Et si l’économie et les entreprises relançaient une Europe en panne ?
À quelques jours du Brexit, Etats et citoyens européens s’interrogent. Derrière l’urgence des questions techniques que pose le divorce chaotique du Royaume Uni, c’est bien l’Union Européenne tout entière qui doute et vacille.
D’où le thème de la « (dés)union européenne » retenu pour l’édition 2019 du Festival de Géopolitique de Grenoble (1).
En effet, l’UE est aujourd’hui secouée par une crise « multiforme (politique, sécuritaire, migratoire…) qui traduit une exacerbation des contradictions géopolitiques et géoéconomiques internes [qui] se cristallisent sous nos yeux dans un contexte historique nouveau » (2).
On peut toujours regretter que la France, ses décideurs et ses entreprises ne portent pas davantage un « désir d’Europe ».
Mais, si les compétences et les engagements semblent souvent manquer en ce domaine, le succès du Festival et l’expertise géopolitique transmise par GEM aux prochaines générations de managers ont de quoi rassurer sur l’avenir de l’UE.
D’autant qu’il y a urgence. Car, pendant que les États-Unis, la Chine et la Russie comptent les points et placent leurs pions de par le monde, une question se pose toujours avec acuité : l’Europe, combien de divisions ?…
La vieille Europe aux prises avec un monde nouveau
On ne peut appréhender correctement la thématique évoquée cette année du 13 au 16 mars lors du Festival de Grenoble – à savoir la (dés)union européenne – sans en revenir à la genèse même de l’Union Européenne.
Celle-ci est née en réaction aux deux guerres mondiales que ses « Pères fondateurs » avaient vécues.
A la volonté politique de restaurer une coexistence harmonieuse entre des Etats voisins qui venaient de s’entredéchirer, s’est vite ajoutée une dimension purement géopolitique.
En 1948, le « Coup de Prague » met en évidence la menace nouvelle d’un Bloc de l’Est constitué autour de l’URSS, ancrant l’UE naissante dans le camp des libertés.
Mais les premières fondations du projet européen sont d’emblée bel et bien de nature économique.
Comme l’a rappelé le professeur David Colle (3) dans son intervention au Festival, « les Etats-nations, les politiques [étant] incapables de promettre la paix, il fut décidé de mettre l’économique au service du politique. »
Ainsi, en 1951, se crée la CECA – Communauté européenne du charbon et de l’acier – « secteurs dans lesquels se forgeaient les armes de la guerre », selon l’expression de Jean Monet.
C’est donc une UE des petits pas économiques et non des grandes idées politiques qui commence alors à se construire, une Europe « des réalisations concrètes, créant d’abord une solidarité de fait », comme le disait Robert Schuman dès 1950.
Ce tropisme économique est confirmé en 1957 par le traité de Rome, l’instauration de la CEE, de l’OECE puis de la CEEA qui fusionneront en 1965.
L’Acte unique européen signé le 17 février 1986 par 9 Etats membres a pour but de redynamiser, encore par l’économie, la construction de l’Europe en instituant, après celle des personnes et des biens, la libre circulation des capitaux et des services.
Après l’épisode euphorique des Trente Glorieuses, la chute du Mur de Berlin marque brutalement la fin du monde bipolaire et le début de la globalisation.
Une vague de changements brutaux (NTIC, environnement, migrations…) et l’entrée en scène de nouveaux acteurs nationaux (Chine, Russie, Inde, Afrique…) soulignent très vite les limites et les insuffisances de l’UE.
Ainsi, la « religion de la concurrence », défendue bec et ongles par les fonctionnaires de la Commission, comme vient de l’illustrer encore le blocage de la fusion Alstom-Siemens, va entretenir entre les Etats-membres une compétition économique et sociale épuisante.
On lui doit aussi les effets pervers de l’évasion fiscale, matière en laquelle les grands groupes internationaux et les fameux « GAFAM » sont devenus des experts cyniques.
Quant à la libre circulation des personnes et des services, elle a indirectement favorisé le fléau du travail illégal et rendu problématique une gestion européenne des flux migratoires en provenance du Sud.
Comme l’écrivent dans le livre-synthèse du Festival Laurent Carroué et David Teurtrie (4), « l’Union s’est construite autour d’un ‘grand marché’ organisé par une mise en concurrence ‘libre et non faussée’ systématique des salariés et des territoires, un détricotage des systèmes de protection sociale et un dumping salarial et fiscal généralisé ».
