Aux sources idéologiques des impasses actuelles
« L’Europe surmonte toujours les crises qu’elle affronte. » Une idée répandue dans les cénacles autorisés, qui postule que lorsque le désir d’Europe n’est plus, la raison s’y substitue. Pourtant, la crise dure. Et elle n’est plus seulement identitaire.
« Le manque d’unité et de coordination [de l’Europe] constitue aujourd’hui une faiblesse, qui menace sa capacité à agir et influer dans un monde de plus en plus concurrentiel« , s’alarme le professeur Pierre Verluise, directeur de Diploweb.com. Spectre d’une nouvelle crise monétaire et bancaire européenne, carences de la politique étrangère commune, situation alarmante de la Grèce et de l’Espagne…, les défis posés à l’Europe s’accumulent dangereusement. Les difficiles débats sur le budget 2014-2020 attestent de nouvelles crispations entre acteurs européens. La question budgétaire n’est pas neutre. Elle soulève avec force une question jamais tranchée : Quelle Europe voulons-nous ? Au service de quel(s) projet(s)?
Dans un ouvrage remarqué, le philosophe et historien néerlandais Luuk van Middelaar propose une grille de lecture éminemment géopolitique du Passage à l’Europe, qui fait la part belle aux représentations. Partant de la réflexion de Michel Foucault pour qui « le discours n’est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer » (L’Ordre du discours), il distingue trois discours idéologiques à la source de l’Union européenne. Soit l’Europe des États, l’Europe des Citoyens et l’Europe des Bureaux, qui s’opposent et se complètent. Elles renvoient respectivement aux notions de confédéralisme, de fédéralisme et de fonctionnalisme. « Chaque discours a une préférence pour une ou plusieurs institutions européennes données, adopte un style politique et des recettes propres. Chaque discours entretient un rapport particulier avec le temps historique. » Ce sont ces conceptions de l’Europe qui s’affrontent encore et structurent le présent.
L’Europe des États ou le pouvoir du prince
En ce début de XXIe siècle, c’est le discours dominant. C’est aussi le plus ancien. Dès le XVe siècle, le roi de Bohême Georges de Podiebrad avait déjà cherché à susciter une union européenne afin de favoriser la paix entre puissances chrétiennes pour mieux contrer l’avancée des Turcs. « Quoique ce projet n’ait jamais connu de réalisation, il est remarquable de constater combien l’Union européenne d’aujourd’hui lui ressemble. Car on s’inscrit bien dans cette même logique d’une union délibérément consentie entre des États […] en vue de garantir la paix« , explique Camille Hubac dans un ouvrage consacré à L’Union européenne.
Cet objectif pacifique était dans le même temps censé assurer la prospérité économique et sociale des peuples et des territoires nationaux concernés. Et réciproquement d’ailleurs : depuis Montesquieu, le « doux commerce » est considéré comme un moyen de prévenir les guerres entre nations. Dès Le congrès de Vienne, auquel l’historien Thierry Lentz vient de consacrer une très intéressante étude, le principe de la libre circulation sur le Rhin est acté, jetant en quelque sorte les bases d’une première « organisation mondiale du commerce ».
« Le discours Europe des États énonce que c’est la collaboration entre les gouvernements des différents pays qui sert le mieux la politique européenne. Ces pays conservent leur souveraineté tout en adoptant, quand cela s’avère nécessaire, des mesures communes dans des domaines qui les concernent tous« , précise ainsi Luuk van Middelaar. « Seuls les États disposent d’une autorité et d’une capacité d’action suffisantes pour étayer une unité européenne. N’aimant guère les institutions centrales permanentes, ce discours s’en remet plutôt aux rencontres ponctuelles entre ministres et chefs de gouvernement. » L’Europe des États est incarnée par la notion d’intergouvernementalité, c’est-à-dire que les décisions sont prises à l’unanimité des États-membres. Ici, nul texte ou projet ne peut être imposé à un État. Le pacte budgétaire européen, ou Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) en vigueur depuis janvier 2013, a d’abord été négocié entre chefs de gouvernements, avant d’être ratifié par les parlements nationaux. La Grande-Bretagne ne l’a pas signé au prétexte qu’elle est hors zone euro, au contraire du Danemark pourtant dans la même situation. À 27, l’intergouvernementalité n’induit-elle pas un mode de prise de décisions qui rend quasi-impossible les avancées communautaires ? L’Europe à plusieurs vitesses peut-elle être un modèle ?
L’Europe des Citoyens ou le « souffle démocratique »
Le discours de l’Europe des Citoyens est plus récent et puise ses racines dans la Révolution française. Victor Hugo et son discours sur les « États-Unis d’Europe » en sont l’illustration. L’idée d’une « Europe fraternelle » est alors empreinte de moralisme et de convictions religieuses. Le projet d’Europe des Citoyens connaît un nouvel essor à la fi n de la Seconde Guerre mondiale. Ce discours « souhaite, de manière à voir naître une fédération, qu’on retire certaines compétences aux pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire nationaux pour les transférer à un gouvernement, un parlement et une cour européens. À l’exemple de la République américaine, ces institutions centrales exercent une autorité directe sur les citoyens sans passer par les États« , souligne van Middelaar. Le système politique proposé a pour socle l’électorat européen.
