Mai 162012
 

Malgré la pression des événements, l’écume des faits, le mois de mai prête à l’évasion, voire à la rêverie. Or qui n’a jamais rêvé de partir en Afrique sur les traces d’un explorateur porté disparu et de prononcer à la place d’Henry Stanley le célèbre : « Doctor Livingstone, I presume ? » ? Qui ne s’est pas imaginé larguer les amarres pour l’aventure ? Que l’on parte pour le plaisir ou pour échapper à un destin par trop étriqué, balisé, « dépasser les limites, gagner l’ailleurs, constitue la vie des voyageurs et explorateurs », note François Angelier, auteur d’un dictionnaire sur les aventuriers occidentaux du XIIIe au XXe siècle qui ont contribué à façonner le monde que nous connaissons encore. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? L’épopée des grandes expéditions européennes est-elle définitivement révolue ? Il reste tant de territoires peu connus sur terre et inexplorés dans les mers… Et si l’on évoque l’espace, les possibilités deviennent immenses ! Derrière l’évidence des enjeux géopolitiques apparaît une certaine conception de l’homme qui perdure en ces temps de repli stratégique de l’Europe. Conquérant de lui-même tout autant que de nouveaux territoires, l’aventurier reste un modèle de courage, d’énergie et d’insatiable curiosité.

Très tôt, les hommes ont cherché à cartographier leur environnement terrestre et maritime. Datée autour de 2 600 ans avant J.-C., la carte la plus ancienne figure le territoire de l’Irak actuel. Au-delà s’étend l’approximatif et l’inconnu, les royaumes barbares et les contrées mythiques. Incomplètes, les premières cartes ne doivent leurs améliorations qu’aux voyages et aux explorations. Dès l’Antiquité, les Phéniciens ouvrent la « route de l’étain » à travers l’Atlantique jusqu’en Grande-Bretagne et explorent l’océan Indien au profit des pharaons d’Egypte. Le Carthaginois Hannon navigue jusqu’aux rives de l’Afrique de l’ouest. Les Grecs Pythéas et Hérodote s’aventurent respectivement en Europe du nord et vers la Haute-Egypte… Mais jusqu’au XVe siècle, l’Europe n’a qu’une idée très vague et imprécise du monde qui l’entoure. Ses connaissances sur la géographie hors de l’Empire byzantin mêlent le merveilleux et les récits de commerçants intrépides. Marco Polo en est la parfaite illustration. Tour à tour marchand, voyageur et conseiller d’un empereur mongol, le Vénitien a tiré de sa vie d’aventure une histoire où la mythologie côtoie la réalité. Loin de toute sclérose, l’époque médiévale voit les premières tentatives pour cartographier l’intégralité du monde connu. Le Livre de Roger, la plus aboutie de ces tentatives, est l’oeuvre du savant Al Idrissi pour le compte du roi Roger II de Sicile.

Navigateurs et ‘Conquistadores’

Mais ce n’est qu’avec les Grandes découvertes (XVe-XVIIe siècles) que les Européens, en se projetant outre-mer, s’ouvrent véritablement au monde. L’invention de la boussole, du quadrant et de l’astrolabe, ainsi que les progrès en astronomie, permettent l’avènement d’un nouvel « Age des découvertes ». La technique cartographique s’affine et l’échelle des représentations graphiques s’étend à la planète entière. L’Europe se livre dès lors à une exploration intensive, dont chaque grande puissance du moment – le Portugal en tête – entend retirer des bénéfices. Ni l’Afrique, ni les Amériques, ni l’Asie ou encore l’Océanie n’échappent à ces expéditions dont les objectifs sont tout à la fois à la fois commerciaux, militaires, scientifiques et religieux. « Pour qui part le voyageur ? », interroge François Angelier en introduction à son Dictionnaire des voyageurs et explorateurs occidentaux. « Il part pour l’empereur, le roi, qui vous chargent d’aller explorer telle ou telle contrée, d’aller reconnaître ce que l’on ignore encore, royaume fabuleux, monarque fameux, terres richissimes. On part pour le pape qui exige moisson d’âmes et conversion universelle, qui craint la submersion démoniaque. » L’heure est à la conquête et aux aventuriers. Ces derniers sont davantage des corsaires que de « grands serviteurs de l’État ». Ils proposent souvent leurs services au plus offrant. Missionnés par le pouvoir politique, ils œuvrent certes pour la grandeur de leur commanditaire, mais ne dédaignent pas la gloire et l’enrichissement personnel.

Il résulte de cette épopée une première vraie mondialisation des échanges – dans la mesure où elle s’étend à l’échelle du monde entier. Pour paraphraser Yves Lacoste, si la géographie sert d’abord à explorer, elle est surtout au service d’une stratégie de puissance. Les Grandes découvertes ouvrent en effet, et pour plus de 400 ans, l’âge de la suprématie européenne sur le monde. Elles contribuent également à une redistribution des cartes de la puissance sur le Vieux Continent, le Portugal et surtout l’Espagne étant progressivement supplantées par la France et l’Angleterre – cette dernière, insularité oblige, se tournant résolument vers l’expansion outre-mer.

