr, 27/06/2016 ;
  • conférence « La bataille de l’Internet : Etats-Unis / Russie, un point partout ? », par Laurent Bloch et Kevin Limonier, organisée par Grenoble Ecole de Management et Diploweb, www.grenoble-em.com, 29/03/2017 ;
  • L’Internet, vecteur de puissance des Etats-Unis ?, par Laurent Bloch, ed. Diploweb, 2017,

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