Mar 292018
 

Du bon (ou mauvais) usage d’un principe vertueux…

CLES214Critiqués depuis longtemps en raison de leur irruption croissante dans notre vie privée, les célèbres GAFA – Google, Apple, Facebook, Amazon – sont désormais accusés d’user de leur monopole pour imposer leur loi aux Etats comme aux entreprises.

Un drôle de jeu aux règles décidément bien unilatérales puisqu’il apparaît qu’au bout du compte, les perdants sont les plus « transparents »- donc les plus confiants dans l’idéal proclamé des GAFA – et les gagnants… ceux qui cultivent l’opacité !

Dernier exemple en date : Facebook, accusé d’avoir laissé la société Cambridge Analytica « aspirer » dans la plus parfaite clandestinité les données personnelles de plusieurs millions d’électeurs américains ayant participé à un test de personnalité.

Sans, bien sûr, qu’aucun n’imagine une seconde que ses « likes » contribueraient à orienter la stratégie gagnante du candidat Trump, minoritaire en voix à l’échelon des Etats-Unis, mais finalement majoritaire en terme de délégués!

Un an plus tôt, la même entreprise, qui travaillait pour les partisans du Brexit, avait pareillement contribué à leur campagne victorieuse…

Jusqu’à fausser les résultats ? A Washington comme à Londres, la justice est saisie, et le patron de Facebook, Mark Zuckerberg, convoqué devant une commission d’enquête de la Chambre des Communes et devant le Parlement européen.

Aussi spectaculaire que préoccupant, ce choc entre le principe de souveraineté populaire et la puissance de l’ingénierie numérique doit-il pour autant faire oublier ce que l’exigence de transparence comporte de positif dans la vie de nos sociétés démocratiques ?

Comme la langue d’Esope, celle-ci peut en effet déboucher sur le meilleur : le contrôle du patrimoine de nos élus, celui de l’utilisation des fonds publics par ceux qui ont mandat de les gérer, la lutte aussi et surtout contre les circuits financiers criminels.

Mais la transparence à tout prix peut aussi créer les conditions du pire : la fin du secret pour l’Etat, qui ne peut s’en passer pour défendre l’intérêt de la collectivité nationale dans un monde dangereux (par exemple lors de la phase de négociation d’un traité international) ; et paradoxalement, la fin de la « société de confiance », au sens où l’entendait Alain Peyrefitte.

Et ce, pas seulement pour le citoyen, dont la protection de la vie privée, conquête essentielle de la Révolution française, n’est plus assurée, également pour les entreprises, menacées dans la protection de leurs actifs immatériels…

Le cri d’alarme de Denis Olivennes et de Mathias Chichportich. 

Président de Lagardère Interactive, après avoir été successivement directeur général d’Air France, patron de Canal Plus, de la Fnac, et d’Europe 1, Denis Olivennes est bien le contraire d’un adepte du « c’était mieux avant ».

Quant à Mathias Chichportich, avocat spécialisé en droit des médias et enseignant à l’université Panthéon-Assas, il est, par sa profession, au coeur des enjeux de l’économie dématérialisée, la protection de la propriété intellectuelle en particulier.

Pourtant, après avoir lu l’essai qu’ils viennent de signer chez Albin Michel, Mortelle transparence, on se dit qu’il est temps de réagir pour éviter à nos sociétés de devenir la proie offerte de ceux qui font profession de lutter contre le secret. Surtout celui des autres !

D’où leur mise en garde, non contre le principe de transparence en lui-même, mais contre les rentes de situation qu’il assure aux géants détenant le monopole de son exploitation.

Ils rendent ainsi hommage à Jean-Noël Jeanneney qui, président de la Bibliothèque nationale de France, avait cerné, en précurseur, tout l’enjeu de la question : « une domination écrasante de l’Amérique dans la définition de l’idée que les prochaines générations se feront du monde » (Quand Google défie l’Europe, plaidoyer pour un sursaut, Mille et une nuits, 2005).

Treize ans plus tard, constatent Olivennes et Chichportich, nous y sommes : « situations de quasi-monopole, concentration des activités, réserves financières illimitées, avances technologiques vertigineuses… Au point de s’affranchir du cadre étatique et de s’ériger en entreprises souveraines » (Mortelle transparence, p.134).

Mais qu’est-ce qu’une souveraineté qui ne reconnaît pas celle des autres ? Rien de moins qu’un l’impérialisme.

Et voici le paradoxe de cette nouvelle géopolitique de la transparence : pendant que les GAFA contraignent des centaines de millions d’utilisateurs dans le monde à leur confier leurs données personnelles, eux s’affranchissent, via une politique d’extraterritorialité très élaborée, des obligations fiscales auxquelles sont soumis leurs concurrents, avantage qui accentue encore leur domination…

Quand la transparence mal comprise menace le secret des affaires.

Mais il n’y a pas que les Etats – et donc leurs citoyens – à souffrir de ce manque-à-gagner fiscal auquel les institutions européennes commencent opportunément à s’intéresser.

