Une approche géopolitique du « fait alimentaire »
Amorcé l’année dernière en Grande-Bretagne, le scandale de la viande de cheval n’en finit pas de s’étendre. À la mi-février 2013, on ne compte pas moins de treize pays où ont été vendus les plats incriminés. Et il est loin d’être exclu que cette liste ne s’allonge, tout comme celle des produits concernés.
Fraude, défaut de traçabilité, risque sanitaire, réaction des consommateurs… L’ »affaire » révèle à la fois une cartographie agroalimentaire complexe et la survivance de pratiques alimentaires intimement liées à la culture des peuples.
Dans le Dictionnaire des cultures alimentaires, aux Puf, le professeur Jean-Pierre Poulain constate que « depuis une vingtaine d’années, le statut de l’alimentation a changé. [Cette dernière] devient une question politique (nationale et internationale), une question environnementale, patrimoniale, culturelle, de santé publique« . Autant d’aspects qui sollicitent l’analyse géopolitique. Dans quelle mesure la mondialisation de l’agroalimentaire heurte-t-elle les cultures alimentaires et induit-elle un surcroît de risques ? Face à l’émotion, légitime, s’impose la nécessité de remettre les choses en perspective.
Avant que les Européens ne se lancent à la conquête du monde, la géographie des aliments n’offre que peu de diversité. Les habitudes alimentaires sont directement liées aux espèces végétales et animales disponibles et connues. Schématiquement, trois grandes civilisations fondées sur des cultures alimentaires prédominent : la « civilisation du blé » en Europe, en Méditerranée et au Moyen-Orient, la « civilisation du riz » en Asie et celle du « maïs » en Amérique (Fernand Braudel). Ceci se conjugue avec les modes de production de protéines animales, ainsi qu’avec toute la variété offerte pas les animaux d’élevage, les ressources halieutiques et la chasse, elles aussi marquées culturellement.
La mondialisation « ancienne » du fait alimentaire
La première mondialisation alimentaire commence à la fin du XVe siècle avec les conquêtes espagnoles et portugaises. Rappelons d’ailleurs que la recherche de nouvelles routes pour atteindre les Indes est motivée par l’acquisition à moindre coût des épices qui font défaut en Europe. La (re)découverte fortuite de l’Amérique permet aussi l’accès à des aliments inconnus comme la tomate ou la pomme de terre, que l’on apprendra à cultiver en Europe et dans le pourtour méditerranéen.
Mais ce sont les Hollandais, à partir du XVIIe siècle, qui ouvrent véritablement la voie à une modification substantielle de la cartographie agricole, et par là même des habitudes alimentaires, en transplantant des poivriers dans leurs possessions qui en sont dépourvues. Les Français feront de même un peu plus tard dans leur empire colonial naissant. Cette mondialisation des épices aura pour conséquence une chute de leur prix, jusqu’à en faire des produits de consommation courante.
Le principe de l’exportation ou de l’importation de végétaux ou d’animaux, puis de leur culture ou de leur élevage dans de nouvelles régions, va s’accélérer au cours du XIXe siècle. Les Européens apportent notamment sur l’ensemble du continent américain le blé, le bœuf ou encore le mouton. Des cultures venues d’Afrique ou d’Asie sont également acclimatées aux Amériques, comme le café ou la canne à sucre. Ce premier brassage va être renforcé par la révolution industrielle. L’apparition de nouvelles techniques agricoles et d’élevage, ainsi que de modes de conservation pérenne (congélation, conserverie), préfigure la mondialisation agroalimentaire actuelle, au point de transformer les modes alimentaires d’une grande partie du monde. Aux trois civilisations décrites par Fernand Braudel se substituent aujourd’hui trois modèles alimentaires dominants :
- Le modèle méditerranéen, de plus en plus valorisé pour sa richesse en légumes, en fruits, en huile d’olive – et pour son mode de production qui est resté associé au monde rural et au système de cultures vivrières ;
- Le modèle chinois (ou plus exactement cantonnais) diffusé par une diaspora présente pratiquement partout dans le monde, et en particulier dans les grandes villes ;
- Le modèle américain enfin, porté par les industries agroalimentaires modernes, qui s’est imposé dans les pays industrialisés, puis dans les grandes agglomérations des pays émergents ou en développement.
Pour autant, les modèles alimentaires locaux restent toujours bien vivaces. Jean- Pierre Poulain propose de les définir comme « des ensembles sociotechniques et symboliques qui articulent un groupe humain à son milieu, fondent son identité et assurent la mise en place de processus de différenciation sociale interne« . Dès lors, ils ne sont aucunement figés, mais évoluent au gré de diverses influences et expériences. Caractéristique de l’actuelle mondialisation, la « compression du temps et de l’espace » (David Harvey) ne risque-t-elle pas cependant de remettre en cause cette coexistence du global et du local ?
Standardisation alimentaire versus identité culinaire ?
« Le monde semble s’homogénéiser au fur et à mesure que les processus de globalisation assurent son unité. Passe encore que les marchés des biens et des capitaux connaissent une intégration croissante. Mais est-il acceptable que celle-ci concerne également ce qu’il est convenu de nommer la ‘culture’, au risque de compromettre son ‘authenticité’ ?« , interroge Jean-François Bayart, professeur à la Sorbonne et directeur de recherche au CNRS. Cette question gagne en acuité dès lors qu’il s’agit de nos habitudes alimentaires. Car manger, ce n’est pas seulement subvenir à des besoins physiologiques, ni même s’inscrire dans des codes culturels spécifiques : c’est également une affaire de plaisir et de santé.
