Politiques d’Etats et financiarisation de l’économie
Les fonds d’Etat, dits « souverains », sont des fonds d’investissement publics dont les ressources proviennent de l’accumulation d’excédents de la balance des paiements ainsi que des revenus fournis par la rente des matières premières (le pétrole en particulier).
Les années 2000 ont constitué un tournant pour ce type de fonds avec la création de vingt nouvelles structures dans le monde et l’accroissement des fonds déjà existants.
Ils se sont imposés comme des acteurs économiques de premier plan lors de la crise de 2008, en raison de la disponibilité de leurs liquidités (fonds chinois mobilisés pour le sauvetage de Morgan Stanley, fonds singapourien pour UBS, fonds d’Abu Dhabi pour Citigroup…).
Mais ces instruments financiers ne sont pas tout à fait des fonds comme les autres : leur gestion ne vise pas seulement la maximisation de l’investissement mais est soumise à une vision géostratégique et politique.
Majoritairement issus de pays émergents, ils sont souvent suspectés d’être « le bras armé d’Etats souvent peu démocratiques pour contrôler directement ou indirectement des entreprises du monde occidental » (Les Echos). Une preuve supplémentaire que les fondements de la géopolitique restent plus que jamais d’actualité.
Les fonds souverains seraient aujourd’hui plus d’une cinquantaine dans le monde, gérant un total d’actifs estimé à près de 7 500 milliards de dollars par le Sovereign Wealth Fund Institute.
Parmi les plus importants figurent les fonds d’Etat norvégiens (NBIM et Government Pension Fund), Adia (Abu Dhabi Investment Authority), le saoudien SAMA Foreign Holdings, les chinois SAFE Investment Company et China Investment Corporation, Kuwait Investment Authority, les singapouriens Temasek Holdings et Government of Singapore Investment Corporation, les russes RDIF et National Welfare Fund…
Leur nombre exact reste difficile à connaître, en raison d’une définition variable (certains fonds pouvant être considérés comme une simple entreprise possédée par l’État ou bien un fonds de pension public), mais aussi d’un manque de transparence de certains Etats.
Radiographie d’un fonds souverain
Si les pays émergents sont nettement majoritaires parmi les principaux fonds, le plus important au monde est bel et bien européen. Il s’agit du fonds souverain de la Norvège, Norges Banks Investment Management (NBIM).
Créé en 1996 et directement géré par la banque centrale norvégienne, il a pour objectif officiel de financer les futures dépenses de l’Etat-providence en faisant fructifier les revenus pétroliers du pays. « Placé en actions (62,5 % de son portefeuille), en obligations (34,3 %) et dans l’immobilier (3,2 %) à travers le monde, il a plus que doublé de taille ces cinq dernières années », observe Le Monde (28/02/2017).
Sa valeur atteint 7 510 milliards de couronnes (près de 850 milliards d’euros) à fin 2016, avec un rendement de 6,9 %, lui permettant de gagner 447 milliards de couronnes (50 milliards d’euros) sur l’exercice.
Ce sont les investissements en actions qui apparaissent les plus rentables, avec un rendement de 8,7 %, devant les obligations (4,3 %) et l’immobilier (0,8 %). « À la fin de 2016, le fonds contrôlait 1,3 % de la capitalisation boursière mondiale avec des participations dans près de 9 000 entreprises » et plus de 1 000 milliards de dollars d’actifs sous gestion.
Pour quels types d’opérations ? Le dernier exemple en date concerne l’appui décidé en septembre 2017 à la fusion entre le spécialiste allemand des gaz industriels Linde (dont il détient 4,76 % du capital) et son homologue américain Praxair (1 %).
Une opération stratégique d’un montant de quelque 74 milliards de dollars (62 milliards d’euros) et dont la première conséquence serait de constituer dès 2018 le nouveau leader mondial du secteur, au détriment… du français Air Liquide.
Cet exemple illustre à la fois la nature et les moyens d’action des fonds souverains, qui présentent en outre des caractéristiques communes.
La plupart disposent en effet de fonds en provenance de la production de gaz ou de pétrole (pays du Moyen-Orient, Russie et Norvège), même si quelques États se distinguent par des excédents commerciaux d’origine plus diverse (Chine et Singapour).
Ils ont pour but de pérenniser un revenu provenant actuellement de ressources non durables (énergies non renouvelables, recettes liées au commerce international) et agissent à la manière des fonds de pension, mais en recherchant des investissements à long terme, et surtout sécurisés : « C’est la raison pour laquelle ils n’interviennent pas ou peu sur leurs marchés intérieurs, jugés trop étroits pour offrir un risque acceptable », estime le Crédit Foncier.
Enfin, ils revendiquent tous un caractère d’intérêt public : « Ils sont régis par la loi de leur État, et s’imposent souvent des contraintes ou des interdictions d’ordre politique, religieux (par exemple, celles liées à l’interdiction du prêt à intérêt par la charia, dans les pays islamiques) ou éthique. Mais ils se conforment – nécessairement – aux lois des États dans lesquels sont réalisés les investissements. »
La finance internationale au service des intérêts nationaux ?
