Mai 212015
 

Washington change de ton, Paris avance ses pions…

Le rapprochement engagé entre les États-Unis et Cuba, au mois de décembre dernier, connaît une phase d’accélération. Après la rencontre des deux chefs d’État, Barack Obama et Raul Castro, en marge du dernier Sommet des Amériques, au mois d’avril 2015, c’est la récente visite officielle de François Hollande qui attire l’attention. Une visite doublement historique.

Parce qu’il s’agit de la première d’un chef d’État français depuis l’indépendance de l’île, en 1898. Et parce que le régime castriste est lui-même à un tournant de son histoire, ouvrant la possibilité de relations nouvelles avec l’étranger.

Pour le Quai d’Orsay, « la France est aux côtés des Cubains dans la nouvelle page qui s’ouvre devant eux ». Elle est surtout la première à se manifester, avant ses partenaires européens et le « grand frère » américain. L’objectif de Paris est à la fois économique et politique.

Longtemps critiquée, la politique étrangère du président Barack Obama commence à porter ses fruits. Une politique des « petits pas » qui s’observe très bien dans le cas de Cuba. Si l’annonce du rétablissement des relations diplomatiques entre les deux pays, le 17 décembre 2014, a été saluée à juste titre comme un geste historique, le rapprochement avec La Havane est en réalité très progressif.

C’est à l’occasion du 5e Sommet des Amériques à Trinité-et-Tobago qu’Obama annonce, le 13 avril 2009, la levée des restrictions sur les voyages de ses ressortissants à Cuba ainsi que sur les transferts d’argent des Américano-Cubains vers leur pays d’origine.

Nous n’en sommes pas encore à la levée de l’embargo instauré en 1962, qui dépend d’un vote du Congrès dominé par les républicains, mais ces différents gestes politiques visent à l’évidence une modification plus profonde, à moyen terme, des relations entre Cuba et les États-Unis.

« Nous venons de débuter les pourparlers officiels en vue d’une normalisation des relations : cela prendra beaucoup plus de temps que le premier pas qui est de rétablir les relations diplomatiques », a prévenu la secrétaire d’Etat adjointe pour l’Amérique latine Roberta Jacobson, lors d’une audition devant le Congrès en février dernier.

Un contexte favorable à l’assouplissement cubain

Malgré le plan de réforme engagé par le président Raul Castro, l’économie cubaine reste chroniquement faible. En 2014, sa croissance n’a atteint que 1,3 %, la production agricole, en particulier sucrière, pâtissant de fortes pluies, mais surtout d’équipements obsolètes et d’une gestion déficiente.

Résultat : 80 % des aliments ont dû être importés l’année dernière, pour un coût supérieur à 2 milliards de dollars. « Autre source importante de devises, les exportations de nickel ont été affectées par la baisse des cours et l’arrêt pour maintenance de l’usine Ernesto Che Guevara, construite par la coopération soviétique », explique Jean-Michel Caroit dans Le Bilan du Monde 2015.

Quant au tourisme, il n’a que très légèrement progressé, alors qu’il constitue la 3e source de devises du pays, « derrière la vente de services médicaux et professionnels dans une soixantaine de pays, notamment au Venezuela et au Brésil (plus de 8 milliards de dollars) et les ‘remesas’ (transferts de fonds) des émigrés (2,8 milliards de dollars) ».

La crise au Venezuela, qui a remplacé l’ex-Union soviétique comme principal partenaire commercial et bailleur de fond de l’île, a provoqué une baisse des fournitures de pétrole et contribué au marasme ambiant, incitant encore davantage le gouvernement cubain à revoir sa politique économique, structurellement dépendante de l’extérieur.

Ainsi, « Cuba a renforcé sa coopération avec deux autres partenaires importants, la Russie et la Chine, à l’occasion des visites des présidents Vladimir Poutine puis Xi Jiping dans l’île » en juillet 2014.

Moscou a notamment décidé à cette occasion d’annuler 90 % de la dette cubaine, les 10 % restant devant servir à financer des investissements russes à Cuba, dans les secteurs de l’énergie et de la santé.

Cuba au cœur d’une région stratégique pour les États-Unis… et la France

Cuba reste certes l’un des derniers régimes communistes au monde, mais sa géopolitique est tout entière inscrite dans sa géographie. Plus grande île des Caraïbes, avec plus de 110 000 km2, sa taille donne un sens particulier à son insularité.

« La combinaison de l’insularité et de la dimension, inhabituelle pour les Antilles, crée en effet un premier élément géopolitique qui est la capacité à suivre une voie originale par rapport au continent », observe Yves Gervaise dans le Dictionnaire de géopolitique et géoéconomie des Puf.

Cette insularité est un facteur de protection, comme en a attesté l’échec du débarquement des forces anticastristes encadrées par la CIA dans la baie des Cochons (avril 1961). S’y ajoute un rôle traditionnel de plaque tournante au sein du monde caraïbe, avec lequel Cuba pourrait facilement renouer en réussissant à rompre son isolement politique.

