Auteur d’une trentaine d’ouvrages de références, François Thual est incontestablement l’un des “maîtres” français de la géopolitique. Aujourd’hui conseiller de la présidence du Sénat, il a passé sa vie à décrypter la complexité du monde des États-Unis à l’Asie en passant par le Moyen-Orient dans oublier bien sûr l’Europe centrale et orientale dont il est l’un des plus éminents spécialistes.
Dans un récent ouvrage d’entretien, il revient sur son itinéraire intellectuel, la genèse de sa passion pour la géopolitique et la nature de cette discipline. Au-delà de ses analyses percutantes, ce qui frappe c’est la profondeur du regard porté sur le monde. Avec François Thual (qui fut le co-lauréat – avec Richard Labévière – du Prix Anteios du livre de géopolitique décerné lors du Festival de géopolitique de Grenoble en 2009 pour son ouvrage La bataille du Grand Nord a commencé, aux éditions Perrin), la géopolitique n’est pas seulement une méthode d’analyse rigoureuse. Elle confine à la philosophie et devient ainsi une école de réalisme mais aussi d’humanisme.
La passion des autres.” Le beau titre du livre d’entretien que vient de publier François Thual révèle l’origine de sa vocation pour la géopolitique.On apprend ainsi que, dans son enfance,son passe-temps favori consistait à aller à la rencontre des étrangers qui cohabitaient dans son immeuble parisien. Il y avait là des Polonais, des Russes, des Lituaniens, des Grecs et des Anglais… “J’ai beaucoup appris de mes voisins”, déclare-t-il, avec une simplicité remarquable. Cet élan initial le conduira ensuite à poursuivre des études de sociologie et à apprendre plusieurs langues étrangères avant de sillonner le monde.Avec toujours un même objectif : comprendre les ressorts profonds des relations entre les sociétés.C’est ainsi que François Thual est devenu l’un des pionniers français de la géopolitique.
La géopolitique, “machine à casser les idéologies”
Justement, comment définit-il celle-ci ? D’abord comme une école de réalisme. “La géopolitique, dit-il, est une enquête, une machine à casser les idéologies […]. La pensée idéologique ou délirante privilégie un facteur unique.Or, les causes sont toujours multiples. Selon les crises, il y a un re-pyramidage spécifique des facteurs. Parfois l’économique prime sur les autres, parfois le facteur religieux, parfois l’intérêt stratégique.”
Cette volonté de disséquer les faits et de voir le monde tel qu’il est – et non tel que l’on souhaite qu’il soit – prémunit contre l’angélisme.À l’issue d’une vie de recherches exigeantes, le jugement de François Thual tombe comme un couperet : “La paix,comme le bonheur, est un mythe, une utopie. […] De fait, le vivant,c’est la dévoration de l’autre, de la bactérie à la baleine. La géopolitique, elle, observe la dévoration des sociétés entre elles.” Un message pas toujours facile à entendre par nos contemporains : “En 1990,se souvient François Thual, j’ai vécu la fin de la guerre froide au Sénat,tout le monde criait à la paix, alors que, depuis, il n’y a jamais eu autant de guerres… La géopolitique n’est pas une propédeutiqueau nihilisme, mais il faut se méfier des utopies angéliques.”
La géopolitique, antidote au prophétisme
Cette volonté de réalisme agit aussi comme un antidote au prophétisme. La géopolitique est une école de modestie et une incitation à la prudence intellectuelle.Pour François Thual, elle “n’est pas une science, au sens où il n’est pas possible de découvrir des liens de causalité suffisamment systématiques pour pouvoir prévoir ce qui va se passer. Les raisons d’un conflit sont toujours nombreuses et inédites. S’il fallait emprunter un concept à la science, ce serait celui de stochastique, ou celui de randomisation, pour introduire l’idée d’aléatoire.”
De fait, dans l’histoire humaine, les aléas sont nombreux et ils peuvent en modifier le cours. Il y a d’abord les hasards de la vie : “Bismarck a failli se noyer à Biarritz en 1867. S’il ne s’en était pas tiré, la guerre de 1870 aurait-elle eu lieu ? Lénine a failli se faire renverser par un tram à Paris,alors qu’il se déplaçait à vélo… Je ne sais pas si vous avez déjà vu la mort en face. Pour ma part, j’ai failli mourir plusieurs fois, et j’en ai tiré cette leçon : tout n’est que contingence.” D’autant que d’autres forces contingentes sont aussi à l’œuvre dans l’histoire. “Les sociétés humaines sont aussi conditionnées par d’autres facteurs ‘extra-géopolitiques’ comme les épidémies, les famines, les catastrophes naturelles. Ainsi, quand les Turcs s’emparent des Balkans, c’est qu’ils ont été vidés de leur population par la peste. […] Au Moyen-Âge, le Japon échappa à l’invasion des Mongols, en raison d’une terrible tempête qui
coula leur marine.”
