Mar 212013
 

L’Europe du Sud-Est en quête d’avenir

Comme au début du XXe siècle, les Balkans reviennent au centre de l’actualité européenne. Espace dénué de frontières indiscutables entre Danube et mont Olympe, ils comprendraient, pour le géographe Paul Garde (1999), l’ensemble de l’ex-Yougoslavie, l’Albanie et la Roumanie. Ce dernier pays est l’invité d’honneur du 33e Salon du livre de Paris, qui ouvre ses portes ce 22 mars.

« Pays Janus », d’où peuvent surgir tout à la fois des écrivains éblouissants (Cioran, Mircea Eliade, Eugène Ionesco) et des scandales économiques et criminels retentissants, la Roumanie est à l’image d’une région énigmatique. « Parallèlement aux blocages et aux violences, les Balkans ont connu au cours de la dernière décennie de rapides transformations, particulièrement dans le domaine économique. Celles-ci ont modifié radicalement la vie quotidienne de ses habitants, les faisant entrer de plain-pied dans la mondialisation », relèvent Amaël Cattaruzza et Pierre Sintès dans l’Atlas géopolitique des Balkans (2012).

L’ensemble de l’Europe du Sud-Est devrait maintenir en 2013 une croissance de +1,5 %. Mais la région doit encore relever les défis de la lutte contre le crime organisé et de l’instauration d’États de droit conformes aux critères de l’Union européenne. Vaste programme! Les Balkans, aux limites géographiques mouvantes selon les âges et les écoles géopolitiques, composés d’un enchevêtrement inextricable de nationalités et de minorités, ont inspiré le terme de « balkanisation » (Walther Rathenau) pour désigner tout processus de désintégration violente d’un espace politique.

Au risque du cliché, cette image renvoie à une certaine réalité. Comme le rappelle le géographe et diplomate Michel Foucher, les Balkans comptent encore près de « 25 contentieux et facteurs de tensions » au sein d’un espace d’une très grande disparité. La normalisation en cours dans tous les domaines – économique, politique, sociologique, diplomatique, etc. – reste donc à la fois fragile et très inégale.

Une région économique en devenir

L’Europe du Sud-Est n’est pas dépourvue d’atouts, loin s’en faut. À commencer par sa position géographique, entre la vieille Europe à l’Ouest, l’Europe centrale au Nord, « l’étranger proche » russe au Nord-Est et la Turquie à l’Ouest. La région bénéficie en outre d’une double façade maritime, à la fois sur la Méditerranée (via les mers Adriatique, Ionienne et Égée) et sur la mer Noire, en passant par la mer de Marmara en direction de l’Asie mineure. Reste que cette position de « carrefour des empires et des civilisations » (Pascal Gauchon) n’est pas pleinement exploitée.

Les guerres des années 1990 en ex-Yougoslavie, en particulier, ont été préjudiciables au réseau de transports. En raison des embargos et de l’insécurité, « les flux internationaux contourn[aient] ces obstacles en utilisant des itinéraires alternatifs« , expliquent Amaël Cattaruzza et Pierre Sintès. « Après les conflits, les transports dans les Balkans sont donc difficiles à cause de réseaux mal entretenus ou obsolètes, et des lenteurs accumulées dues aux nouvelles frontières nationales. »

L’Union européenne a certes entrepris de reconnecter la région au cœur de l’Europe productive. Mais si les grands corridors paneuropéens intègrent de nouveau les Balkans, ils ne permettent toujours pas l’intégration de nombre de sous-régions. L’enjeu est donc maintenant de relier ces espaces oubliés aux centres les plus dynamiques. Leur développement économique, tout comme une pacification politique durable, en dépendent.

La Russie, appuyée notamment sur la Serbie, considère les Balkans comme l’une de ses zones d’influence traditionnelles, et s’y heurte aux intérêts anglo-saxons et allemands. Depuis plus d’une décennie, Moscou multiplie les investissements dans le domaine énergétique. Ce qui est loin d’être neutre : les crises de 2009 entre la Russie et l’Ukraine ont opportunément rappelé que le gaz est une arme diplomatique, et plus généralement que les choix énergétiques sont de nature stratégique.

Prévu pour 2015, le gazoduc South Stream doit ainsi permettre un approvisionnement de l’Europe en gaz russe en passant par les Balkans pour contourner l’Ukraine et la Biélorussie. Si, financièrement et économiquement, la région a tout à y gagner, le risque de dépendance vis-à-vis du Kremlin est réel. D’autant plus que Vladimir Poutine a déjà fait savoir qu’il s’opposait à un élargissement de l’OTAN aux Balkans. Bruxelles et Washington soutiennent donc un projet de gazoduc concurrent – Nabucco – auquel s’est d’ores et déjà ralliée la Bulgarie. La « balkanisation » continue…

Lorsque leur base industrielle n’a pas été détruite par les guerres post-Guerre froide, un grand nombre de pays de la zone ont hérité d’infrastructures et d’outils de production obsolètes, issus des économies planifiées communistes. Mais là encore, les situations nationales sont très diverses. Ainsi, la Slovénie, malgré la crise actuelle, dispose des infrastructures nécessaires à son développement, ainsi que d’une main-d’œuvre de qualité et encore bon marché. Atouts qui lui permettent de posséder une solide industrie électrique, chimique et pharmaceutique. Mais elle pâtit d’un manque d’investissements étrangers et subit la concurrence de pays à bas coûts de main d’œuvre, comme la Turquie, toujours très active dans la région.

