Nov 262010
 

En Occident, la représentation d’un Extrême-Orient russe appelé à passer, à plus ou moins brève échéance, sous domination chinoise en raison de dynamiques démographique et économique divergentes de part et d’autre du fleuve Amour est devenue un lieu commun. Voici quelques mois, au prix d’une certaine simplification géographique, le magazine Courrier International titrait ainsi : “Far-East, quand la Sibérie sera chinoise”. Pour deux contributeurs d’une récente livraison de revue Hérodote consacrée à la “géopolitique de la Russie”, les jeux ne sont pourtant pas faits, Moscou ayant décidé d’investir à nouveau dans ces régions sinistrées depuis l’éclatement de l’URSS. Si l’avenir de ces confins russes reste incertain, une chose est cependant sûre : l’Extrême-Orient russe démontre, à la manière d’un cas d’école, combien le développement économique constitue un facteur déterminant du destin géopolitique des peuples.

La prédiction d’un Extrême-Orient russe appelé à devenir chinois n’est pas seulement un lieu commun occidental. Comme le relèvent Cédric Gras et Vycheslav Shvedov, “les journaux russes non plus n’hésitent pas à présenter leur Extrême-Orient comme un territoire condamné à une sinisation inéluctable”. Ils citent ainsi le cas du magazine de la compagnie Sibir Airlines titrant, en mars 2010 sur l’émergence d’une “Chine russe”, c’est-à-dire d’une “province chinoise dans la fédération multiethnique de Russie”.

Une région en déshérence depuis la dislocation de l’URSS

Ces prévisions ne sont pas seulement le fruit d’une Russie blessée dans son orgueil impérial et donc prompte à surévaluer les menaces, voire les conjurations, qui pèsent sur elle. Elles se nourrissent également de la fascination qu’exerce, là-bas aussi, la stupéfiante croissance chinoise avec, en l’espèce, une différence majeure par rapport à l’Europe : pour les Russes, les Chinois ne sont pas de lointains rivaux économiques, mais des voisins immédiats auxquels les oppose une rivalité géopolitique séculaire. Enfin, il y a aussi des données objectives. Comme le rappellent Cédric Gras et Vycheslav Shvedov, “la dislocation de l’URSS frappa durement l’Extrême-Orient russe”. Dans les dix ans qui ont suivi, la population de cette région a diminué de 4,3 millions d’habitants tandis que son niveau de vie chutait jusqu’à “60 % en deçà des moyennes nationales”. Or, jusqu’ici, ce déclin n’a pu être enrayé. Aujourd’hui, l’Extrême-Orient russe compte environ 7,6 millions de Russes répartis sur une superficie de quelque 6600 millions de km3. Il n’y a certes pas de quoi rivaliser avec les 100 millions de Chinois vivant de l’autre côté de la frontière…

Une population en proie à une grave crise de confiance

Ce différentiel nourrit bien entendu nombre de fantasmes sur l’air de “la nature a horreur du vide”. “La rumeur colporte des chiffres effrayants sur le nombre de Chinois installés illégalement ou non en Extrême-Orient russe, allant de plusieurs centaines de milliers à quelques millions et parlant même de villages cachés ! On parle aussi d’une revendication chinoise matérialisée par exemple par l’inclusion de l’Extrême-Orient russe sur les cartes de Chine des manuels scolaires chinois, mais aussi par un programme gouvernemental de conquête démographique via des aides à ceux qui épouseraient un ou une Russe”, rapportent Cédric Gras et Vycheslav Shvedov. Autant de craintes qui révèlent la grave crise de confiance qui frappe les populations russes de la région et entretiennent une spirale dépressive très préjudiciable au maintien de l’influence russe. “Les Russes d’Extrême-Orient, coincés au ‘bout du monde’ […] se posent désormais les questions suivantes : dans quel but vivre ici ? Qu’y faire ? Pour quelles ambitions ?” Les autorités en sont toutefois conscientes. Elles savent que les réponses que donneront les habitants de ces contrées dépendent du retour à la confiance et surtout des perspectives économiques.

Le développement économique au service de la géopolitique

Pour enrayer le déclin de ses lointaines provinces, la Russie a donc décidé de reprendre l’initiative. Sur injonction de Vladimir Poutine, elle a d’abord créé une vaste Région fédérale de l’Extrême-Orient pour marquer “le retour de l’État sur un archipel hétérogène de villes souvent très éloignées et qui entretiennent entre elles moins de liens que chacune séparément avec Moscou.” L’objectif est de redonner une cohérence à la province tout en manifestant aux habitants qu’ils ne sont pas abandonnés par le pouvoir fédéral, lequel s’incarne notamment dans la nomination d’un représentant permanent de la présidence.

