Mar 212019
 

Vers un condominium russo-turc sur les détroits ?

CLES224-2En l’espace de cinq mois, deux événements sans rapport direct sont venus bouleverser les équilibres géopolitiques issus de la Guerre froide que l’annexion de la Crimée par la Russie, en mars 2014, n’avait que partiellement remis en cause.

Le premier est l’arraisonnement, le 25 novembre 2018, par des garde-côtes russes, de trois navires de guerre ukrainiens qui tentaient de franchir le détroit de Kertch séparant la mer Noire de la mer d’Azov, dont 40% du littoral appartient à Kiev.

Le second n’est autre que l’annonce, début mars, par la Turquie, pourtant membre de l’Otan, qu’elle maintenait sa décision d’acheter à la Russie des missiles antiaériens S400, réputés les plus performants du moment.

Ce qui a provoqué la menace de Washington de ne plus fournir Ankara en chasseurs F35, de crainte que leur technologie fasse l’objet de fuites… en direction de Moscou ! 

D’un côté, donc, la transformation de facto de la mer d’Azov en lac russe au détriment de Kiev ; de l’autre, une crise sans précédent entre les Etats-Unis et la Turquie, avec en filigrane, le risque pour la VI° flotte américaine qui croise en permanence en Méditerranée, ne plus pouvoir accéder à la mer Noire dont Ankara contrôle les accès…

Depuis la fin du XIX° siècle, l’empire ottoman jouait, via le contrôle des détroits du Bosphore et des Dardanelles, un rôle de verrou face au désir d’expansion de la Russie vers les mers chaudes.

Un statut confirmé par la Convention de Montreux de 1936 qui, en réglementant la circulation maritime à travers les détroits, a fait de la Turquie le super-chef de gare des flux empruntant cette voie d’accès de l’Europe vers l’Asie, hautement stratégique depuis l’Antiquité…

Mais avec l’effondrement de l’Union soviétique, la mer Noire s’est « occidentalisée ».

Trois sur six de ses riverains sont membres de l’Otan (la Roumanie, la Bulgarie et la Turquie qui ne cesse cependant de s’en éloigner, les deux premières ayant, en outre, adhéré à l’Union européenne), et deux autres, la Géorgie et l’Ukraine, ont signé un accord de partenariat avec l’Alliance atlantique… 

Cette double avancée inquiète autant la Russie que la Turquie, laquelle, privée du monopole d’être le seul Etat riverain de la mer Noire appartenant à l’Otan, craint de se voir imposer un assouplissement de la convention de Montreux.

Ce qui, résume l’universitaire turc Tolga Bilener, « incite d’autant plus Moscou à souhaiter sa continuation […] et met cette fois-ci la Russie et la Turquie du même côté. » (Les détroits, atout stratégique majeur de la Turquie, disponible en ligne). 

Comment la mer d’Azov redevient un « lac russe »

Le prise de contrôle de la mer d’Azov par la flotte russe est la conséquence directe de l’annexion de la Crimée en 2014.

Dès 2018, un pont de 18 km, le plus long du pays, construit à grands frais par Moscou (sans doute plus de 3 milliards d’euros), a permis d’enjamber le détroit de Kertch et de relier directement la péninsule au district Sud de la fédération de Russie. 

Du même mouvement, les mesures restrictives se sont multipliées, visant les bâtiments ukrainiens souhaitant gagner la mer d’Azov en provenance de la mer Noire, et vice-versa.

Tout passage, dans un sens ou dans l’autre, doit être préalablement notifié à Moscou, surtout s’agissant de navires de guerre.

Une demande d’autorisation dont s’étaient dispensées les trois frégates arraisonnées en novembre dernier par la flotte russe, donnant ainsi lieu à la crise que l’on sait : arrestation des équipages ukrainiens et, en représailles, nouvelles sanctions américaines contre la Russie…

Il est vrai que l’Ukraine avait fourni aux Russes un prétexte (involontaire ?) pour renforcer ses mesures coercitives : en mai 2018, le député ultra-nationaliste, Ihor Mosiychouk, avait appelé les autorités de Kiev à « détruire » le pont de Kertch, assimilé à une « infrastructure ennemie ». (Ukrainian MP suggests destroying Crimean bridge, EurAsia Daily, 22 mai 2018.) 

Résultat de cette perturbation du trafic qui bénéficie exclusivement à la Russie : les deux principaux ports ukrainiens de la mer d’Azov que sont Marioupol et Berdiansk, se trouvent désormais au bord de l’asphyxie.

Selon l’agence américaine Straford, numéro un de l’information stratégique privée, leurs trafics de fret se sont effondrés respectivement de 27 et de 47% entre 2015 et 2017 (voir à ce sujet).

Une situation dont la politique de puissance russe n’est d’ailleurs pas seule responsable : « Le blocus du Donbass décidé par Kiev, rappelle Igor Delanoë, diplômé d’Harvard et professeur au Collège universitaire français de Saint-Pétersbourg, a coupé les deux villes de leur arrière-pays ; et la chute du produit intérieur brut (PIB), de 40 % depuis 2013, compromet leur activité. En maintenant la pression sur la navigation ukrainienne, Moscou se dote d’un levier qui, le moment venu, pourrait lui servir à négocier des contreparties, comme la réouverture des canaux d’eau douce alimentant la Crimée » (Le Monde diplomatique n°778, janvier 2019). 

