L’offensive européenne que les GAFA n’attendaient pas…
Qui n’a pas été prévenu (plutôt dix fois qu’une !) que, depuis le 25 mai dernier, le « RGPD » protège les informations personnelles que nous avons pu transmettre à des tiers au hasard de nos transactions sur Internet ?
Issue d’une directive européenne remontant à 1995 mais désormais transposée dans tous les droits nationaux de l’Union, ce Règlement Général sur la Protection des Données ne peut, de fait, que satisfaire les utilisateurs que nous sommes tous…
Même si, parfois, il tourne au cauchemar pour certaines PME contraintes de revoir de fond en comble l’ingénierie numérique qui leur sert à communiquer avec leurs clients.
Ce que beaucoup ignorent, en revanche, c’est que ce texte n’est que le prélude d’une bataille beaucoup plus vaste entre les autorités européennes et les géants du Net (les fameux GAFA, comprendre : Google-Apple-Facebook-Amazon), tous basés aux Etats-Unis, bien que leurs filiales soient, la plupart du temps, décentralisées dans des paradis fiscaux…
Enjeux, outre la protection des consommateurs : la libre concurrence entre les opérateurs de la Toile, la défense de la liberté de création (copyright) et, in fine, le maintien du principe de « neutralité du Net » menacé par la déréglementation menée par l’administration Trump au profit des majors américaines des Télécoms.
La protection des consommateurs est au centre du projet de directive sur laquelle travaille la Commission avant de la soumettre au Parlement européen.
Celle-ci se fonde sur un constat : 46 % des entreprises ayant recours à des plateformes en ligne pour distribuer leurs produits ou leurs services ont souffert de situations dans lesquelles « un moteur de recherche, un comparateur ou encore un portail type marketplace a abusé de sa position dominante » (Study on contractual relationships between online platforms and their professional users, Commission européenne, 23 avril 2018).
Bruxelles travaille donc à offrir aux entreprises qui utilisent ces plates-formes, des instruments leur permettant de ne plus se trouver sans recours.
« Il s’agit, par exemple, d’obliger Facebook ou l’App Store d’Apple à garantir des protections juridiques aux PME utilisatrices de leurs services. En outre, Google devra se justifier sur la façon dont le moteur de recherche hiérarchise les sites Web » (Le Monde du 24 avril 2018, cahier Eco, p.3).
Problème : jusqu’où peut-on les forcer à dévoiler les secrets de leurs algorithmes de référencement, et pourquoi pas, les accords commerciaux plus ou moins dissimulés régissant ces derniers ?
Guerre en vue entre la Silicon Valley et les consommateurs ?
Dans son projet, Bruxelles qui n’a pas craint, l’an dernier, d’infliger une amende record de 2,42 milliards d’euros à Google pour abus de position dominante, prévoit aussi de mobiliser les ONG et les organisations de consommateurs pour contraindre les plates-formes à davantage de transparence et à mettre à la disposition de leurs utilisateurs des procédures de règlement des contentieux.
Par le biais de médiateurs indépendants ou, si cela ne suffit pas, en saisissant la justice. En France, l’association de consommateurs La quadrature du Net, a devancé l’appel en annonçant douze actions de groupe ciblant Gmail, YouTube, Google Search, Facebook, WhatsApp, Instagram, Outlook, Skype, LinkedIn, Amazon, mais aussi les deux systèmes d’exploitation pour smartphone : iOS d’Apple et Android de Google.
Pas de quoi, encore, faire trembler ces mastodontes, mais déjà assez pour les faire réfléchir à ce signifierait une extension de cette pratique à l’Amérique du Nord, infiniment plus rôdée aux Class actions que les Européens…
Le scandale Cambridge Analytica, qui a déstabilisé Facebook (voir la Note CLES 214, Géopolitique de la transparence) a évidemment joué son rôle pour faire évoluer les esprits : en mars, Bruxelles a ainsi créé la surprise en annonçant la mise à l’étude d’une taxe numérique de 3% sur le chiffre d’affaires des sociétés du Web exploitant les données personnelles sans payer d’impôt sur les profits que génère cette utilisation…
Or c’est peu dire qu’ils sont énormes : 9,4 milliards de dollars (soit 7,7 milliards d’euros) pour Alphabet, la holding de Google, au seul premier trimestre 2018 !
Les services de la Commission évaluent ainsi à quelque 5 milliards d’euros annuels le futur produit de cette taxe, prélevée, non sur les entreprises en tant que telles, mais sur leurs activités numériques.
Celles, justement, qui transforment les consommateurs en créateurs de valeur via l’exploitation de leurs données personnelles…
Particulièrement soutenue par la France, suivie par l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et les Pays-Bas, cette taxe n’enthousiasme pas, c’est le moins qu’on puisse dire, les Etats qui, comme Malte ou Chypre, sont des habitués du dumping fiscal.
Vers une guerre mondiale des Copyrights ?