« Ce discours fonde donc de grands espoirs sur un parlement représentant l’ensemble des citoyens et sur une opinion publique européenne. » Cette représentation est le produit d’intellectuels et d’écrivains qui s’expriment en « avant-garde éclairée » d’un « peuple européen » en devenir. Il s’agit là en fait d’une Europe relativement élitiste. « L’objectif final de ces fédéralistes, c’est une société démocratique qui se considérerait comme une unité politique, voire comme une unité culturelle. »
Souhaitable ou non, ce projet est-il réaliste ? La majorité des ressortissants des États membres ignore que les traités européens leur confèrent à tous la citoyenneté européenne. Et quand bien même le sauraient-ils, cette appartenance a-t-elle pour eux un sens ? La problématique n’est pas nouvelle, loin s’en faut. Le débat sur le déficit démocratique est intrinsèque au projet européen. Il est aujourd’hui d’autant plus prégnant qu’avec la crise économique et morale qui frappe le Continent, les institutions politiques de chaque pays traversent elles-mêmes une crise de légitimité, sur fond d’exacerbation des identités nationales. En émettant récemment l’hypothèse d’une sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne, le Premier ministre David Cameron ne s’est-il pas fait le porte-parole d’un peuple pour qui le sentiment d’une appartenance européenne n’est pas chose évidente ?
L’Europe des Bureaux ou la lettre administrative
Le discours de l’Europe des Bureaux « parle du transfert de fonctions étatiques concrètes à une bureaucratie européenne […]. Ce discours estime que la vie politique est un phénomène superficiel et largement surestimé. […] Une unité européenne pourrait naître d’une lente cristallisation des intérêts et des habitudes propres à chaque individu« , résume Luuk van Middelaar. « Les fonctionnalistes se passent très bien de tout objectif final visionnaire. » Ce courant a été incarné par les pères fondateurs de l’Europe contemporaine que sont Schuman, Monnet, Spaak ou encore Adenauer. La déclaration Schuman de 1950 ne dit pas autre chose quand elle affirme que « l’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait« . Et ce n’est sûrement pas un hasard si la citation est affichée un peu partout dans les locaux de la Commission européenne.
C’est ce courant qui a permis de faire naître une Europe « politique », en instituant d’abord la CECA, puis la CEE et enfin l’Union européenne. En grâce jusqu’à la fin des années 1980, notamment sous l’impulsion de Jacques Delors, les fonctionnalistes sont aujourd’hui montrés du doigt. Ce sont les « Eurocrates » vilipendés tant par les opinions publiques que par les États. Il y aurait trop de fonctionnaires et trop bien payés. Sous couvert de la crise, ces prises de positions ne servent-elles pas les tenants du discours de l’Europe des États et des Citoyens au détriment de la représentation fonctionnelle ? Il est vrai que l’Europe des Bureaux tend à mettre de côté à la fois les intérêts nationaux et le développement démocratique de la construction européenne. Historiquement, chacun de ces trois discours domine par cycle. S’ils s’affrontent, ils s’équilibrent aussi dans le temps long.
Et demain, quelle représentation pour le projet européen ?
Au-delà du « vouloir faire l’Europe« , quels points communs pour ces trois visions ? Étonnamment, si l’on songe au préambule du projet de Constitution européenne de 2005, la religion chrétienne est omniprésente. Le discours de l’Europe des États est né à une époque où la chrétienté se confondait avec le continent. Celui des Citoyens s’inspire à l’origine des valeurs chrétiennes. Quant à l’Europe des Bureaux, elle fut portée par des hommes affichant ostensiblement leur appartenance à l’Église. Quelles qu’en soient les raisons, il apparaît que ce lien ne suffit pas, ou plus, à faire ciment.
Pourtant, sans conscience de ses origines, l’Europe ne peut définir ni sa fin, ni son objectif. Concrètement, le libéralisme économique et social, trop souvent présenté comme « horizon indépassable » de l’Union, ne suffit pas à définir son Être. Il n’évacue pas notamment la question essentielle des frontières. Bien au contraire. Jusqu’où s’élargir dès lors que les discours actuels n’affichent plus de référents supranationaux partagés ?
« L’incertitude qui règne sur la délimitation des frontières de l’Union européenne contribue à nourrir une inquiétude que les élites européennes sous-estiment volontiers« , prévient très justement Pierre Verluise. Les valeurs des pays aspirant à l’adhésion « sont une part centrale de l’équation d’adhésion« . Encore faudrait-il que ceux qui sont déjà membres de l’Union européenne définissent clairement les leurs. À cet égard, comme l’écrit Camille Hubac, « l’aventure européenne ne fait que véritablement commencer« .
Pour aller plus loin
- Le passage à l’Europe – Histoire d’un commencement, par Luuk van Luddelaar, Gallimard, 479 p., 27,90 € ;
- Le Congrès de Vienne. Une refondation de l’Europe 1814-1815, par Thierry Lentz, Perrin, 378 p., 24 € ;
- Géopolitique des frontières européennes – Élargir, jusqu’où ?, par Pierre Verluise, Éditions Argos, 192 p., 14,90 € ;
- L’Union européenne – Des clés pour comprendre, par Camille Hubac, Éditions Argos, 174 p., 14 €.