Une extension du domaine de la lutte entre États ?
La compétitivité est devenue l’un des impératifs catégoriques de la gouvernance contemporaine. Réservée initialement aux activités économiques, « la compétitivité est aujourd’hui un concept central dans le discours public. Les nations doivent être compétitives au même titre que des entreprises », constate Gilles Ardinat, professeur agrégé de géographie dans son ouvrage sur la Géographie de la compétitivité (Prix Le Monde de la recherche universitaire 2013). À l’instar du classement annuel du Forum économique mondial de Davos, les pays sont désormais comparés à l’aune de critères relatifs à leur compétitivité. Cette évolution ne va pourtant pas de soi.
En soulignant la transposition de concepts économiques dans le champ lexical et les pratiques de la sphère publique, elle interroge plus fondamentalement la relation entre nation, économie et territoire. Or ce qui est valable pour l’entreprise l’est-il forcément pour l’État ? Et en changeant d’échelle, la compétitivité n’illustre-t-elle pas l’une des facettes nouvelles des traditionnelles rivalités interétatiques ?
Substantif dérivé du mot « compétition », la compétitivité signifie communément ce « qui est susceptible d’affronter la compétition ». En économie, elle renvoie plus spécifiquement à l’aptitude ou à la capacité d’une entreprise à affronter la concurrence en proposant « des produits marchands (biens ou services) moins chers ou de meilleure qualité que ses concurrents » (Alternatives Économiques, Hors-série Poche n°64). Par extension, ce concept se dit aussi d’un territoire – de la ville aux grands ensembles géopolitiques en passant par les États – confronté à la concurrence et qui a donc une obligation plus globale d’attractivité. Ainsi entendu, la compétitivité est étroitement liée à l’accélération de la mondialisation et à la notion d’avantage compétitif.
La matrice idéologique de la compétitivité territoriale
Aux sources de la compétitivité est la théorie économique libérale. Adam Smith avec la théorie des avantages absolus (La richesse des nations, 1776), puis David Ricardo avec celle de l’avantage comparatif (Des principes de l’économie politique et de l’impôt, 1817), vont poser le principe que les pays disposent d’avantages productifs qu’ils ont tout intérêt à valoriser dans le commerce international. Ce modèle désormais classique stipule qu’un pays oriente sa production pour laquelle il est, comparativement à ses concurrents, le plus avantagé – ou le moins désavantagé. Sa compétitivité lui assure alors un marché qui génère des gains lui permettant de s’approvisionner en produits que d’autres fabriquent à meilleur coût. Tout pays est ainsi assuré d’être gagnant dans un contexte de libre-échange.
En dépit des différences de développement introduites par les révolutions industrielles et de son caractère idéal, qui présuppose l’absence de toute distorsion de concurrence, cette théorie reste au cœur même de la logique de la majorité des économies contemporaines et surtout des organismes en charge de la gouvernance économique, comme l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
Cependant, « ce ne sont plus uniquement les produits qui se concurrencent (comme dans le modèle classique de David Ricardo), mais également les territoires. La mondialisation contemporaine conduit à une mise en compétition des systèmes sociaux, fiscaux, juridiques et productifs », constate Gilles Ardinat. Pour lui, « l’ensemble des paramètres éco- nomiques et sociaux qui caractérisent une société semble devoir se conformer à cette nouvelle exigence ». Le credo des bienfaits de la libre concurrence se voit en effet transposé à l’échelle des territoires et donc des populations. Pour les théoriciens de l’économie géographique, puis de la nouvelle économie géographique, la mondialisation impose de repenser la relation entre économie et espace.
Loin d’avoir supprimé les territoires, « la mondialisation néolibérale a conduit au contraire à une inflation de discours au sujet de leur compétitivité », analyse encore Gilles Ardinat. Les coûts de main-d’œuvre comme de transport diffèrent, par exemple, sensiblement d’une région à l’autre. Michael Porter, professeur à Harvard, réactualise ainsi Ricardo avec sa théorie de l’avantage concurrentiel national que les clusters sont les plus à même de défendre efficacement. Ces derniers, qui correspondent peu ou prou aux pôles de compétitivité français, rassemblent sur un territoire, autour de filières économiques précises, l’ensemble des acteurs concernés (entreprises, sous-traitants, universités et centres de recherche, services publics, etc.).
L’idée est qu’un territoire ne gagne en compétitivité mondiale qu’à la condition de se spécialiser et de réaliser des économies d’échelle localement. La Silicon Valley aux États-Unis, le distinct de Bangalore en Inde ou le plateau de Saclay en région parisienne comptent parmi les exemples les plus connus. Dans cette conception, l’État a un rôle important pour créer ces agglomérats et leur fournir les infrastructures nécessaires – notamment de communication – à leur développement.
De la valorisation du terroir au marketing territorial
Parallèlement à l’approche par filières à l’échelon régional, s’est instituée l’idée que ce qui prévalait pour l’entreprise valait pour les États eux-mêmes : de la compétitivité générale d’un pays résulte la croissance de ses entreprises. L’une et l’autre dépendant pour partie des investissements directs étrangers (IDE), il en découle la notion d’attractivité internationale, résultante directe de la libre circulation des capitaux et des talents que les pouvoirs publics cherchent à attirer et à fidéliser. Depuis les années 1990, les États développent ainsi des stratégies dites de « marque pays » (Nation Brand), qui sous-tendent que les nations peuvent aussi être des objets de marketing dans la compétition mondiale. L’enjeu étant de concilier leur caractère structurel et leur logique d’action dans la durée avec l’immédiateté et l’émotionnel qui caractérisent, aussi, les choix et flux financiers internationaux.