Cette transparence à sens unique pose aussi de sérieux problèmes aux entreprises.

Via notamment le cloud computing, « la toile devient un fantastique outil de détournement et d’acquisition frauduleuse d’informations » (Mortelle transparence, p.120). Olivennes et Chichportich citent ainsi le cas d’EADS, espionné pendant des années par la NSA, grâce – c’est un comble – à la complicité des services de renseignement allemands.

Les sociétés les plus menacées ne sont pourtant pas les plus grosses.

Ce sont les PME, PMI et TPI qui, malgré leur taille, sont parfois à la pointe de l’innovation, mais qui, à cause d’elle, n’ont pas toujours les moyens financiers adéquats pour défendre leur process, voire, tout simplement, protéger la liste de leurs prospects à l’exportation.

Ces entreprises sont-elles seulement averties des risques qu’elles courent lorsqu’elles confient leurs documents à certains hébergeurs ou échangent des données confidentielles par l’intermédiaire des messageries intégrées à leurs systèmes d’exploitation informatiques ?

Au-delà de la question de l’espionnage industriel qui a toujours existé et existera toujours, l’idée même, véhiculée par les GAFA, que la transparence est un progrès pour l’humanité et le secret une forme de turpitude, contribue à désarmer la vigilance des chefs d’entreprise qui peuvent être amenés à confondre démocratisation des flux d’informations et pillage pur et simple de leur savoir-faire par le big data.

Sans compter le phénomène Wikileaks qui expose n’importe quelle structure à l’initiative individuelle et anonyme d’un « lanceur d’alerte ». Sincère ou instrumentalisé par la concurrence…

Au jeu de la transparence, des concurrents plus égaux que d’autres…

Dans un monde où, quoiqu’en disent les adeptes du Apple Way of Life, les rapports de force n’ont jamais été aussi aiguisés, la question est aussi celle-là : à qui profite la transparence ?

Dans son livre de 2016, L’art de la guerre financière (Odile Jacob), le commissaire Jean-François Gayraud, l’un de nos meilleurs spécialistes de la délinquance économique, aujourd’hui numéro deux du Centre national du contre-terrorisme, souligne avec force combien la revendication d’une transparence généralisée sert parfois d’écran de fumée à des activités moins avouables.

Interrogé par Pierre Verluise sur le site Diploweb, Gayraud classe dans cette catégorie l’affaire dite des « Panama papers »: « La fuite d’informations aura-t-elle pour effet bénéfique de limiter durablement la fuite des capitaux ? L’histoire de cette question nous apprend qu’il y a un gouffre entre les proclamations gouvernementales suivant chaque scandale – « plus jamais ça » – et ce que les Etats font réellement une fois l’écume de l’agitation médiatique disparue. »

Et d’ajouter que lorsqu’une opération « transparence » est lancée, c’est toujours pour jeter en pâture à l’opinion des fraudeurs – jamais pour dénoncer l’essentiel : la dérégulation qui incite à frauder.

Par exemple, la déconnexion entre l’économie réelle et l’économie financière liée au développement des marchés dérivés.

Ou encore le niveau de rémunération des banquiers, information pourtant précieuse s’agissant des stratégies à risques suivies par leurs établissements.

« Si la Société générale avait été réellement ‘transparente’, résume-t-il, elle eut peut-être permis de découvrir la gigantesque fraude de 4,9 milliards d’euros (l’affaire dite Kerviel) qui faillit la faire disparaitre par l’énormité des engagements pris sur les marchés. »

Est-ce à dire qu’au grand jeu de la transparence, ce ne sont pas les plus forts qui ont le plus à perdre mais, comme toujours, les moins bien armés ?

Aucun doute, tant que l’obligation de transparence sera imposée et non partagée. Et d’ailleurs, partagée jusqu’où ? Denis Olivennes et Mathias Chichportich citent une formule d’Eric Schmidt, PDG de Google : « Si vous faites quelque chose en souhaitant que personne ne le sache, peut-être devriez-vous commencer par ne pas le faire »

Cela signifie-t-il que toute action non publique est nécessairement suspecte ?

Dans cette réhabilitation subreptice du contrôle social – non plus par l’Etat mais par une puissance insaisissable, donc incontrôlable – les auteurs de Mortelle transparence, décèlent un danger bien réel : « Une dictature de la vertu dans laquelle la transparence prendrait l’apparence d’une exigence démocratique pour réaliser le rêve du totalitarisme ». A méditer…

Pour aller plus loin :

  • Mortelle transparence, par Denis Olivennes et Mathias Chichportich, Albin Michel, 2018, 190 pages,17 euros ;
  • De Wikileaks à Murdoch, relations internationales, transparences et dérives de l’information, par Michel Mathien, Annuaire français des relations internationales, vol. XIII, 2012 ;
  • L’art de la guerre financière, par Jean-François Gayraud, Odile Jacob, 2016, 167 pages, 21,90 euros.

Sorry, the comment form is closed at this time.