L’autre facteur géographique essentiel est la situation de l’île, face au détroit de Floride dont elle contrôle l’accès, « c’est-à-dire aussi celui du golfe du Mexique, et donc celui de la côte Sud des États-Unis et des ressources pétrolières qui y sont aujourd’hui rassemblées ».

Cette proximité explique la méfiance américaine à l’égard du pays ; mais elle pourrait devenir un atout dès lors que les conditions diplomatiques auraient définitivement évolué.

L’autre puissance directement intéressée à la région est bien sûr la France, très anciennement implantée aux Antilles (Guadeloupe, Martinique, Saint-Barthélemy et Saint-Martin). Ces territoires d’outre-mer sont stratégiques car ils font de l’Hexagone une puissance réellement mondiale (cf. note CLES n°140, « Enjeux du patrimoine ultramarin », 17/09/2014).

Or malgré la popularité de l« expérience cubaine », « idéalisée par la gauche française tout au long d’un demi-siècle d’illusions », comme le rappelle David Revault d’Allonnes dans Le Monde (11/05/2015), Paris n’est que le 10e partenaire économique de l’île, loin derrière la Chine, le Venezuela et le Brésil – qui a participé à la construction du nouveau port de Mariel, à 45 km à l’ouest de La Havane.

Seules une soixantaine d’entreprises françaises est active sur l’île, parmi lesquelles Bouygues, Pernod-Ricard avec l’entreprise mixte Havana Club, Air France ou encore Total.

Mais l’Union européenne est le premier partenaire commercial de La Havane (22 % des échanges commerciaux cubains, 1er rang pour les importations cubaines, 2e rang pour les exportations), et des négociations sont en cours en vue d’un accord global entre l’UE et Cuba.

La France pourrait d’autant plus y jouer un rôle moteur qu’elle dispose des deux seuls centres culturels étrangers autorisés sur l’île, avec les alliances françaises de La Havane et de Santiago de Cuba, à l’extrême Est de l’île.

L’arme de la « diplomatie économique »

La timide ouverture de l’économie cubaine aux investissements étrangers, notamment dans la zone franche de Mariel, pourrait profiter à la France, dont la diplomatie économique est une réalité récente, mais active.

Y compris en Amérique latine, comme en témoigne la récente signature du contrat de vente d’une centaine d’Airbus avec la Colombie, pour un montant de 10 milliards d’euros. Deux secteurs semblent particulièrement porteurs. Le tourisme, bien sûr, mais aussi l’énergie.

Le gouvernement cubain assure en effet que sa zone économique exclusive au large de la côte nord-ouest de l’île, dans le golfe du Mexique, abrite plus de 20 milliards de barils de réserves de pétrole. Même si l’Institut d’études géologiques des États-Unis (USGS) estime pour sa part ces gisements potentiels entre 5 à 7 milliards de barils, la découverte de pétrole serait une bonne nouvelle pour Cuba, qui réduirait ainsi sa dépendance vis-à-vis de certains pays comme le Venezuela, mais également pour Total, présent dans le pays depuis 1993, et qui pourrait bénéficier d’un accord d’exploration pétrolière en mer.

L’évolution du régime castriste est certes à suivre de près, car l’expérience montre qu’aucun pays ne sort indemne, et facilement, de décennies d’un système d’économie dirigée et d’une pratique totalitaire du pouvoir. Pour autant, la survie du régime malgré l’embargo américain et l’effondrement de l’allié soviétique, illustre la possibilité de voies alternatives à la mondialisation libérale en cours.

Voies qui suscitent de nouveau l’intérêt, non seulement au sein des pays d’Amérique latine qui ont porté au pouvoir des gouvernements de gauche, mais également à l’échelle planétaire, où se manifeste la montée en puissance du multilatéralisme. Une forme de contestation de l’unilatéralisme américain qui n’a sans doute pas échappé au président Obama, et explique les nouvelles orientations, plus subtiles, de la politique étrangère de Washington. Y compris dans son « étranger proche » que constituent les Caraïbes.

Pour aller plus loin :

  • « Cuba » in Le Bilan du Monde, édition 2015, Le Monde Hors- Série, 218 p., 12 €;
  • « Cuba » in Dictionnaire de géopolitique et de géoéconomie, sous la direction de Pascal Gauchon, coordonné par Sylvia Delannoy et Jean-Marc Huissoud, Puf, 688 p., 49,90 € ;
  • « Hollande en Caraïbe : un retour de la guerre de course ? », par Jean- Jacques Kourliandsky, Le Huffington Post, 11/05/2015 ;
  • « Visite de François Hollande à Cuba : pour quelle stratégie diplomatique ? », par Jean-Jacques Kourliandsky, interview à l’IRIS, www.iris-france.org,11/05/2015.