Résultat ? « Des inégalités de richesses, une nouvelle précarité et pauvreté de masse ».
L’entrée dans l’arène mondiale de nouveaux acteurs, la Chine, la Russie, bientôt l’Inde et les pays d’Afrique, bouscule les équilibres espérés de la mondialisation heureuse et crée de nouvelles tensions entre membres de l’UE.
Quant à l’égocentrisme revendiqué de « l’America first », il fait passer la première puissance mondiale d’une position de partenaire tutélaire à celle de concurrent direct et agressif de l’UE.
Le bruyant retour de la politique
Ces ambiguïtés et dysfonctionnements ont été mis en avant par de nombreux intervenants.
D’autant que les effets pervers de la mondialisation s’imposent à l’UE à un moment où arrivent aux responsabilités de nouvelles générations qui n’ont connu ni les deux guerres mondiales, ni les bienfaits lénifiants des Trente Glorieuses.
De fait, les secousses sociales, le sentiment de déclassement et les effets, réels ou fantasmés, de flux migratoires spectaculaires ont créé chez les Européens des inquiétudes nouvelles qui se traduisent par « le grand vent du repli identitaire, de la xénophobie et du nationalisme [… qui] risque de paralyser puis de balayer tout l’édifice […]. Le BREXIT n’est que le symptôme de ce mal profond et des doutes qui remettent en cause le consensus européen. Il montre aussi, ajoutent encore Laurent Carroué et David Teurtrie, « qu’il faut peut-être à l’avenir tenir un peu plus compte des peuples et des opinions publiques. »
Reste cependant un solde positif des apports de l’UE à ses membres, même s’il est trop souvent occulté par le retour en force de la politique politicienne.
Tout au long des quatre jours du Festival, nombreux sont les intervenants qui, au cours de conférences, d’interviews ou de tables rondes, ont rappelé les aspects favorables de l’UE.
Car l’Europe, c’est d’abord un marché ouvert au libre-échange de 500 millions de citoyens qui peuvent se déplacer sans visa d’un pays à l’autre et y faire circuler librement capitaux et services.
L’équilibre entre les Etats membres est garanti par un euro qui supprime les risques de change, simplifie la vie des entreprises et, plus important encore, éloigne la tentation des dévaluations compétitives…
Quant aux nombreuses normes, souvent élaborées dans une certaine opacité, elles garantissent un niveau de qualité partagé des produits, des services et des échanges.
Comme l’a expliqué le professeur Jean-Christophe Graz (5), ce sont là les nouvelles clés de l’accès aux marchés.
Les chiffres montrent le poids de l’UE dans l’activité économique mondiale.
Édouard Bourcieu (6), conseiller commercial de l’UE, a ainsi rappelé que l’Europe reste la « première puissance commerciale du monde, le premier partenaire commercial de 80 pays dans le monde et de la majorité des membres de l’OMC […] Elle est le premier exportateur mondial et affiche un excédent commercial de 300 milliards d’euros par an pour les produits industriels, 130 pour les services et 20 pour les produits agricoles ».
Aussi juge-t-il que « la politique commerciale de l’UE est active et réussie. »
D’ailleurs, ajoute-t-il, le plus gros accord commercial jamais conclu a été signé entre l’Europe et le Japon le 1er février 2019, créant une zone de libre-échange pesant près de 25% du PIB mondial.
Ce au moment où les grandes puissances, États-Unis et Chine en tête, privilégient les accords individuels entre Etats et revendiquent un protectionnisme actif.
Un constat qui fait dire à Grégory Vanel (7), professeur à Grenoble Ecole de Management, que l’UE est le dernier bastion du libre-échange.
En dépit de ce bilan, les intervenants du Festival ont constaté que ces résultats économiques restent peu ou mal connus des citoyens de l’UE.
En période de tensions intra-communautaires récurrentes, beaucoup d’Européens condamnent d’abord les défauts du système.
L’Europe de la mondialisation heureuse devient le bouc-émissaire d’un mal-être grandissant.
On lui reproche sa complexité, sa distance de la « vraie vie », et ses bataillons d’experts qui n’ont jamais été élus.