Salutaire rappel :les déterminants géopolitiques peuvent permettre d’identifier des permanences historiques et tracer des lignes de force,mais elles ne peuvent suffire à prévoir avec certitude et précision le cours des événements à venir.En s’attachant à prendre en compte la pluralité des facteurs à l’origine des événements, la géopolitique est une fenêtre ouverte sur la complexité du monde.
La géopolitique comme méthode d’analyse
Dès lors, à quoi peut bien servir la géopolitique,notamment pour les décideurs publics ou privés ?Tout simplement à envisager sans a priori la palette complète des possibles. À ce sujet, François Thual évoque sa propre expérience de conseiller de Président du Sénat : “Mes propres rapports se terminent toujours par la présentation de plusieurs hypothèses d’évolution, quelles que soient les crises ou les situations analysées.Oralement, j’indique celle qui me semble la plus probable,mais il serait présomptueux de l’écrire. Le futur ne se déduit pas automatiquement du présent.”
Toutefois, preuve que la géopolitique n’est pas vaine pour autant, François Thual a quelques belles analyses prémonitoires à son actif, comme,par exemple, celles qui l’ont conduit à anticiper avec dix ans d’avance, le conflit du Kosovo ou le réveil du chiisme. Ces réussites reposent sur la mise en œuvre d’une méthode à la fois simple et rigoureuse. “Le géopoliticien,comme un médecin,mène un constat attentif et lance des hypothèses. Il n’utilise ni boule de cristal,ni pifomètre mais jette un coup d’œil sur le monde.” À l’en croire, tout repose, in fine,sur “sept questions à se poser : qui veut quoi, pourquoi,comment, avec qui contre qui, où, quand ? Une fois que l’on a répondu à ces éléments, on a 90 % des informations utiles pour comprendre les enjeux d’un conflit. Les 10 % qui restent sont indéterminés, c’est la place de l’événement, de l’aléatoire”. C’est aussi la marge d’incertitude avec laquelle doit apprendre à vivre tout décideur qu’il soit public ou privé. Chacun le sait : l’art de décider implique nécessairement une part de risque que la géopolitique peut contribuer à réduire mais pas à gommer totalement.
Constats pour aujourd’hui et hypothèses pour demain
Cette prudence n’empêche cependant pas François Thual de formuler quelques constats fondamentaux qui, souvent, vont à l’encontre des idées reçues.Ainsi, alors que, pour l’opinion dominante, mondialisation rime avec uniformisation voire unification de la planète, il évoque plutôt une “fragmentation du monde”. Explication : “Depuis le XVIe siècle, la modernité s’est caractérisée, à la sortie du monde féodal, par une unification des microstructures politiques du passé. […] Depuis 1945, on a assisté à un retournement massif de cette dynamique.[…] À la création de l’ONU,on comptait une cinquantaine de pays membres.Aujourd’hui, ils sont plus de 190,sans ajouter ceux qui ne sont pas reconnus” (voir à ce sujet la note CLES n°19 sur “Les dangers des quasi-États”).
Comment l’expliquer ? D’abord en remarquant qu’il n’y a “aucune opposition entre le décloisonnement des économies post-coloniales ou post-communistes et la prolifération des États”. Ensuite en constatant que le territoire est, aujourd’hui encore, objet de désir et de convoitise de la part des peuples et des États. Face aux tenants de l’avènement d’un monde déterritorialisé, François Thual décrit une réalité plus contrastée : “l’idée que le monde est dominé par les réseaux n’est pas contradictoire avec le fait que le territoire demeure la base de toute volonté de puissance,même si cette dernière est souvent économique”. Cette situation démultiplie bien sûr les occasions de conflits d’autant plus violents que les sentiments territoriaux et identitaires font partie, pour le meilleur mais aussi pour le pire, de la nature humaine.Toutefois,selon lui, il faudra aussi compter à l’avenir avec d’autres enjeux géopolitiques structurants et d’autres motifs de conflits, comme ceux liés à la raréfaction de ressources naturelles : matières premières, énergies fossiles et même, eau.
Quand le réalisme conduit à l’humanisme
De tels constats pourraient mener à une forme de désespoir géopolitique.Or, il n’en est rien. Car pour François Thual les enseignements de la géopolitique peuvent aussi permettre aux hommes de s’élever et de mieux maîtriser les pulsions archaïques souvent à l’œuvre dans l’histoire des relations internationales. “La géopolitique doit, dit-il, prendre en compte l’épaisseur de la tragédie humaine. La compréhension froide et positiviste des faits ne peut être que fécondée par une réflexion humaniste. On ne parle pas d’atomes, mais d’êtres humains. Les tragédies du Rwanda et du Soudan, les guerres que nous connaissons et celles qui se profilent… Il faut se dire que ce sont des êtres humains comme nous qui vont s’entre-tuer, avant de se demander pourquoi.” Où l’on découvre qu’en matière de géopolitique, le réalisme peut mener à l’humanisme.
- “La passion des autres. Itinéraire d’un géopoliticien du XXe siècle”,par François Thual (Conversations avec Emilie Chapuis),CNRS Éditions, janvier 2011, 140p.,20 €.