Avr 032014
 

Réalités et représentations d’un « Océan de terres »

Au moment où s’ouvre le 6e Festival de géopolitique de Grenoble consacré à « l’Eurasie, avenir de l’Europe? », une nouvelle revue, Conflits, propose à ses lecteurs un dossier très complet sur ce concept. D’emblée, son directeur, Pascal Gauchon, pose des questions fondamentales : « Europe et Asie… Comme la chimère est lion et chèvre, l’Eurasie est-elle l’addition des deux continents ? Ou bien constitue-t-elle un ‘troisième monde’ différent des deux autres ? Faut-il l’identifier au Heartland des géopoliticiens, le centre du continent? Ou faut-il lui préférer une ‘Europe de l’Atlantique à l’Oural’ et appeler au regroupement des peuples européens ? » 

L’Europe occidentale se trouve en effet face à un défi nouveau, à la fois politique et économique. Tout en continuant à entretenir un lien privilégié avec l’autre rive de l’Atlantique, elle ne peut ignorer les ressources en matières premières et les marchés émergents qui constituent les principaux atouts du « grand dessein de Poutine » : l’Union eurasiatique. Pour l’Europe, à l’Est, il y a du nouveau …

Le sens du terme « Eurasie » semble aller de soi, à savoir l’ensemble continental formé de l’Europe et de l’Asie. Pourtant, l’Eurasie a une acception géopolitique – voire mythique – plutôt que strictement géographique. Le mot pose en effet deux questions : celle de la relativité des limites entre Asie et Europe, et celle de la place de cette région dans l’espace mondial. Le premier numéro de la revue Conflits, partenaire du 6e Festival de géopolitique, y apporte des réponses aussi stimulantes que sérieusement documentées.

Eurasie : entre concepts et conflits

Comme le rappelle Olivier Zajec dans son article consacré à « La géopolitique anglo-saxonne face à l’Eurasie », les géopoliticiens anglo-saxons du début du XXe siècle sont les premiers à théoriser le concept d’Eurasie. Le mot est inventé par Eduard Suess dès 1885. Mais c’est surtout John Mackinder qui ouvre la voie décisive en 1904: l’Eurasie serait le « pivot fixe dans l’océan-monde ». Au centre de celui-ci se trouve le Heartland, au potentiel remarquable s’il est maîtrisé : immensité, ressources naturelles, ouverture aux voies de communication. Ce Heartland est bordé par le Coastland qui donne directement accès à l’océan mondial, que garde le « croissant insulaire » formé par la Grande-Bretagne, les États-Unis et le Japon. C’est pendant la Seconde Guerre mondiale, puis surtout au cours de la guerre froide, que cette théorie triomphe.

Dès 1942, John Spyksman énonce la théorie du Rimland, bordure continentale de l’Eurasie : « Qui contrôle le Rimland contrôle l’Eurasie. Qui contrôle l’Eurasie contrôle les destinées du monde ». On trouve ici la source théorique de la stratégie de « containment » du communisme énoncée en 1947 par Truman.

La fin de la guerre froide a-t-elle changé la donne? Le risque d’une puissance dominant le Heartland semble certes s’éloigner avec le démembrement de l’URSS en 1991. Mais la maîtrise de l’Eurasie reste une obsession américaine. La doctrine énoncée par Zbigniew Brzezinski dans son célèbre ouvrage paru en 1997, Le Grand échiquier, est à cet égard très révélatrice. Cet ancien conseiller de Jimmy Carter entend convaincre les États-Unis qu’ils ne resteront en position de force qu’en divisant l’Eurasie. Donc, en empêchant l’émergence ou la réaffirmation des puissances russe et chinoise – et a fortiori leur alliance. L’idée reste celle du containment.
En témoignent les efforts de Washington pour intégrer à l’OTAN le plus grand nombre possible de pays de l’ex-Bloc soviétique ou pour dénoncer, dès 2005, le « collier de perles » chinois, à savoir la succession de bases navales et de points d’appui que Pékin organise afin d’assurer la sécurité de ses approvisionnements énergétiques…

L’Eurasie vue de Moscou

Il existe en Russie une autre façon de penser l’Eurasie : il s’agit de « l’Eurasisme ». Aux sources de cette doctrine se trouve la vieille dualité qui anime la puissance russe, entre tropisme occidental et tropisme eurasiatique. Dans son article justement intitulé « Entre Asie et Europe, entre Russie et Amérique », Pascal Gauchon rappelle les figures tutélaires de Pierre le Grand et Ivan le Terrible, qui résument ce grand écart traditionnel. La doctrine « eurasiste » se nourrit de divers avatars du messianisme russe, à savoir le panorthodoxisme ou le panslavisme au XIXe siècle, supplantés par l’idéal d’expansion du communisme au temps de l’Union soviétique. C’est d’ailleurs à cette époque que la puissance eurasiatique atteint son apogée, notamment de 1950 à 1960, avec l’alliance entre l’URSS et la Chine.
Qu’est-ce que l’eurasisme aujourd’hui en Russie? Pour Pascal Gauchon, il s’agit d’une nouvelle formulation des tendances profondes de la géopolitique russe. Dès le début des années 1920, des penseurs russes en exil comme Petr Savitsky avan- cent l’idée que l’Eurasie est avant tout la Russie et ses espaces voisins. Cet ensemble posséderait une identité culturelle spécifique, marquée par la rencontre des peuples des steppes – souvent musulmans – et du messianisme orthodoxe. L’eurasisme se veut européen, mais dans une dimension civilisationnelle, comme alternative à un Occident jugé décadent et matérialiste.