On lui reproche encore une gouvernance obscure, des processus de décision trop lents et une inflation réglementaire décriée par les souverainistes et les nationalistes comme une atteinte à la souveraineté des Etats.
On lui reproche enfin de maintenir, par le culte de la concurrence et la surveillance des budgets nationaux, une rigueur trop sévère, cause d’une dégradation du pouvoir d’achat des moins favorisés.
Cette conjonction de doutes, de critiques et de « réponses » politiciennes, a instillé en Europe un doute profond dont le symptôme le plus spectaculaire reste encore le vote des Britanniques, le 23 juin 2016, en faveur du Brexit.
L’esprit d’entreprise pour sauver l’Europe ?
Dans cette situation paradoxale, les entreprises européennes ont un rôle à jouer.
C’est ce que Pierre Gattaz, ancien président du Medef, a développé lors du Festival avec chaleur dans sa conférence (8).
Pour lui, l’Europe a produit « 90% de bonnes choses ».
Mais, ajoute-t-il, l’Europe « n’est pas assez protectrice ni conquérante ! »
Car que veulent, selon lui, un Français et un Européen ? « D’abord de la sécurité physique et de la protection sociale, un emploi et du pouvoir d’achat. » Surtout, « ils veulent de l’espoir, pouvoir se dire que ça va aller mieux ! »
Quant aux 10% d’aspects négatifs, ce sont à ses yeux « la bureaucratie, la complexité, la surprotection du consommateur et de l’écologisme », autant de préoccupations d’entrepreneur auxquelles il tient à ajouter « le manque de rêves partagés ».
Pierre Gattaz propose donc de « gérer l’Europe comme une entreprise. »
Il suggère l’amélioration de la gouvernance et la simplification de circuits de décision dans lesquels l’unanimité trop souvent requise des Etats-membres est souvent devenue un réel handicap, soulignant à l’inverse la propension typiquement française à « surtransposer les directives européennes. »
De surcroît, notre fiscalité exorbitante, le poids du secteur public, un chômage massif, bref nos maladies chroniques nationales, discréditent rapidement la France quand elle propose à ses partenaires des changements lourds comme l’harmonisation sociale ou fiscale.
Surtout, pour Pierre Gattaz, l’UE a besoin de partager des projets à la fois ambitieux et concrets, comme la transition digitale, la sécurité informatique, l’IA et les big data, le ciel européen, l’espace (avec Galileo), l’environnement, le bio, les océans ou les smart cities…
Pierre Gattaz y voit autant d’opportunités de créer des rêves partagés assez forts pour dépasser les doutes, les critiques et les individualismes nationaux, pour faire réellement de l’Europe « un nouveau géant ».
Pour conclure sur notre Festival 2019, osons un plaidoyer pro domo : ne serait-il pas également opportun que les institutions d’établissement supérieur réfléchissent à la mise en place de cursus complets sur l’Europe, qui permettent aux futurs managers d’avoir une vision complète et transversale de l’Europe pour « européaniser » les entreprises ?
Alors, in fine, l’Europe sera-t-elle sauvée par l’esprit d’entreprise ?…
Pour en savoir plus :
Le site du Festival : https://www.festivalgeopolitique.com/
Le livre du Festival : Images économiques du monde 2019 – (Dés)union européenne, ouvrage coordonné par Laurent Carroué et David Teurtrie, Éditions Armand Colin, Paris 2019.
1/ Organisée du 13 au 16 mars 2019, essentiellement dans les locaux grenoblois de GEM, cette 11ème édition du Festival de Géopolitique a été pilotée par une équipe d’enseignants et chercheurs en géopolitique sous la direction de Jean-Marc Huissoud, directeur du Festival.
2/ (Dés)union européenne, op. cit., p. 11.
3/ La fin de l’euro : et si l’histoire rusait, David Colle.
4/ (Dés)union européenne, op. cit., p. 13.
5/ Pile, les États-Unis gagnent. Face, l’Union européenne perd. Table ronde avec Édouard Bourcieu, Jean-Christophe Graz et Gregory Vanel
6/ Ibidem.
7/ Ibidem.
8/ L’espace économique de l’UE : promesses tenues ? Pierre Gattaz préside le Directoire de Radiall. Il a présidé le MEDEF et, depuis juin 2018, il préside BusinessEurope, association patronale européenne.
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