Juil 012011
 

“Les réformes économiques se poursuivront lentement mais sûrement. […] Ce qui a été réalisé aujourd’hui est encore loin des potentialités”, a affirmé José Ramon Machado, vice-président cubain, à l’occasion de la fête nationale cubaine, le 26 juillet 2011. Toutefois, ces mots laissent de marbre l’opposition qui, le 13 juillet précédent, a présenté à la presse une nouvelle plateforme politique. Et les experts ne sont pas moins circonspects.  Ainsi, selon les auteurs d’un récent ouvrage collectif sur la vie quotidienne sous le régime cubain, réalisé sous la direction de Vincent Bloch (EHESS) et Philippe Létrillart (Ceri), les réformes annoncées voire engagées, tant au plan économique que culturel ou politique ont, en réalité, pour objectif ultime de permettre le… statu quo. En somme, la mise en scène d’un courant réformiste n’aurait, selon eux, d’autre but que d’assurer la pérennité d’un régime anachronique conçu et élaboré durant la Guerre froide. Jusqu’ici, cette capacité à canaliser le mécontentement et à instrumentaliser et subvertir les aspirations populaires a été couronnée d’un certain succès. Mais ce jeu est dangereux car, au fil du temps, le déphasage entre l’Etat et la société civile en voie de constitution ne cesse de se creuser.

En choisissant de célébrer cette année la fête nationale cubaine dans la ville agricole et industrielle de Ciego de Avila, le régime cubain entendait souligner que les questions économiques constituent sa priorité. La moindre des choses, dans un pays dont l’économie ne se remet pas de la disparition de l’URSS, si bien qu’il reste marqué par une extrême pauvreté et des difficultés de subsistance toujours importantes pour une large frange de la population.

Une rhétorique réformatrice foncièrement ambivalente

Dans ce contexte, on n’imagine bien que les autorités ne pouvaient entonner l’air du satisfecit. Dans un discours prononcé devant un parterre de représentants du parti communiste cubain,le vice-président José Ramon Machado a donc pris soin de fustiger “la bureaucratie”, “l’inertie” et “les préjugés”.De quoi réjouir le courant réformiste et répondre aux attentes d’une grande partie de la population lasse des privations et des rigidités. Mais,dans le même temps,cette ode à la réforme est restée strictement inscrite dans le cadre des institutions. “Nous ne pouvons pas nous sentir satisfaits tant que tous les travailleurs et les dirigeants administratifs n’auront pas rejoint le combat pour l’efficacité économique” :une telle rhétorique est,en réalité,habituelle des régimes totalitaires qui enjoignent sans cesse à poursuivre la lutte pour que se réalisent enfin les promesses de la révolution…Au point qu’à certains moments, le numéro 2 du régime semble attribuer l’inefficacité économique actuelle non au système lui-même, mais à des comportements déviants de certains individus : “Il faut lutter,contre l’indiscipline sociale et dans le travail, les défaillances comptables, le gaspillage des ressources”. S’il n’ajoutait à cette liste de maux, “les attitudes bureaucratiques de routine” et “les procédures absurdes qui n’ont rien à voir avec le socialisme” ont en déduirait presque que le régime s’apprête à lancer une nouvelle vague de répression.Mais telle n’est probablement pas son intention.Selon les experts, sans abandonner celle-ci, le régime fait plutôt preuve d’une foncière ambivalence entre aspirations à la réforme et volonté de perpétuer le système actuel.

Un dédoublement du régime au service de la continuité

Pour certains observateurs, cette ambivalence aurait même été élevée depuis vingt ans au rang d’une véritable stratégie délibérée au point de devenir même un trait constitutif du régime cubain. L’historien mexicain Rafael Rojas estime ainsi que “l’articulation d’un réformisme timide avec un conservatisme jaloux – qui se manifeste aussi bien dans le langage du régime que dans l’intensification de son appareil répressif – est repérable depuis la première moitié des années 1990. Les documents du quatrième et du cinquième congrès du parti communiste de Cuba, en 1992 et 1997,sont assez révélateurs du dédoublement du gouvernement cubain entre un pôle favorable à l’ouverture et un autre à la continuité. Le premier lui a servi à encourager l’extérieur à mener des politiques moins marquées par la confrontation et à accéder aux crédits internationaux comme aux échanges diplomatiques, tandis que le second lui a permis de tenir l’opposition à distance et d’isoler les citoyens au moyen d’un syndrome de la place assiégée, qui transforme automatiquement les dissidents en ennemis.” Faut-il alors en déduire que le réformisme n’est que de façade voire que le courant réformiste est un habile artifice de propagande ? Nullement. “L’existence de ce courant réformiste est réelle,mais elle n’est pas décisive au point de peser sur la logique du pouvoir. Dans la pratique,ce dernier tolère le réformisme officiel et systématique, tant que celui-ci contribue à la projection d’une image de modération du régime et peut être subordonné à l’agenda conservateur”, explique encore Rafael Rojas.

