Avr 102019
 

Focus sur les divergences franco-allemandes

CLES225_3On se souvient de la tempête politique soulevée, côté français, voici huit ans, par la décision des Allemands de fixer irrévocablement à 2022, la date de leur sortie définitive du nucléaire. Présenté comme brutal et unilatéral, cet arbitrage ne devait pourtant rien à l’improvisation.

Il faut lire, pour s’en persuader, la dernière livraison de la revue trimestrielle Allemagne d’aujourd’hui (janvier-mars 2019) consacrée à la transition énergétique outre-Rhin.

Celle-ci rappelle en effet que ce calendrier, évoqué lors les législatives allemandes de 1998, avait été arrêté dès juin 2000 par le gouvernement de Gerhard Schröder et qu’Angela Merkel avait simplement saisi l’occasion de la catastrophe de Fukushima pour en rappeler l’existence au bon souvenir de ses partenaires…

Mais en janvier 2019, l’Allemagne est allée encore plus loin : elle a fixé à 2038 la date butoir à laquelle la dernière mine de charbon devra être fermée sur son territoire, estimant donc possible, en moins de vingt ans, de recourir totalement aux énergies renouvelables pour sa production d’électricité !

Ce pari est-il tenable ? Quel sera son coût global et, avec quelles conséquences sur les rapports franco-allemands qui, dans le domaine de l’énergie, ont rarement été aussi tendus ? 

Déjà, les résultats enregistrés par l’Allemagne pour sortir de la dépendance nucléaire sont impressionnants : alors que sa production d’électricité liée à l’atome représentait, en 1990, 31% de son mix énergétique, cette part n’est plus aujourd’hui que de 11,7%.

Dans le même temps, celle des énergies renouvelables est passée de 3,6 à 35,2% (source : Agora Energiewende, 2019).

Pour autant, il ne s’agit là que d’un aspect de la transition énergétique, le second, lié à l’abaissement significatif des émissions de GES (Gaz à effet de serre) restant à réaliser.

Alors que les objectifs fixés par l’Union européenne visaient à réduire de 40% ces émissions entre 2005 et 2020, l’Allemagne n’était parvenue à les abaisser… que de 3% en 2017. 

En cause : la persistance du charbon, et spécialement du lignite, hyper polluant, dans sa production d’énergie non nucléaire (24,5% du mix énergétique allemand en 2017).

C’est que, rappelle Anne Salles, professeur à la Sorbonne, spécialiste des relations franco-allemandes, « l’objectif premier de la transition énergétique allemande n’était pas la lutte contre le réchauffement climatique mais la sortie du nucléaire, en d’autres termes, un objectif de sécurité et non de réduction des GES » (Allemagne d’aujourd’hui, n°227, p. 19).

Cela signifie-t-il pour autant, comme certains le suggèrent en France, que cette persistance du recours au lignite s’explique par le choix anti-nucléaire de Berlin ? Rien n’est moins sûr. 

La compétitivité au coeur de la problématique du charbon

S’il ne fallait qu’une preuve du non impact de la sortie du nucléaire sur la production par l’Allemagne de GES, c’est que celle-ci a légèrement diminué au lieu d’exploser !

Les énergies renouvelables – solaire et éolien – ont donc été en mesure de se substituer totalement à l’électricité produite par les centrales nucléaires fermées depuis 2011, soit huit sur dix-sept. 

Pourquoi, cependant, avoir attendu 2019 pour s’attaquer à la question du charbon ? D’abord parce qu’il était difficile de tout mener de front, mais aussi et surtout pour des raisons de compétitivité industrielle.

Le charbon, et notamment le lignite qui en constitue la forme la plus dégradée en même temps que la plus toxique, font en effet partie des modes de production d’électricité les moins chers.

D’où, notent ironiquement certains responsables économiques allemands, l’intérêt – pas seulement écologique ! – des Français à pousser leurs concurrents allemands à rompre avec cette énergie fossile… 

Soucieux d’anticiper ce renchérissement inéluctable de l’électricité pour l’industrie (comme c’est déjà le cas pour les ménages, qui dépensent deux fois plus pour leur énergie qu’en France, ce qui, à en croire les sondages, n’affecte pas le moral des Allemands, conscients de participer à la lutte contre le réchauffement climatique), le gouvernement fédéral a donc évalué à 80 milliards d’euros les mesures d’accompagnement liées à la sortie du charbon : la moitié consacrée à dédommager les Etats qui fournissent houille et lignite à l’Allemagne, en premier lieu la Pologne ; l’autre à aider les régions et les entreprises dans leur reconversion.

Le chantier n’est pas anodin puisqu’en 2018, entre 20 000 et 30 000 emplois étaient encore liés à l’extraction et à l’exploitation du lignite, notamment dans les Länder de l’ex-RDA, comme le Brandebourg ou la Saxe.

C’est d’ailleurs dans ces territoires que l’AFD (Alllianz für Deutschland, extrême-droite) réalise ses meilleurs scores, en surfant sur l’attachement des mineurs à leur métier et en affichant, comme Donald Trump aux Etats-Unis, un climato-scepticisme décomplexé…

Ces investissements suffiront-ils à maintenir la compétitivité de l’industrie allemande quand l’électricité ne devra plus rien au charbon ?