À l’inverse, la Croatie voisine appuie son développement principalement sur le tourisme. Délaissée par le régime titiste puis victime des guerres de la décennie 1990, son industrie est modeste, orientée notamment vers la chimie et le textile. Elle a donc décidé de miser, avec succès, sur la richesse de son littoral. Le tourisme croate – avec pour slogan « la Méditerranée retrouvée » – est en plein essor et représenterait 25 % du PIB national. Avec moins de succès, l’Albanie ou le Monténégro tentent un développement similaire. Seule la Bulgarie, avec ses stations balnéaires sur la mer Noire, peut à ce jour rivaliser avec la Croatie.

Un espace encore largement criminogène

L’un des points noirs de la région reste l’emprise des réseaux criminels. Loin de la figure romantique des haïdouks – ces brigands au grand cœur sévissant dans les Balkans sous domination ottomane -, les mafieux contemporains d’Europe du Sud- Est ont tout de « prédateurs » (Xavier Raufer). Leurs trafics désormais internationaux concernent d’abord la drogue. Par la « route des Balkans » transiteraient, via la Turquie, près de 40 % de l’héroïne afghane à destination de l’Europe occidentale. Et de nouveaux itinéraires sont apparus au cours de la dernière décennie.

Ainsi, les réseaux serbes et monténégrins importent de la cocaïne sud-américaine et investissent dans le marché des drogues de synthèse. « Les corridors fonctionnent dans les deux sens, cocaïne dans un sens, amphétamines dans l’autre, vers la Turquie et au-delà« , précisent les auteurs de l’Atlas géopolitique des Balkans. Ces « routes » une fois ouvertes servent à tous les trafics illicites : armes de guerre, marchandises contrefaites, êtres humains.

Du levant vers le ponant, des milliers de migrants clandestins traversent aujourd’hui la région par voie terrestre ou maritime. S’agrègent à ces flux non maîtrisés des populations directement originaires des Balkans, comme les Roms. La contrefaçon (de cigarettes, DVD, pièces automobiles, parfums…) représente aussi une bonne partie des flux illégaux qui traversent la zone. Mais les Balkans ne sont pas seulement un espace de transit : ils sont également producteurs d’une « économie noire« .

Outre les drogues chimiques, les mafias balkaniques sont des acteurs majeurs de la prostitution et des trafics sexuels. « Selon l’Organisation internationale de la migration, près de 120 000 femmes et enfants pourraient être victimes de traite chaque année dans les Balkans« , précisent Amaël Cattaruzza et Pierre Sintès. Plus récemment, la Roumanie s’est positionnée comme l’une des plateformes mondiales du hacking, incitant le FBI américain à former son homologue local, totalement démuni face à cette nouvelle menace.

Une bonne partie de la région reste ainsi gangrenée par des organisations criminelles de rang international, à l’instar de la mafia albanaise, qui « sévit dans tous les secteurs traditionnels d’activités criminelles : la drogue, la contrebande, le trafic d’armes, le racket, et enfin, le trafic d’êtres humains […] et même le trafic d’organes » (cf. note CLES n°19 « Les dangers des quasi-États« ). Il en résulte une corruption et une connivence générales qui battent en brèche l’autorité légale. La criminalité est la conséquence de l’affaiblissement de l’État, et réciproquement. De l’Albanie à la Bosnie-Herzégovine, en passant par le Kosovo, syndicats du crime et institutions officielles cohabitent, voire se confondent.

Les Balkans ou la question du limes européen

Face à une région qui n’en a pas encore fini avec ses différends géopolitiques et qui peine à instaurer de solides États de droit, l’Union européenne a fait le pari d’une intégration rapide et énergique à son espace politique et économique. Après la Slovénie, la Bulgarie et la Roumanie, la Croatie deviendra cette année le cinquième État-membre issu de cette zone. Et c’est bien l’ensemble de la région qui a vocation à rejoindre l’Union.

Bruxelles a mis en place dès novembre 2000 un instrument de pré-adhésion avec les Accords de stabilisation et d’association (ASA). Chaque pays s’est vu remettre une feuille de route au sein de laquelle la coopération transfrontalière tient une place importante. Ainsi, les ASA « suggéraient que l’intégration des Balkans se ferait de manière différenciée, pays par pays, et non de manière globale, créant une concurrence de fait entre ces pays« , analysent Amaël Cattaruzza et Pierre Sintès. Le cas des Balkans révèle que la contradiction entre approfondissement et élargissement de l’Europe est loin d’être dépassée.

Voilà près de cinq ans que la Bulgarie et la Roumanie sont membres de l’UE, et il n’est toujours pas question de valider leur adhésion à l’espace Schengen, Berlin persistant à se méfier d’administrations et de gardes frontières hautement corruptibles. Lorsque l’on sait que Bucarest et Sofia octroient avec la plus grande facilité la double nationalité aux Moldaves et aux Macédoniens, c’est la question même des frontières de l’espace européen qui est posée. Elle renvoie une fois encore l’Union européenne à sa vision politique. Ou plutôt à son absence.

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