La fin de la ‘Terra incognita’

Pour autant, il reste encore au XVIIIe siècle de larges territoires vierges, inconnus des Européens. Sont-ils habités ? Et par qui ? Que sait-on de leur flore et de leurs richesses minières ?  L’aventure connaît une nouvelle impulsion dans la lignée des Lumières, puis de la révolution industrielle qui se généralise au XIXe siècle. « Il s’agit de noircir les derniers blancs – ‘terres inconnues’ – sur les planisphères, sans oublier bien sûr de planter au passage le drapeau de son pays », raconte Gilbert Grellet dans son livre Aux frontières du monde. Expéditions et grands voyages sont mis jusqu’au début du XXe siècle au profit de la soif d’expansion et de domination d’États européens qui se livrent une concurrence acharnée. L’historien américain Edward Berenson rappelle ainsi, dans un récent ouvrage consacré aux « héros de l’Empire », l’âpreté de la compétition entre Français et Anglais pour explorer et se partager le continent africain dans la seconde moitié du XIXe siècle. En 1898, l’incident de Fachoda, au Soudan, qui voit se heurter la colonne Marchand aux troupes de lord Kitchener (soit les axes de pénétration ouest-est de la France et nord-sud du Royaume-Uni,) n’est pas loin de provoquer une nouvelle guerre entre les deux pays. C’est le paroxysme de cette confrontation, où s’entremêlent logique d’Etat et aventure individuelle des grands explorateurs que sont, avant tout, les Britanniques Stanley et Gordon ou les Français Brazza, Marchand et Lyautey. Comme le remarque Gilbert Grellet, la période 1860-1914 est « la dernière grande période d’exploration géographique de l’histoire de l’humanité, et de loin la plus fructueuse. Une cinquantaine d’années passionnantes, allant de la recherche des sources du Nil à la conquête des pôles juste avant la Grande Guerre ».

À la veille de 1914, l’Europe est à l’apogée de sa puissance. Elle règne sur d’immenses colonies. Peu nombreux sont les pays indépendants. Le monde terrestre est intégralement cartographié. Il faudra attendre un demi-siècle pour renouer avec le mythe des voyages et de l’aventure grâce à la conquête spatiale – mais qui ne sera plus le monopole de l’Europe. Paul Valéry écrit dès 1945 que « le temps du monde fini commence » et avec lui la mélancolie du monde d’hier. » Entre les missionnaires franciscains et dominicains lâchés dans l’inconnu de la steppe pour aller envisager la face du grand khan dont les hordes apocalyptiques ravagent l’Occident et les pilotes des autochenilles Citroën, il y a plus d’un monde. Sans doute l’angoisse de la découverte pour les uns, de la fin des découvertes pour les autres », analyse François Angelier.

Heureux qui comme Ulysse…

Cartes, radiocommunication et navigation satellitaire ont-elles eu raison de la soif d’inconnu et d’aventure ? « Argos n’est plus qu’une balise » et « la gloire de la performance » a succédé « à l’aimant de l’inconnu », constate l’auteur du Dictionnaire des voyageurs et explorateurs. Les nouvelles aventures ont pour nom Trophée Jules-Verne, Marathon des sables et autres Raid Gauloises. Loin des « expéditions insensées de plusieurs années, sans filets de sécurité, balises de détresse ou hélicoptères de soutien ». Mais la recherche scientifique et une poignée d’irréductibles font perdurer la soif d’une vie hors normes.

Les expéditions scientifiques se multiplient ces dernières années. La goélette Tara vient ainsi de réaliser la première traversée de l’océan Arctique pour étudier l’impact du réchauffement climatique sur les écosystèmes. Les risques étaient bien présents en l’absence de liaison satellite permanente et souvent sans secours accessibles. Et l’ONG Pro-Natura semble renouer avec les grandes expéditions naturalistes dans son entreprise de cartographie de la biodiversité. Le nombre d’espèces connues aujourd’hui représente moins de 20% de ce qui reste à découvrir. Les blancs « biologiques » ont remplacé la Terra incognita. Pour cela, il faut s’enfoncer dans des territoires parfois hostiles, aux confins de la civilisation.

Viennent ensuite les indomptables. L’écrivain et aventurier Patrice Franceschi démontre que l’aventure est encore possible. À l’instar d’un Gérard Chaliand ou d’un Jean-Claude Guilbert, il multiplie depuis les années 1970 les expéditions exotiques et les voyages en zones de guerre. Il conclut cependant après quarante ans d’aventures que cette liberté « est un devoir qui s’achète très cher ». Ce choix de vie tend même à devenir « un pénible défi quotidien », car « jamais nous n’avons été autant prisonnier du monde que nous avons créé, de l’univers formaté dans lequel nous nous sommes enfermés ». Être libre – c’est-à-dire agir et penser par soi-même – impose le renoncement aux délices du monde matériel. Il s’agit de privilégier « le goût de l’aventure sur l’amour du confort », avait déjà écrit le général Mac Arthur. Pour Patrice Franceschi, « l’esprit d’aventure, dans ses dimensions de l’action et de la réflexion intimement mêlées, était un héritage ancien qu’il fallait préserver tout en le renouvelant pour en faire une valeur accessible à tous ; car chacun peut s’emparer de cet esprit et ouvrir avec lui toutes les routes du possible. » Mais comment faire sien cet état d’esprit, poursuivre ses rêves? Comme Winston Churchill dans son célèbre télégramme à l’explorateur polaire Ernest Shackleton, la réponse tient peut-être à un seul mot d’ordre : « Continuez ».

Pour aller plus loin :