Août 312017
 

 Jean-François Fiorina s’entretient avec Eric Branca

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Eric Branca : pour redonner sa grandeur perdue à la France, le général de Gaulle refusa l’unilatéralisme des Etats-Unis. Les services secrets américains lui ont mené dans l’ombre une guerre sans concessions.

« Rien ne nous séparera jamais des Etats-Unis » a dit Emmanuel Macron le 14 juillet, après avoir convié Donald Trump au défilé des Champs-Elysées. Depuis, ce dernier ne tarit pas d’éloges sur son homologue français.

Mais le mot « amitié » a-t-il pour autant le même sens des deux côtés de l’Atlantique ? Dans un livre-somme sorti le 16 août chez Perrin (L’ami américain, Washington contre de Gaulle, 1940-1969), Eric Branca – qui a eu accès aux archives déclassifiées des services secrets américains – démontre, preuves à l’appui, que tel n’est pas le cas dès lors qu’un chef d’Etat refuse qu’amitié rime avec vassalité.

Un entretien en guise de prélude au 10ème Festival de géopolitique qui se tiendra à Grenoble en mars 2018 sur le thème : Un 21ème siècle américain ? 

Un mot revient souvent dans votre livre pour qualifier la politique américaine: celui d’unilatéralisme. Etait-ce cela, au fond, la vraie raison du contentieux franco-américain sous de Gaulle ? 

Bien sûr. Et le refus de son corollaire, la soumission obligatoire aux attendus du leadership transatlantique. Ceux-ci n’ont pas changé depuis que Benjamin Franklin déclarait en 1780 que « la cause de l’Amérique est celle de toute l’humanité ».

Ce qui fait de quiconque n’adhérant pas intégralement à cette cause un adversaire potentiel, a fortiori s’il ose revendiquer ses intérêts propres.

CLES-HS67-2Sous de Gaulle, qui se considère comme l’allié de l’Amérique sans souscrire à l’ensemble de sa politique, qu’il s’agisse du monopole exorbitant du dollar, de sa volonté de diriger l’Otan sans concertation ou de son action dans le Tiers-monde, la relation franco-américaine se caractérise donc par un déséquilibre foncier: tandis que, dans les crises internationales les plus graves, celle du Mur de Berlin (1961) ou celle des missiles soviétiques de Cuba (1962), le fondateur de la Vème République se montre toujours solidaire des Etats-Unis, ces derniers n’ont de cesse de le déstabiliser par une série de moyens que je décris dans le détail : espionnage sur une grande échelle ; infiltration de nos services de renseignement ; guerre industrielle dans les domaines stratégiques, notamment liés à l’informatique, indispensable à l’acquisition de la technologie thermonucléaire ; aide directe ou indirecte offerte à tous ceux qui s’opposent à la politique du Général (y compris quand ils appartiennent à des camps opposés, comme le FLN ou l’OAS !), sans parler du financement, aujourd’hui attesté, accordé à une partie de la classe politique française.

Soit directement, comme le raconte l’ancien conseiller de l’ambassade des Etats-Unis à Paris, Wells Stabler, soit par le biais de fondations spécialisées dans la promotion de l’Europe fédérale.

D’où l’importance décisive du personnage de Jean Monnet qui, dès 1943, conseillait à Roosevelt de « détruire » de Gaulle et qui, vingt ans plus tard, organisera la mise à mort politique du chancelier Adenauer, coupable de s’être converti à la vision d’une Europe des Etats affranchie de la tutelle américaine en signant avec la France le Traité de l’Elysée.

Plus d’un demi-siècle plus tard, cette affaire reste d’une actualité brûlante puisqu’elle démontre que, dès l’origine, la construction européenne n’avait d’européenne que le nom…

A vos yeux, le torpillage du Traité franco-allemand de 1963 est donc un tournant décisif dans la géopolitique euro-américaine et, partant, franco-américaine…? 

CLES-HS67-3Oui, car c’est un cas d’école qui éclaire beaucoup de situations ultérieures.

Rappelons les faits : Adenauer se rapproche de de Gaulle, dès 1958, parce qu’il sent bien que si les Soviétiques décident d’envahir Berlin-Ouest, ce qui ouvrirait la voie à la division définitive de l’Allemagne en deux Etats, les Américains laisseront faire.

Comme ils laisseront s’ériger le Mur de Berlin, alors que de Gaulle, on l’oublie trop souvent, était prêt, à l’aube du 13 août 1961, à faire intervenir les chars français pour empêcher les Russes de poser des barbelés isolant Berlin-Est de la « trizone » franco-anglo-américaine!

Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Parce que ce week-end-là, Kennedy était injoignable et le Premier ministre britannique Macmillan à la chasse ! L’épisode avait beaucoup marqué Adenauer qui, du coup, s’était mis à penser, comme de Gaulle, que « le parapluie américain » était d’une efficacité douteuse et que rien ne remplacerait une défense de l’Europe… par les Européens.

D’où le Traité de 1963 qui se concentre sur trois objectifs, pas un de plus : la politique étrangère, la défense et l’éducation.

Soit, dans deux cas sur trois, des compétences s’opposant à la libido dominandi américaine puisqu’il est prévu de créer des instituts franco-allemands de recherche stratégique et d’élaborer des programmes communs d’armement.

Difficile de formuler plus clairement une volonté commune de s’émanciper de la tutelle atlantique, d’autant que, quelques jours avant la signature du texte, de Gaulle, soutenu par Adenauer, a refusé l’adhésion de la Grande Bretagne au Marché commun afin d’empêcher que celui-ci, à peine né, devienne la zone de libre-échange ouverte aux quatre vents dont rêvent Londres et Washington…

La réaction américaine sera terrible et s’apparente, de mon point de vue, à un coup d’Etat : Jean Monnet est aussitôt dépêché à Bonn afin de circonvenir le Bundestag, tout comme il l’avait fait en 1954 pour tenter de convaincre les parlementaires français de voter le projet de Communauté européenne de défense (CED).

A ceci près que, cette fois, la manoeuvre réussit : pour stériliser l’axe franco-allemand naissant, il active le principal « agent dormant » dont les Etats-Unis disposent en République fédérale : le vice-chancelier Ludwig Erhard, homme fort de la CDU. Erhard est d’autant plus docile qu’il rêve de succéder à Adenauer, alors âgé de 88 ans.

Surtout, il traîne un passé chargé dont la CIA n’ignore rien puisque ce professeur d’économie fut, pendant la guerre, le principal collaborateur du général SS Otto Ohlendorf, secrétaire d’Etat à l’économie du Reich qui contribua à mettre les territoires occupés en coupe réglée…

Ainsi « motivé », Erhard organise donc la sécession d’une partie de la majorité chrétienne-démocrate qui, sans toucher au texte du Traité, rédige secrètement un préambule destiné à le vider de son contenu.

Celui-ci spécifie en effet que le texte signé par de Gaulle et Adenauer ne modifie en rien « les droits et les obligations découlant pour la République fédérale des traités multilatéraux auxquels elle est partie ».

Et pour qu’aucun doute ne subsiste, l’addendum précise qu’avant même le « rétablissement de l’unité allemande », le but poursuivi par la RFA consiste en « une étroite association entre l’Europe et les Etats-Unis d’Amérique ». 

Lâché par les siens, Adenauer n’a plus qu’à démissionner.

Ses successeurs auront la pudeur d’attendre qu’il meure, en 1967, pour lui infliger une humiliation posthume : l’adoption, par le Bundestag, d’une résolution condamnant la politique européenne du Général, rédigée de la main même de Monnet.

Présent dans les tribunes du Bundestag, celui-ci est applaudi debout par une partie des députés présents.

Le chancelier Kurt-Georg Kiesinger, qui a succédé à Erhard un an plus tôt, quitte même son siège pour réapparaître un instant plus tard dans les tribunes, félicitant ostensiblement Monnet…

Ce que vous décrivez du conflit opposant les Américains à de Gaulle sur le chapitre essentiel de la dissuasion nucléaire contient des épisodes peu connus, typiques de la stratégie du soft power, comme, par exemple, l’enrôlement d’Hollywood dans la croisade antigaulliste du gouvernement américain, et ce, à un moment critique pour la France : Mai 1968… 

Pour Eisenhower comme pour Kennedy, le développement de la dissuasion française ne constituait pas un problème, à condition qu’elle s’inscrive dans le cadre de l’Otan, donc que la bombe française soit, comme la bombe britannique, soumise au principe de la « double clé ».

Ce qui était rigoureusement impossible puisque dans l’esprit du Général, la possession de l’atome militaire était logiquement la conséquence de notre retrait du commandement intégré de l’Otan, structure qu’il jugeait non seulement inefficace, mais dangereuse pour le maintien de la paix puisque susceptible, au choix, de transformer l’Europe en champ de bataille périphérique permettant aux deux super-grands de régler leurs comptes sans mettre leur existence en péril, voire d’entraîner la France dans une guerre sans rapport avec ses intérêts vitaux…

Avec Johnson (1963-1968), l’affrontement est donc devenu sans merci, surtout après que de Gaulle eut décidé, en 1966, de fermer les bases américaines installées en France.