Un approfondissement constant du partenariat russo-turc

Parallèlement au renforcement de son emprise militaire sur la mer Noire, Moscou ne cesse d’approfondir son partenariat économique avec Ankara, notamment par le biais énergétique.

Dernière étape en date : le gazoduc Turkish Stream, réalisé par Gasprom, dont le tronçon sous-marin de 900 km a été achevé en novembre dernier, mais aussi la construction de la première centrale nucléaire turque par Rosatom, dont le chantier a démarré en avril 2018.

Dans l’ordre diplomatique, le processus tripartite d’Astana (Russie-Turquie-Iran), lancé en 2017 dans le cadre du conflit syrien, a considérablement rapproché Moscou d’Ankara.

Même si les deux capitales divergent à propos du sort des Kurdes – les Russes veulent voir le gouvernement de Damas récupérer les zones détenues par ces derniers en territoire syrien, tandis que les Turcs voudraient y implanter des troupes – au moins le départ des Américains leur donne-t-il l’occasion de régler la question entre eux.

Ce qui signe le retrait occidental sur ce théâtre majeur du Moyen-Orient et constitue, selon l’ancien ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine, « la démonstration la plus spectaculaire de l’affaiblissement de la puissance américaine et occidentale depuis 1989 » (Le Monde, 15 mars 2019).

Inimaginable pour un pays de l’Otan équipé par définition d’armes américaines, l’achat de missiles S400 russes par Ankara ne cesse, par dessus-tout, d’aigrir les relations entre la Turquie et les Etats-Unis.

Un peu comme si la Pologne, alors membre du Pacte de Varsovie, avait acheté des missiles Stinger au Pentagone, en pleine guerre froide !

Pour faire pièce à l’avancée de l’Otan, Moscou opte pour la stratégie du « déni d’accès »

Or le S400 n’est pas seulement une redoutable arme offensive : elle fait partie de ce que les spécialistes nomment « dispositifs à déni d’accès » (Anti-Access/Area Denial).

Des systèmes qui, explique Olivier Dujardin, chercheur au CF2R (Centre français de recherche sur le renseignement) et spécialiste dans le traitement des signaux radars, « permettent de créer des bulles de protection de plusieurs centaines de kilomètres autour de leur position » en perturbant le recueil d’information nécessaire avant une attaque, mais aussi en modifiant « l’apparence et l’organisation d’un site ou d’un bâtiment et/ou en ajoutant des faux afin de tromper les moyens de guidage intelligent de certains missiles de croisière » (Note Renseignement, technologie et armement n°4 du CF2R, mai 2018).

Non contents d’en équiper la Turquie, les Russes ont déjà déployé ce type d’armes en Crimée.

Ils y ont également installé des batteries côtières mobiles de type Bastion (code OTAN : SS-C-05 Stooge), équipés de missiles Onyx, capables de manoeuvrer à vitesse supersonique et d’atteindre leur cible à partir de positions situées jusqu’à 200 km à l’intérieur des terres. 

Cette longueur d’avance prise par Moscou dans les stratégies de contremesures électroniques n’inquiète pas seulement l’Otan s’agissant de mer Noire.

Elle concerne désormais potentiellement l’Est du bassin Méditerranéen. Profitant de son intervention en Syrie, l’armée russe a ainsi créé la surprise en implantant deux « bulles de déni d’accès » autour de ses bases navales de Lattaqié et de Tartous, concédées par Damas.

Surtout, comme le remarquait dans nos colonnes Martin Motte, auteur du Traité de stratégie de l’Ecole de guerre (CLES HS 81, janvier 2019), les Russes sont parvenus à abolir la frontière traditionnelle entre Heartland et Rimland (le territoire profond et sa ceinture côtière, selon la distinction de Nicholas Spykman) en détruisant des positions de Daech situées sur le Rimland au moyen de missiles tirés depuis la mer Caspienne, donc en plein Heartland.

Intervenu à l’automne 2015, cet évènement passé inaperçu du grand public, a durablement secoué l’état-major de l’Otan : les missiles employés, dits Crabbes, d’une portée de 1500 km, seraient, en effet, supérieurs aux Tomahawk américains…

Au point que l’amiral Gortney, patron du Norad (North American Aerospace Defense Command), les qualifie de « menaces pour la défense du territoire américain lui-même » (voir l’article de Jean-Paul Baquiast sur le blog de Mediapart)…

Exagération « pédagogique » ou non, le fait est là : depuis la Mer d’Azov jusqu’à la Méditerranée orientale, les rapports de force régionaux ont plus bougé en dix ans qu’en cent !

Pour aller plus loin :

  • La Russie s’affirme en mer Noire, par Igor Delanoë, Le Monde Diplomatique, N° 778, pp. 1 et 12, Janvier 2019 ;
  • Déni d’accès et brouillard de la guerre, par Olivier Dujardin, Note Renseignement, technologie et armement n°4, mai 2018, CF2R.org ;
  • Le S-400 russe Triumph, nouvelle arme fatale russe ? par Jean-Paul Baquiast, Mediapart, 24 janvier 2019.

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