Cette action au plan administratif se double d’un vaste plan de développement économique. À cette fin, le gouvernement fédéral a entériné, le 28 décembre 2009, une nouvelle “Stratégie de développement socio-économique de l’Extrême-Orient et de la Transbaïkalie jusqu’en 2025”. L’horizon fixé comme les moyens déployés visent à rassurer les investisseurs et la population. La finalité géopolitique de ce plan économique est, du reste, clairement affichée. Comme le soulignent Cédric Gras et Vycheslav Shvedov, il s’agit en effet, très officiellement, d’une “entreprise géopolitique de fixation de la population sur la base d’une croissance économique et d’une amélioration des conditions de vie alignées sur la moyenne russe”.

Réactualisation d’une ancienne politique de développement

Cette façon de procéder n’est certes pas une nouveauté absolue. Dès l’origine ou presque, la colonisation russe de ces territoires s’est assise sur une double politique de déploiement de garnisons militaires – d’abord essentiellement cosaques – et d’octroi d’avantages économiques et fiscaux afin d’attirer des populations russes aux confins de l’Empire. Ainsi, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les familles de paysans sans terre qui s’y installaient, “bénéficiaient sur place de crédits à la construction ou à l’achat de bétail, étaient exonérées d’impôts les deux premières années et recevaient leurs terres quasi gratuitement”. L’octroi de primes aux militaires décidant de rester sur place, la découverte de gisements de charbon et d’or, comme le développement de la pêche et la construction du Transsibérien, artère majeure du commerce entre l’Asie et l’Europe, firent le reste. À la fin du XIXe siècle, “l’Extrême-Orient, en termes de croissance, se classait juste derrière les régions centrales russes.” Si bien qu’en seulement cinquante ans, sa population avait été multipliée par plus de 10 pour atteindre 400.000 personnes.

De même, lors de la période soviétique, “les candidats au voyage le devenaient sur la promesse d’un salaire supérieur de 60 % à la moyenne de l’URSS”. Toutefois, la priorité donnée, pour des raisons stratégiques à l’industrie militaire et la dégradation des relations avec la Chine contribuèrent à enclaver davantage la région et à la rendre toujours plus dépendante du pouvoir central soviétique. Si bien que lorsque celui-ci s’effondra, le choc fut encore plus rude que pour d’autres régions.

L’ouverture plus efficace que la bunkérisation

En cela, la politique extrême-orientale aujourd’hui menée par la Russie diverge radicalement de ce modèle. En signant, le 23 septembre dernier, “un accord de partenariat entre les régions d’Extrême-Orient et de Sibérie orientale et le nord-Est chinois jusqu’en 2018”, le président Medvedev a signifié que la Russie entendait jouer le jeu des relations économiques et commerciales avec la Chine et le reste de l’Asie. Un choix qu’il confirmera certainement à l’occasion du sommet de l’APEC (Coopération Économique Asie Pacifique) qui se tiendra en 2012 à Vladivostok. À rebours des visions pessimistes voire paranoïaques, le pouvoir central affirme ainsi “qu’il n’y a pas à avoir peur d’un voisin puissant, mais seulement à trouver le moyen de mettre à profit cette puissance”. En d’autres termes, il s’agit donc de brancher autant que possible l’Extrême-Orient russe sur la croissance asiatique.

Bien sûr, cette voie n’est pas exempte d’écueils. Comme le soulignent Cédric Gras et Vycheslav Shvedov, l’un des enjeux est “d’éviter d’être transformé en un marché à sens unique où le consommateur aidé par Moscou achèterait des biens transformés en Chine à partir
de matières premières russes”. Reste que cette nouvelle posture stratégique russe mérite d’être méditée. Elle souligne en effet que même un État souvent décrit comme nationaliste a compris que dans le contexte de la globalisation, la puissance passe davantage par l’ouverture et l’intégration économiques que par l’enfermement.

Extrême-Orient russe, une incessante (re)conquête économique”, par Cédric Gras et Vycheslav Shvedov, in Hérodote n°138, 3e trimestre 2010, 21 €.