Aux Français qui leur demandent de presser le pas, les Allemands rétorquent qu’eux-mêmes devraient investir davantage dans les énergies renouvelables…

Ce qui équilibrerait l’effort consenti de chaque côté du Rhin en faveur de la transition énergétique. 

Des trajectoires divergentes sur les énergies renouvelables

C’est un fait que, pour l’heure, les logiques française et allemande ne semblent pas devoir se rejoindre.

Si l’Allemagne est en retard en matière de lutte contre l’effet de serre – entre 1990 et 2016, dernière année documentée, les émissions en GES de l’Allemagne ont atteint un total de 9 milliards de tonnes, contre 1,5 milliard pour la France, meilleure élève de l’Europe dans ce domaine (statistiques disponibles ici ), la France, dépendante de son choix ancien pour le tout-nucléaire, se situe bien loin derrière sa voisine en matière d’énergies nouvelles. 

Dans le domaine de l’éolien, l’Allemagne est ainsi en mesure de fournir une puissance de 50 000 MW (mégawatts), contre 14 000 seulement pour la France.

S’agissant du solaire, le fossé est encore plus béant : 40 000 MW pour l’Allemagne, contre 6 000 pour la France, soit presque 7 fois moins !

En cause, notamment : l’effort moindre consenti par la puissance publique en matière d’incitations fiscales.

En 2017, rappelle Jacques Maire, directeur honoraire de Gaz de France, « la subvention allemande pour le solaire a été de 260 euros par MWh (Mégawatt/heure) contre 140 en France ».

Et d’ajouter : « Les acteurs viennent quand les affaires sont bonnes » (Allemagne d’aujourd’hui, n°227, p. 52).

La différence de culture joue aussi : en Allemagne, l’opposition aux éoliennes est quasiment inexistante, ce qui n’est pas le cas en France, de sorte que les collectivités locales n’y rencontrent pratiquement pas d’obstacles pour s’y impliquer… 

Des trajectoires divergentes sur les énergies renouvelables

En France comme en Allemagne, cependant, des voix s’élèvent de plus en plus nombreuses pour accroître la coordination énergétique entre les deux pays.

Témoin, cette lettre ouverte signée, fin 2018, par une cinquantaine de députés du Bundestag et de l’Assemblée nationale, appelant leurs gouvernements à en finir avec cette double méprise : « La peur de devoir consommer de l’électricité produite par des centrales à charbon allemandes fait hésiter la France à enclencher la diminution de son parc nucléaire. A l’inverse, l’Allemagne craint qu’en actant la sortie rapide du charbon, elle soit contrainte d’importer de l’électricité issue des centrales nucléaires françaises, alors même que le pays a tourné le dos à cette énergie ».

Un manque de coordination « qui aboutit à une situation du tous perdants. La France est en passe de largement rater ses objectifs de transition énergétique sur les renouvelables et sur la réduction de sa consommation d’énergie. Quant à l’Allemagne, elle est très en retard sur la réduction de ses émissions de gaz à effet de serre. » (Libération, 24 novembre 2018).

Il n’en reste pas moins qu’en matière de coopération énergétique, un défi majeur, technique, mais aussi géopolitique, reste à relever : celui des réseaux de transports dédiés aux énergies renouvelables. 

Défi technique ? Disponible sur Diploweb, l’étude réalisée l’an dernier par le Magistère de Relations Internationales et Action à l’Etranger (M.R.I.A.E.) de Paris 1 Panthéon-Sorbonne résume excellemment ce que signifie le passage d’une énergie de stock à une énergie de flux : « Le stockage de l’énergie n’étant plus possible, il faut penser un circuit à flux tendu, où la production répond instantanément à la consommation. Or, comme dans le schéma actuel, tous les pays consommateurs ne pourront pas produire de l’énergie, par manque de ressource (ensoleillement, vent, débit d’eau), les modes de production devront alors se compenser mutuellement, selon les conditions climatiques locales. De cette nécessité naît un nouveau type de réseau : le supergrid. […] Son objectif est de relier, au moins à une échelle régionale, tous les points de production énergétique avec tous les points de consommation… » 

D’où un second défi, éminemment géopolitique, lié à la cybersécurité. « Le passage d’énergies de stock à énergies de flux, dont le contrôle est lié à des appareillages et des systèmes électroniques, fait du risque de cyberattaque une menace nouvelle. En décembre 2015, l’Ukraine a subi une cyberattaque sur trois sociétés locales de production d’énergie, alors même que la Russie était engagée dans l’annexion de la Crimée. Le lien de cette attaque avec le gouvernement russe ne peut être prouvé formellement, mais tous les soupçons se dirigent vers le Kremlin ». 

Nul doute que cette préoccupation de sécurité devra s’accroître à proportion des progrès réalisés en matière d’énergie propre… n

Pour aller plus loin :

  • La transition énergétique en Allemagne, dossier spécial de la revue Allemagne d’aujourd’hui, N° 227, janvier-mars 2019 ;
  • Géopolitique des énergies, Magistère de Relations Internationales et Action à l’Etranger (M.R.I.A.E.) de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, disponible ici

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