Dès 2007, l’Ecole de guerre économique (EGE) relève dans une étude qu’avec la force de frappe de leurs fonds souverains, « les investisseurs étrangers passent ainsi de prêteurs à propriétaires ; ce renversement de rapport de forces n’est pas apprécié par les Etats occidentaux qui ne se lassent pas de pointer du doigt la nature peu démocratique des gouvernements qui les détiennent et leurs appétits pour des entreprises occidentales stratégiques ».
Le risque étant que les investissements concernés permettent à ces gouvernements de « mettre un pied dans les secteurs stratégiques afin d’y exercer une influence davantage politique qu’économique », ou simplement d’opérer une « captation technologique » au bénéfice de leurs propres entreprises.
Le classement élaboré par Breaking Views en 2008, prenant en compte trois types de facteurs (la transparence, la volonté de contrôler des entreprises stratégiques et les liens avec les institutions politiques du pays d’où le fonds est issu), a permis d’élaborer « une grille d’analyse de la dangerosité de l’activisme financier de certains pays », explique encore l’EGE.
« Le China Investment Corp. apparaît ainsi en tête de liste, suivi du Qatar Investment Authority et du National Development Fund vénézuelien ».
La stratégie du Qatar en Europe, et particulièrement en France, reste l’une des plus controversée.
Disposant d’un fonds de 335 milliards de dollars, l’émirat a massivement investi en France, notamment dans l’immobilier (grands hôtels parisiens et sur la Côte d’Azur), dans de nombreuses grandes entreprises françaises, dont Total, Vinci, Veolia Environnement, LVMH, Le Printemps et Vivendi (la société qatarie Mannai Corp contrôlant par ailleurs 51 % du capital de GFI Informatique), et bien sûr le sport, via Qatar Sports Investment (club de football du Paris Saint Germain, sports équestres, handball…).
« L’émirat est également partenaire de la Caisse des dépôts, dans un fonds d’investissement de 300 millions d’euros pour les PME françaises innovantes. Le Qatar souhaitait initialement créer un fonds pour financer des projets dans les banlieues françaises, mais l’idée avait suscité une forte polémique, en pleine campagne électorale pour la présidentielle de 2012 » (Boursier.com, 17/06/2017).
Les visées géopolitiques ne sont donc jamais loin. Soutenue par de nombreuses autres initiatives et la chaîne de télévision Al-Jazeera Sport, la « diplomatie du sport » qatarie sert directement la mise en oeuvre du programme Qatar National Vision 2030 (cf. note CLES n°60, « Géopolitique du Qatar« , 22/03/2012).
Un nouveau mode de régulation du capitalisme financier ?
L’affirmation des fonds souverains au sein de la « planète financière » (Laurent Carroué) est cependant ambivalente.
Au service plus ou moins direct et affiché des Etats et de leur politique, ces fonds ont une influence bénéfique, car stabilisatrice dans le système international, tout en ayant tendance à s’aligner progressivement sur le modèle des autres outils financiers, selon une étude des économistes Bertrand Blancheton et Yves Jégourel pour la Revue de régulation (2009).
Ainsi, s’ils déploient « des stratégies d’investissement hétérogènes mais a priori stabilisantes en régime normal », avec « des objectifs financiers proches de la rentabilité économique du capital », les fonds d’Etat auraient affiché « des prises de participation aux motivations ambiguës durant la crise financière » :
« Au cours de l’année 2007, leurs injections massives de liquidité dans les secteurs bancaires des pays industrialisés auraient pu laisser penser que ces investisseurs agissaient comme des sauveurs du système bancaire mondial.
Leur montée en puissance pouvait alors être interprétée comme une mutation positive du capitalisme financier dans lequel des États auraient un rôle tant d’investisseurs que de régulateurs.
Une analyse plus fine de leur politique d’investissements fait apparaître que beaucoup d’entre eux ont adopté durant la crise financière des stratégies d’acquisitions opportunistes, conformes à celles d’investisseurs institutionnels privés. »
Il apparaît ainsi que les fonds souverains, « alliant la volonté d’investir sur le long terme à un opportunisme financier propre aux investisseurs privés », ne justifient ni les craintes parfois exagérées, ni les attentes exprimées lors de la crise des subprimes en termes de nouvelles règles de fonctionnement au sein de l’économie-monde.
Ils attestent en réalité de « l’émergence d’un monde financier multipolaire dans lequel les pays émergents auront inévitablement voix au chapitre », compte tenu de leur nouveau poids économique et financier – donc politique
Pour aller plus loin :
- Ces fonds que l’on dit souverains, par Lucien Rapp, Vuibert, 2011, 192 p., 12,85 € ;
- La gouvernance des fonds souverains, par Bertrand Garrandaux, Éditions universitaires européennes, 2016, 56 p., 35,40 € ;
- « Les fonds souverains : un nouveau mode de régulation du capitalisme financier ? », in Revue de la régulation, 1er semestre 2009, https ://regulation.revues.org ;
- Les fonds souverains. Conquête de la politique par la finance, dossier EGE, 12/2017, www.infoguerre.fr ; baromètre SWFI, www.swfinstitute.org
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