La CIA, que Johnson, contrairement à Kennedy ne voyait pas l’intérêt de contrôler, a donc eu la bride sur le cou pour tenter de mettre hors-jeu le grand gêneur qu’était désormais de Gaulle.

Et il est vrai que les services de renseignement américains se sont alors surpassés, relayés par beaucoup d’idiots utiles (ou intéressés) du monde politique et de la bourgeoisie française, répercutant servilement les « éléments de langage » servis par l’ambassade des Etats-Unis…

Par exemple ?

L’exemple le plus frappant est la rumeur, mise au point en 1966 par des officines de communication liées au département d’Etat, selon laquelle de Gaulle n’allait pas se contenter de renvoyer chez eux les GI’s présents sur notre territoire, mais qu’il s’apprêtait à ordonner le rapatriement des corps de soldats américains tombés en 1944 pour la libération de la France !

L’image terrible de ces Français déterreurs de cadavres annonce le mensonge, tout aussi monstrueux, forgé en 1991 par des officines analogues, pour discréditer Saddam Hussein dont les soldats débranchaient, soi-disant, les couveuses des nouveaux-nés de Koweït City…

S’agissant de la grande manipulation de l’année 1968 qui, de fait, tombait fort mal pour la France gaulliste, Johnson l’avait confiée à un maître : l’inégalé James « Jésus » Angleton, le numéro deux de la CIA, l’homme qui, au même moment, poussait les expériences de manipulation mentale jusqu’à distribuer clandestinement du LSD sur les campus universitaires et les rassemblements hippies.

Je veux parler de la fameuse opération MK-Ultra, révélée pour la première fois en 1974 par le New York Times, niée officiellement jusqu’en 1988 et à propos de laquelle le président Clinton n’a présenté les « excuses » des Etats-Unis qu’en 1995.

CLES-HS67-4Pour discréditer de Gaulle, Angleton va mettre au point une opération à trois étages : primo, la défection du chef du SDECE (services secrets français) à Washington, Philippe Thyraud de Vosjoli, qui rejoint la CIA et organise, entre autres, le cambriolage de l’ambassade de France; secundo, la publication des « mémoires » de ce même Vosjoli, imprimées en français au Canada, accusant de Gaulle de trahir ses alliés et son entourage d’être un nid d’espions soviétiques, opération relayée par l’édition internationale de Life (8 millions d’exemplaires) et le Sunday Time en Angleterre ; tertio, le financement du film l’Etau, réalisé par Hitchcock, alors dans de graves difficultés financières, et mettant en scène un président français ayant secrètement choisi le camp soviétique contre celui de la liberté !

Le moment-clé est celui où l’un des chefs de la CIA lance à l’agent français qu’il veut recruter : « Il y a des moments où il faut choisir entre son gouvernement et sa conscience ».

Peut-on mieux suggérer que la « conscience » du monde a élu domicile à Washington tandis le gouvernement français aurait plutôt son siège dans ce que les néo-conservateurs américains baptiseront bientôt « l’axe du mal » ?

Consciemment ou non, toute une partie de la droite française a été influencée par ces campagnes.

La même qui, après avoir massivement voté en juin 1968 contre la « chienlit », a brutalement congédié de Gaulle en avril 1969 pour se partager entre Poher (qui proposait de supprimer la dissuasion et de réintégrer l’Otan) et Pompidou qui s’était rabiboché avec le camp du « non »…

Lequel Président Pompidou, et vous le montrez bien, a cependant maintenu l’essentiel de la politique étrangère gaulliste…

Absolument, grâce notamment aux bons rapports avec Nixon hérités de la fin de l’ère de Gaulle, rapports sur lesquels j’insiste beaucoup car ils esquissent ce à quoi aurait pu ressembler un partenariat franco-américain fondé sur la reconnaissance mutuelle des intérêts de chaque partenaire.

La rencontre de Gaulle-Nixon, c’est un peu l’exception qui confirme la règle, permise par le côté totalement inclassable de ce président américain injustement traité pour avoir bousculé tant de fondamentaux de la politique états-unienne…

Le Général, qui considérait Nixon comme un ami – il le lui a même écrit – avait fait sa connaissance quand il était, entre 1958 et 1962, le vice-président d’Eisenhower.

Il n’avait jamais cessé de prédire sa victoire et de voir en lui un « homme de l’histoire » – étrange contraste avec l’image plutôt dégradée laissée par l’intéressé, marquée par le scandale du Watergate.