Depuis la chute de l’URSS, l’eurasisme prend une nouvelle vigueur grâce notamment au penseur russe Alexandre Douguine. Ses ouvrages constituent le pendant de la doctrine Brzezinski : selon lui, l’Eurasie est « un troisième continent dont le cœur est la steppe ». Depuis 2001, les médias proches du Kremlin lui accordent une large audience. Est-ce à dire que Vladimir Poutine adhère à cette thèse ? S’il se réfère au mythe de l’Eurasie, sa volonté est de lui donner un sens concret, « de rassembler autour de la Russie les nations qui lui sont liées par la géographie et l’histoire ». Il s’inscrit ainsi davantage dans le pragmatisme et la continuité de la diplomatie russe : contrôle des marges, avec par exemple l’intervention en Géorgie en 2008, accès aux « mers chaudes », avec l’annexion récente de la Crimée, menacée de rejoindre le « bloc occidental » suite à la défection de l’Ukraine.

L’Union eurasiatique se prépare pour 2015, avec pour noyau dur la Russie, la Biélorussie et le Khazakstan, qui disposent déjà d’un espace économique commun. depuis le 1er janvier 2012. Dès l’origine, les États-Unis s’opposent à ce qui semble être une « réplique à l’atlantisme de Bruxelles » (Pascal Marchand), comme le montrent les déclarations d’Hillary Clinton souhaitant « ralentir ou empêcher » ce projet. La situation ukrainienne est un premier accroc, interprété comme une manœuvre de l’Occident pour forger un « cordon sanitaire » empêchant la prise de contrôle par Moscou de son « étranger proche ». Mais l’Union eurasiatique se veut plus large, visant aussi une inscription dans l’espace asiatique en forte émergence. Le partenariat avec la Chine, lancé par l’organisation de coopération de Shanghai dès 2001, s’en verrait renforcé, ouvrant ainsi un véritable pont entre Asie et Europe. Sachant que nous sommes encore loin de la constitution d’un « pivot du monde » à venir: la future Union eurasiatique représente tout au plus, selon Pascal Marchand, 3,2 % du PIB mondial (2,9 % pour la Russie et 0,3 % pour la Biélorussie et le Kazakhstan). La question est davantage politique : l’Union eurasiatique sera-t-elle une « nouvelle Alena » ou une « nouvelle URSS »?

L’Europe sera-t-elle en Eurasie ?

Entre Russie et États-Unis, quel choix pour l’Europe ? « Elle se trouve confrontée à un dilemme: Est ou Ouest. À l’Ouest, des liens multiples, politiques, économiques, culturels, idéologiques, que le terme ‘atlantisme’ résume. À l’Est, une réalité géographique fondamentale, celle de la continuité territoriale » (Pascal Gauchon).
L’eurasisme constitue aujourd’hui une idée repoussoir à Bruxelles. L’idée atlantiste avance en revanche, au point de se confondre avec celle d’Europe politique et économique. Les élargissements de l’Union européenne en 2004, 2007 et 2013 ancrent à l’Ouest des pays auparavant plutôt lié à l’Est, comme la Pologne ou la Bulgarie.
La plupart de ces États, y compris les pays baltes, ont ensuite rapidement intégré l’OTAN. De même, la réaction russe en Ukraine semble avoir pour première conséquence une accélération des négociations autour de l’accord de libre-échange entre les États-Unis et l’UE. Le tropisme atlantiste demeure donc puissant, Pour des raisons politiques, car la démocratie libérale voit dans le système russe une forme permanente d’antithèse, comme en atteste là encore la crise ukrainienne (cf. note CLES n°128). Pour des raisons économiques aussi, car les échanges transatlantiques restent prédominants.

Mais l’idée eurasienne dispose aussi d’arguments politiques et, surtout, économiques. La perspective de l’Eurasie n’a jamais totalement déserté l’horizon politique européen. Le général de Gaule ne parlait-il pas de « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural », comprenant de fait Moscou? Plus près de nous, François Mitterrand n’a-t-il pas évoqué en 1992 une Confédération européenne incluant la Russie, pour réconcilier une Europe où le rideau de fer venait de s’effondrer?
Mais ce sont surtout les perspectives économiques qui plaident pour un plus vif intérêt de l’Europe, compte tenu de l’émergence de l’Asie et du « basculement du monde » vers l’océan Pacifique, où elle ne dispose d’aucun accès hormis les « confettis d’empire » constitués des DROM-COM français. La seule Russie constitue un intérêt évident, au-delà de son rôle de fournisseur d’énergie : celui de relais de croissance pour une UE en panne. Le pays a en effet compté pour 2 % de l’accroissement du PIB mondial en 2013, contre 1 % pour ceux de l’Union européenne…
Si le Kremlin réussit à rendre efficace et surtout séduisant son projet d’Union eurasiatique, le regard des Européens pourrait se modifier. Suivant en cela bon nombre d’entreprises européennes, aujourd’hui implantées, depuis Moscou, au cœur du Heartland eurasiatique.

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