Similaires à celles qui prévalent déjà pour certaines régions, grandes agglomérations ou clusters, les politiques de « marque pays » se veulent des outils fédérateurs. On parle de « bannière » commune ou encore de « territoire de marque » au service de la compétitivité des entreprises et des industries nationales. Cette notion « a toujours été naturelle dans le champ du tourisme et de la communication publicitaire qui l’accompagne. Elle est aussi associée au ‘made in’ et à sa signification pour ne pas parler de sa valeur ajoutée », rappelle Jean-Noël Kapferer, professeur à HEC. Mais, aujourd’hui, elle « va au-delà des labels passifs et des certifications d’origine ». Il s’agit ici d’inverser le lien traditionnel entre qualité et territoire d’origine. « Ce sont les caractéristiques générales, réelles et imaginaires, d’un pays – sa marque – qui peuvent bénéficier ou non à l’ensemble de sa production », précise Armand Hatchuel, professeur à Mines ParisTech. La « marque pays » s’attache avant tout à maximiser l’attractivité d’un territoire national.
Elle doit pour cela puiser dans les représentations qu’a la nation d’elle-même et qu’elle renvoie à l’extérieur de ses frontières. Le projet d’une « marque France »s’inscrit dans cette logique et explique l’effort préalable qui a été mené pour définir l’identité culturelle et économique du pays telle que perçue à l’étranger – mais que les forces vives françaises doivent également pouvoir s’approprier. Tout l’enjeu est d’associer à la France non seulement une certaine image d’Épinal (douceur de vivre, luxe, gastronomie…), mais aussi l’innovation technologique et l’industrie de pointe (TGV, aéronautique, nucléaire, automobile, numérique, etc.). Une telle stratégie impose d’être pensée et promue afin de faire partager collectivement cette représentation imaginaire. Pour Armand Hatchuel, « bâtir une marque commence donc par l’adhésion des personnes en interne car ce sont elles qui font la marque et qui soustendent sa capacité à offrir la garantie de qualité – urbi et orbi – qui est la première fonction d’une marque, mais aussi d’autres fonctions telles que la fierté, l’identification, le statut ».
Si la « marque pays » représente un indéniable levier d’influence, ne risque-t-elle pas de se heurter aux fondements sociétaux qui ne sont pas toujours compatibles avec le libéralisme économique le plus débridé ? Faire d’un État-nation une marque ne revient-il pas à généraliser la marchandisation de la société ? Cette marchandisation induit en effet une déstabilisation permanente des structures économiques des territoires concernés. La compétitivité n’est pas un concept neutre, loin s’en faut. Sur la base d’un Benchmark international dont les cibles et les critères sont déjà en soi des choix politiques, elle incite à une orientation des décisions publiques vers des réformes de l’organisation du travail, de la protection sociale, du droit social individuel comme collectif, de la fiscalité privée mais aussi publique, etc., qui tendraient à un alignement vers un modèle dominant – donc censément vertueux. Car si l’attractivité peut faire valoir des éléments de différenciation comme autant d’avantages comparatifs, la compétitivité se mesure et se compare nécessairement à partir d’un standard.
La compétitivité, nouvelle mesure de la puissance des États?
Si la mondialisation économique est désormais l’arène privilégiée de la compétition entre États, la compétitivité est d’évidence l’une des expressions nouvelles de leur degré de puissance et d’influence. Géopolitiquement, elle dessine les contours d’un « système profondément hiérarchique [où] les territoires ne sont pas égaux face à la mondialisation » (Gilles Ardinat). À l’échelle des nations, elle contredit les chantres du néolibéralisme et affirme clairement une conception néo-mercantiliste d’un monde divisé entre gagnants et perdants, entre puissances compétitives et périphéries.
Pour le stratégiste américain Edward Luttwak, la compétitivité participe d’une logique conflictuelle traduite en termes commerciaux. Ce que déplore l’économiste néokénésien Paul Krugman, qui y voit un facteur de « guerre économique ». Il en est en effet de la course à la compétitivité comme de la course aux armements ou aux technologies: tout avantage est temporaire. C’est une logique qui produit en retour le patriotisme, le protectionnisme ou les sanctions économiques. Bien loin d’une vision par trop angélique, n’en déplaise aux instances de gouvernance mondiale et aux agences en charge de la notation des performances des pays, la mise en compétition des nations n’est pas régie par les seules lois du marché et du libre-échange.
Pour aller plus loin
-
Géographie de la compétitivité, par Gilles Ardinat, PUF, Coll. « Partage du savoir », 244 p., 19 € ;
- Comprendre la mondialisation en 10 leçons, par Gilles Ardinat, Ellipses, 192 p., 14,50 € ;
- « France : Pourquoi penser marque ? », par Jean-Noël Kapferer, in Revue française de gestion vol. 37, Lavoisier, 172 p., 66 € ;
- « Les pays sont-ils une marque ? », tribune d’Armand Hatchuel, in Le Monde, 26/03/2012.