Au-delà de la protection des consommateurs et de la transparence souhaitable des critères de hiérarchisation adoptés par les moteurs de recherche et les plates-formes, l’offensive de Bruxelles porte également sur la question des droits d’auteurs, donc sur la reconnaissance du prix de la création, directement menacée par les GAFA au nom de la libre circulation des idées…
De même que l’équité est piétinée quand les majors de l’Internet font de « l’optimisation fiscale » pour ne pas s’acquitter de leurs impôts tandis que les entreprises nationales qu’ils concurrencent payent des taxes, de même la liberté de création est attaquée quand, au nom de cette même liberté, il devient naturel de piller des oeuvres.
On pense à la musique et au cinéma, on pense moins à la presse et à l’édition qui, elles aussi, sont confrontées à une diffusion trop souvent gratuite de leurs contenus, utilisés pour créer de la valeur ajoutée sans tenir compte des intérêts élémentaires de ceux qui en sont à l’origine…
Là encore, Bruxelles, à l’instigation notamment de la France, s’est saisie du dossier, à la grande satisfaction d’Olivier Sichel, président de la Digital New Deal Foundation (après avoir été l’un des pionniers français de l’Internet, en tant que PDG de Wanadoo), laquelle entend alerter l’opinion contre la « colonisation de l’Europe » par les GAFA.
Mais, insiste-il, il était temps ! « Le droit d’auteur, le droit de la propriété intellectuelle et le droit des médias se découvrent subitement inadaptés à la réalité des usages alors que doivent émerger de nouveaux concepts juridiques comme la neutralité du Net ou le droit à l’oubli » (La Tribune, 17 avril 2018).
Le rêve des Majors : une connexion rapide… à condition de payer !
La neutralité du Net constitue, à coup sûr, l’un des plus grand enjeux des années à venir.
Elle est tout sauf une abstraction : c’est le droit concret, pour chacun d’entre nous, d’accéder à la Toile avec une égale facilité, synonyme, en l’espèce, de rapidité, quelle que soit l’origine du contenu visé – commercial ou institutionnel, politique ou festif, payant ou gratuit – à l’exception, bien sûr, de ce que les lois en vigueur peuvent proscrire, terrorisme ou trafics illicites…
L’Europe a fait sien ce principe depuis l’origine du Net grand public, soit le milieu des années 1990, mais les Etats-Unis, plus tardivement – sous l’administration Obama, qui a obligé les fournisseurs d’accès à respecter ce principe sous peine de sanction.
Cependant l’élection de Donald Trump a tout changé : sous la pression des grands opérateurs, en particulier Comcast, AT&T et Verizon, la majorité républicaine a abrogé le cadre législatif dit Open Internet, élaboré en 2015. Objectif: permettre aux grands fournisseurs d’accès de libérer leurs tarifs pour les aider à investir.
En Europe, une telle décision aurait aussitôt évoqué le conflit d’intérêt puisque le nouveau président de l’instance de régulation nommé par la Maison Blanche – la Federal Communications Commission (FCC), une institution créée par Roosevelt en 1934 pour que tous les Américains puissent « sans discrimination », avoir accès à des communications adéquates « à un prix raisonnable » – n’est autre qu’un ancien dirigeant de Verizon, Ajit Pai !
Certes, il ne saurait être question de censure, comme dans les pays où l’Etat se réserve le droit de filtrer, voire de bloquer les connexions.
Mais les conséquences pourraient être voisines : rien n’empêcherait plus un fournisseur d’accès de décider qu’il ne donne plus accès à certains sites, contenus (vidéos, jeux en ligne) ou services, faute de passer par ses conditions.
Politique ou financière, la discrimination n’est pas de même nature, mais quelle différence quant au résultat ? Pour tenter de bloquer cette évolution, le Sénat américain a bien voté, le 16 mai, une résolution visant à annuler la décision de la FCC dont l’entrée en vigueur est prévue pour le 11 juin prochain.
Mais tout indique que, sauf coup de théâtre, Trump aura le dernier mot : il dispose de la majorité à la Chambre des représentants et peut, le cas échéant, faire usage de son droit de veto.
Vice-président de la Commission de Bruxelles, chargé du marché unique numérique, l’Estonien Andrus Ansip peut bien se montrer rassurant en promettant que les consommateurs européens ne seront pas affectés par la restriction apportée par les Etats-Unis à la neutralité du Net, l’accélération de la contre-attaque menée par son institution en faveur d’une régulation générale démontre cependant que la question est… pour le moins sérieuse !
Pour aller plus loin :
- L’homme nu, la dictature invisible du numérique, par Marc Dugain et Christophe Labbé, 320 p., 17,90 euros, Robert Laffont-Plon, 2016 ;
- L’Internet, vecteur de puissance des États-Unis? Géopolitique du cyberespace, nouvel espace stratégique, par Laurent Bloch, 129 p., 8,76 euros, Editions Diploweb, 2017.
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