Mar 172016
 

L’Afrique au prisme de ses flux et fractures géopolitiques

L’Afrique est connue pour sa très forte dynamique démographique : après avoir doublé ces trente dernières années, sa population de plus d’un milliard d’habitants doublera encore d’ici le milieu du siècle selon l’ONU, avant d’atteindre 4,2 milliards d’habitants en 2100 (cf. note CLES n°178, Où va l’Afrique ?, 11/02/2016).

Ce flux est un défi d’abord local et continental. Mais il continuera inévitablement de s’épancher pour partie vers l’extérieur…

« Le drame est qu’il n’y a pas d’emplois, avertit Sylvie Brunel dans un passionnant entretien au dernier numéro de la revue Conflits.

Comme nos pays connaissent le déclin démographique, on assistera d’abord à un énorme exode des cerveaux vers le Nord, au risque de rendre le développement encore plus difficile. »

Il est en effet impossible d’appréhender lucidement l’Afrique, ses risques mais aussi ses opportunités, en faisant l’impasse sur les dynamiques à l’oeuvre.

Pas seulement démographiques. Et pas seulement à l’intérieur du continent, mais aussi dans ses relations avec l’extérieur.

C’est le thème retenu par le 8e Festival de géopolitique de Grenoble, qui ouvre ses portes ce 16 mars 2016.

Le jugement sur l’Afrique est de nature cyclique : des phases d’afro-pessimisme succèdent à celles d’afro-optimisme, tout en ne dédaignant pas se concurrencer par moments (cf. note CLES n°178, Où va l’Afrique ?, 11/02/2016).

Au-delà des critères classiques, comme la croissance démographique, le degré de conflictualité ou le prix des matières premières, visant à l’objectivation du jugement, les analyses ne reflètent-elles pas aussi la complexité du continent, traversé par des lignes de fracture d’autant plus complexes qu’elles sont souvent mouvantes ?

L’Afrique, un continent fragmenté

Les premières lignes de fracture concernent l’espace africain lui-même : diversité des domaines bioclimatiques, immensité de la « mer intérieure » saharienne contrastant avec la luxuriance de la forêt équatoriale, ouverture méditerranéenne ou vers l’océan Indien…

« C’est toutefois dans la géographie humaine qu’on trouve les éléments les plus marquants d’unité et de diversité », relève Mathieu Lours, docteur en histoire et enseignant en classes préparatoires (Une Afrique ou des Afriques ?, Conflits HS n°3, printemps 2016).

Il suffit pour s’en convaincre d’observer les différences de densité de population entre, d’une part le désert saharien ou la forêt équatoriale, et d’autre part les villes et les États bordant le golfe de Guinée ou la région des Grands Lacs.

Tandis qu’en termes de fécondité, l’Afrique du Sud, mais aussi le Gabon et le Sénégal, connaissent un net ralentissement, qui contraste avec d’autres pays, notamment dans la bande sahélo-saharienne (7,6 enfants par femme par exemple au Niger).

« La démographie sanctionne ainsi les différences de développement au sein du continent », recoupant ou s’ajoutant à la traditionnelle distinction entre zones urbaines et rurales.

« L’autre caractéristique de l’Afrique est d’être constituée d’une mosaïque de peuples ou groupes ethniques », rappelle Mathieu Lours, qui en comptabilise quelque 2 000, répartis en six groupes linguistiques principaux.

« Du point de vue culturel, la première grande ligne de partage est celle qui, passant par le Sahara, sépare l’Afrique du Nord, arabe ou berbère, de l’Afrique subsaharienne.

Mais cette opposition est aussi complémentarité, à travers l’intensité des relations économiques trassahariennes ou encore le développement des mêmes dynamiques conflictuelles au nord et au sud, comme le montre la crise malienne de 2012. Dans chacun de ces espaces, unité et diversité s’articulent. »

Le critère ethno-linguistique en atteste. Le seul peuple Bambara, de l’Afrique de l’Ouest sahélienne, possède 4 millions de locuteurs exclusifs, principalement au Mali, mais aussi 10 millions de locuteurs pratiquant un bilinguisme ou un plurilinguisme, qui n’est dès lors pas facteur d’irrédentisme ou de sécessionnisme, mais bien d’intégration à des ensembles plus vastes.

« D’autant que la mosaïque des langues maternelles doit être croisée avec celle des langues officielles qui sont restées souvent celles de l’ancienne puissance coloniale en Afrique subsaharienne. À l’Afrique des langues traditionnelles, on peut donc superposer celle des langues vernaculaires », les unes et les autres contribuant à l’intensité des échanges qui s’observent, souvent de longue date, sur le continent.

Le lent mouvement d’intégration continentale

On retrouve le même double mouvement de fragmentation et au contraire d’unification dans les domaines politiques et religieux.