Quatre petits mois de travail en commun (de janvier à avril 1969, soit entre l’arrivée de Nixon à la Maison blanche et le départ de De Gaulle de l’Elysée) suffiront cependant aux deux hommes pour changer la face du monde, comme en témoignent les archives de leurs conversations et le bilan flamboyant de Nixon en politique étrangère, s’agissant notamment de l’ouverture vers la Chine.

Quand, en 1971, Nixon sera le premier chef d’Etat occidental à rencontrer Mao, il prendra les conseils d’André Malraux et fera valoir que c’est de Gaulle, disparu l’année précédente, qui aurait dû faire le voyage à sa place puisqu’il avait initié cette révolution…

CLES-HS67-5Inutile de dire qu’à partir de l’année 1974, qui coïncide avec le départ de Nixon et l’arrivée de Valéry Giscard d’Estaing, les rapports franco-américains reprendront le cours qu’ils n’auraient jamais dû quitter aux yeux de « l’Etat profond » de Washington.

Celui fixé par l’allié principal à l’intention des alliés secondaires et dont nul ne s’écartera, à l’exception de Jacques Chirac, pendant son deuxième mandat.

Et là encore, sans postérité, puisque les Français éliront à sa suite l’homme qui leur fera réintégrer l’Otan, non sans avoir pris soin d’annoncer sa candidature à l’ambassadeur des Etats-Unis, deux ans avant d’en faire part aux Français !

A propos de Eric Branca

CLES-HS67-6Né en 1958, Eric Branca est historien de formation et journaliste de profession. Après une maîtrise remarquée sur de Gaulle et le 18 juin 1940 (Paris IV Sorbonne) sous la direction du professeur Jacques Bariéty, il a, tout en préparant l’agrégation d’histoire, enseigné à la Corniche militaire de Paris et collaboré à la production d’une série de 24 émissions sur la Seconde guerre mondiale pour France Culture.

Membre de la Fondation Charles de Gaulle depuis 1978, Eric Branca a participé à l’organisation de plusieurs colloques universitaires autour de l’oeuvre du fondateur de la Vème République, parmi lesquels L’entourage et de Gaulle (1978), Approches de la philosophie politique du général de Gaulle (1980), et De Gaulle et le tiers-monde (1983).

Il a fait de même pour Michel Debré, dont il a été le collaborateur de 1980 à 1983, dans le cadre de son Comité pour l’indépendance et l’unité de la France, et dont il est resté très proche jusqu’à sa mort, en 1996.

Entré à l’hebdomadaire Valeurs Actuelles en 1983, Eric Branca en a dirigé le service politique de 1990 à 2000, avant d’en devenir le rédacteur en chef France (2000-2007) puis le directeur de la rédaction (2007-2015).

Parallèlement, il a assuré la chronique politique du mensuel Spectacle du Monde (1983-2010) qu’il a dirigé de 2010 à 2014 tout en animant, entre 1989 et 1992, la lettre mensuelle France-Europe, consacrée à l’actualité politique communautaire.

Il a également collaboré à la revue de l’Institut international de géopolitique de Marie-France Garaud et écrit régulièrement des articles pour la revue Espoir, éditée par la Fondation Charles de Gaulle.

Eric Branca a publié une quinzaine d’ouvrages, parmi lesquels Le roman de la droite (Lattès, 1998), deux biographies du général de Gaulle (Molière, 1999 et PUF, 2010), De Gaulle et les Français libres (Albin Michel, 2010), L’histoire secrète de la droite, 1958-2008 (Plon, 2008) ou encore 3000 ans d’idées politiques (Chronique, 2014), de même que plusieurs livres d’entretiens comme Le suicide de la France, avec Jacques Vergès et Bernard Debré (Lattès, 2001) ou Je ne sais rien mais je dirai (presque) tout, avec l’ancien directeur des Renseignements généraux, Yves Bertrand (Plon, 2007).

Son dernier opus, L’ami américain, Washington contre de Gaulle, 1940-1969 (Perrin, 2017), est le fruit d’une patiente recherche dans les archives américaines déclassifiées, mais aussi de témoignages recueillis depuis près de trente ans auprès des derniers témoins de cette période-clé.

Toutes choses qui éclairent d’un jour nouveau, et parfois très cru, la guerre secrète menée par les Etats-Unis pour empêcher l’homme du 18 juin de parvenir au pouvoir et, in fine, la France de recouvrer le rang que la Seconde guerre mondiale lui avait fait perdre.

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