« Après tout, l’expansion des grandes religions monothéistes, la commercialisation mercantiliste des épices, du sucre ou des excitants, la diffusion transcontinentale de la culture du riz, du maïs, de la tomate et de la pomme de terre ont été des effets de la globalisation dont on ne peut dire qu’ils ont mis fin à la diversité culturelle du monde« , remarque Jean-François Bayart. La nouveauté ne réside-t-elle pas plutôt dans les modes de diffusion de produits alimentaires standardisés ? Dans toutes les grandes villes du monde, les trois modèles alimentaires dominants sont présents, symbolisés par la pizza, le hamburger et le nem. On pourrait y ajouter le döner kebab turc et les sushi japonais. Mais cette « McDonaldisation » (George Ritzer) ne renvoie-t-elle pas davantage à une recherche de rationalisation qu’à une homogénéisation réelle des comportements alimentaires ? Le succès de ces nourritures mondialisées et standardisées repose en effet sur leur adéquation supposée aux attentes du consommateur urbanisé, attestant d’une quête d’efficacité et de prévisibilité caractéristique de notre époque.
Le mode de vie de type occidental – qui s’est imposé comme norme – ne laisse que peu la place au temps passé chez soi, donc aux fourneaux. Ainsi, plus de 85 % des aliments consommés dans les villes de plus de 1,5 million d’habitants sont des produits transformés par l’industrie agroalimentaire, rapporte Jean-Christophe Victor dans l’émission Le dessous des cartes. Pour autant, les cuisines traditionnelles, gages d’authenticité, conservent leur place et leurs fonctions de « marqueurs identitaires » et sociaux. En atteste le développement de l’agriculture biologique, du slow food et des « circuits courts », que caractérise le succès des Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) jusque dans les grands centres urbains européens.
La France, pourtant très grande consommatrice de hamburgers, protège sa gastronomie. Et le phénomène n’est pas propre à l’hexagone. Depuis 2003, l’UNESCO a créé la notion de patrimoine culturel immatériel (Intangible Cultural Heritage) au sein duquel figurent en bonne place les cultures alimentaires. Le but est « de sauvegarder les traditions et expressions vivantes héritées des ancêtres et maintenir la diversité culturelle face à la mondialisation croissante« .
Bref, dans ce domaine aussi, la mondialisation est à la fois facteur d’homogénéisation et, en retour, de volonté de préservation de la diversité. Pour autant, indépendamment du type d’alimentation, la nourriture est aujourd’hui quasi exclusivement le fruit de l’industrie agroalimentaire, dont les circuits de production sont de plus en plus opaques.
Des risques alimentaires nouveaux
Le risque sanitaire n’a jamais été aussi faible qu’aujourd’hui. À elle seule, l’occurrence des intoxications alimentaires a été réduite par 100 depuis les années 1950. Les crises alimentaires – comme celle de la vache folle – ont renforcé les process qualité industriels, systématisé les analyses microbiologiques et augmenté la traçabilité des produits. Pourtant, les scandales subsistent. Ils sont pour partie liés à notre aversion croissante pour le risque et la tendance à la tolérance zéro dans tous les domaines. Mais pas seulement.
L’une des conséquences de la mondialisation agroalimentaire est la recherche des moindres coûts, quitte pour certains acteurs à jouer avec les législations sanitaires nationales les moins contraignantes. Il s’ensuit que l’industrie alimentaire est devenue un métier d’assembleur, dont la ressource est mondiale. Cette dernière est traitée par des kyrielles de sous-traitants, qui rendent difficiles d’assurer la qualité réelle et l’origine des matières premières. D’autant plus que les distances franchies par la nourriture, depuis le lieu de production jusqu’à notre assiette, ne cessent de croître. Une étude allemande a montré que les différents ingrédients d’un simple yaourt aux fraises parcourent pas moins de 9 115 km. Difficile dans ces conditions de maintenir des contrôles efficaces ! Conjugué au fait qu’un ingrédient contaminé peut être utilisé par différentes industries, dans plusieurs pays et pour des produits finaux très variés, le dysfonctionnement sanitaire – par négligence ou par fraude – sur un seul sous-produit a rapidement des impacts dans de nombreuses régions et sur de nombreuses marques. Pour paraphraser Jean Anthelme Brillat-Savarin, le consommateur aimerait certes pouvoir dire : « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai d’où ça vient ». Mais, en dehors d’espaces géographiques déterminés, cette volonté se heurte sans conteste à la réalité d’un marché international par trop dérégulé.
Pour aller plus loin
- Dictionnaire des cultures alimentaires, sous la direction de Jean- Pierre Poulain, Presses Universitaires de France, 1466 p., 42 € ;
- Vers un monde unique ?, par Jean-François Bayart, in Ceras-Revue Projet n°283, novembre 2004 ;
- Géopolitique des alimentations, écrit et présenté par Jean-Christophe Victor, Production ARTE Studio, 2010