« Du point de vue des religions, les principales lignes de partage divisent également le continent entre un nord et un sud, mais elles ne sont pas exactement superposables aux domaines des familles linguistiques. »

À de rares exceptions près (Éthiopie, Somalie, Libye…), « Afrique chrétienne » et « Afrique musulmane » s’enchevêtrent à l’échelle des États, où coexistent les deux grandes confessions, et où subsiste souvent, au sud de la bande sahélo-saharienne, le vieux fond animiste commun aux « peuples noirs » (cf. note CLES n°181, Afrique et religions, 10/03/2016).

Importés de l’extérieur, les grands monothéismes et leurs différentes variantes participent de la relation de l’Afrique au reste du monde, donc à la mondialisation.

Certes, pour le meilleur et pour le pire, mais si ces religions sont souvent violemment concurrentes, elles constituent aussi un lien entre les individus et les communautés, constitutif de réseaux de solidarité supplémentaires.

À l’échelle politique, il convient de noter les tentatives d’unification continentale, au-delà des césures imposées par les clivages ethniques ou les frontières étatiques héritées de la colonisation européenne.

Pas moins de huit organisations régionales existent, sans éviter les chevauchements et les croisements, tant géographiques que thématiques. Soit, du nord au sud : l’Union du Maghreb arabe (UMA), l’Union économique et monétaire des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), et en son sein l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), la Communauté économique et monétaire d’Afrique centrale (CEMAC), constituant la partie septentrionale de l’Union économique des États d’Afrique centrale (CEEAC), le Marché commun de l’Afrique australe et orientale (COMESA), la Southern African Development Community (SADC) et enfin la Southern African Customs Union (SACU) – cf. carte dans Conflits HS 3, p. 44.

La multiplication de ce type d’organisations est à la fois un atout et un frein à l’intégration continentale, reflétant la diversité des peuples, des nations et des économies de l’Afrique.

Mais « la tendance actuelle est au regroupement des différentes organisations régionales. En juin 2015 a été signé le traité instituant la Tripartite Free Trade Area qui doit regrouper la COMESA, la SDAC et l’EAC (Communauté est-africaine) en une vaste zone de libre-échange du Cap au Caire. »

Nous sommes bien sûr très loin encore d’organisations aussi intégrées que l’Union européenne, par exemple.

Notons toutefois le rôle moteur du panafricanisme, à l’origine de l’Organisation de l’unité africaine, créée dès 1963 à Addis-Abeba, et transformée en Union africaine en 2002 à Durban.

Une intégration réussie à la mondialisation ?

Cette tendance à l’unification est inséparable du rapport de l’Afrique au reste du monde, et plus généralement à la mondialisation.

Comme ailleurs, ce rapport est dual, soulignant les diversités voire les hiérarchies qui s’opèrent entre territoires. Si le cabinet américain Mc Kinsey a cru pouvoir distinguer en 2010, à l’instar des « tigres asiatiques », des « lions africains » (Afrique du Sud, Nigeria, Angola, Algérie, Maroc et Égypte), la diversité est plus fine à l’échelle régionale.

« On voit en effet apparaître des espaces marginaux dans les pays qui ont un potentiel plus important, comme les angles morts du Nord-Ouest de l’Afrique du Sud, mais aussi des pôles dynamiques dans des pays moins riches, observe encore Mathieu Lours. Il s’agit des lieux où s’effectue le décollage économique de l’Afrique subsaharienne : les métropoles, comme Lagos ou Abidjan, les grands ports, les zones d’extraction minière, mais aussi les espaces dynamiques transfrontaliers entre plusieurs pays : entre Nigeria, Tchad et Cameroun, ou encore entre Mali, Burkina Faso et Côte d’Ivoire. Le problème est que certains espaces transfrontaliers sont aussi des lieux qui peuvent le plus facilement devenir des ‘zones grises’ ».

Lieux de trafics et de passage sont en effet aussi les théâtres d’opération privilégiés des groupes tels Boko Haram ou AQMI, mais aussi des pirates du Delta du Niger ou de la côte somalienne – sans compter les nombreux gangs urbains reliés aux trafics criminels internationaux.

Ainsi, comme le note pour sa part Ambroise Tournyol du Clos, « la croissance africaine se nourrit d’économies d’enclaves qui concentrent des investissements abondants sur quelques portions de territoire sanctuarisées », reproduisant la distinction entre zones mises en valeur, ou non, de l’époque coloniale.

La diversité africaine étant mise à l’épreuve des logiques mondiales, « il faut prendre en compte les potentiels territoriaux à toutes les échelles, conclut M. Lours. Le fonctionnement du continent en un système intégré suppose que soient surmontés les déséquilibres liés à la croissance. Même s’il y a des Afriques, elles ont toutes un avenir commun. »

Pour aller plus loin :

  • « Afrique, la fin de l’euphorie ? », revue Conflits hors-série (HS) n°3, printemps 2016, 82 p., 9 € ;
  • L’Afrique est-elle si bien partie ?, par Sylvie Brunel, Editions Sciences Humaines, octobre 2014, 183 p., 19,50 € – prix Conflits-Axyntis du livre de géopolitique remis à l’occasion du Festival de géopolitique de Grenoble 2015.