Imbrications des stratégies
d’évitement et de domination ?

Tant au plan économique qu’aux plans idéologique et culturel, les évolutions sont toutefois réelles. Comme le noteVincent Bloch,sociologue au Centre d’études des mouvements sociaux de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), “du point de vue macroéconomique, les cinquante dernières années ont été divisées grosso mode de la manière suivante : le pays est parvenu à se maintenir à flot grâce à la solidarité des pays frères jusqu’à la fin des années 1980,puis en s’ouvrant au tourisme et aux investissements étrangers dans les années 1990, et, aujourd’hui avec l’appui du Vénézuela, de la Chine et des Cubains émigrés.” Or, ce virage a été rendu possible par une inflexion idéologique caractérisée par “le retour à un socialisme nationaliste inspiré de José Marti après la modification,en 1992, de la Constitution de 1976, et simultanément l’effacement de l’idéal totalitaire : les Cubains de l’extérieur cessent d’être vus exclusivement comme des contre-révolutionnaires et les croyants sont dorénavant autorisés à intégrer les files du Parti communiste.”

Toutefois,cet assouplissement – dont la célébration va de pair avec celle de l’émergence d’une société civile s’organisant en marge des institutions – doit être relativisé. D’une part parce que les organisations ne dépendant pas directement du parti sont encore maintenues en marge du pouvoir, d’autre part parce que, comme le souligne Vincent Bloch dans sa remarquable analyse de la vie quotidienne sous le régime cubain, cela fait bien longtemps que les Cubains sont passés maîtres dans l’art de l’évitement des règles révolutionnaires ou bureaucratiques, de façon à améliorer leur quotidien, notamment via le développement de l’économie souterraine, du “système D” et du marché noir. Constatant que ces pratiques ont été tolérées de facto par le régime,il s’interroge : “S’il apparaît que les comportements réfractaires ou les formes d’insoumission étaient finalement plutôt constants d’une période à l’autre, une question consiste à se demander de quelle façon, tout en ne relevant pas de l’obéissance totale ou de la coercition totale,toutes ces formes d’évitement s’imbriquaient déjà avec les modes de domination et les prétentions à la légitimité du gouvernement, en facilitant d’autres modes d’exercice de la contrainte qui participaient aussi de la perpétuation de l’ordre révolutionnaire.”

Un exemple en est donné par un reportage publié sur le site Internet de la chaîne d’information européenne Euronews qui remarque que “la législation sur l’achat et la vente d’habitations et de voitures est tellement stricte qu’elle a même donné naissance à un marché souterrain et illégal”. Un Cubain explique : “J’ai l’argent mais je ne peux pas encore acheter car tout se fait en secret. Et si les autorités le découvrent, elles vous confisquent tout. C’est encore ce qui se passe aujourd’hui. On vend et on achète clandestinement.”

L’émergence de contradictions insurmontables

Cet exemple comme bien d’autres – que l’on songe au recours toléré au dollar dans la vie quotidienne – démontrent toutefois que l’habilité du régime à jouer simultané- ment sur plusieurs registres idéologiques l’expose à des contradictions potentiellement insurmontables. Pour Rafael Rojas, Cuba se trouve aujourd’hui confronté au  “scénario d’une communauté nouvelle qui tente de mettre à profit la moindre ouverture institutionnelle du vieil État”. Philippe Létrillart observe ainsi le retour progressif de l’Eglise catholique comme “institution centrale de la société civile cubaine émergente” depuis la visite du Pape en 1998.

Fin diplomate Jean-Paul II s’abstint alors de prôner ouvertement la décommunisation de la société, comme il avait pu le faire, avec le succès que l’on sait,dans son pays d’origine. Conscient du poids réel du catholicisme sur l’île, il s’est borné à réclamer davantage de liberté religieuse et à positionner l’Eglise comme “force d’intermédiation sociale”, en marge du régime,tout en demandant, au plan international que Cuba s’ouvre au monde,mais aussi que “le monde s’ouvre à Cuba” en plaidant pour la fin de l’embargo “injuste et éthiquement inacceptable” imposé à l’île.De la sorte il s’inscrivait dans le jeu du régime qui,de son côté,entendait mettre en scène des signes d’ouverture intérieure de façon à obtenir un desserrement de l’étau international qui l’étouffait.Depuis, l’Eglise catholique cubaine représente – quoi qu’elle s’en défende par prudence – un pôle alternatif crédible à l’idéologie officielle qui jouissait auparavant d’un monopole sur l’île. Or, l’histoire démontre que de tels courants ne manquent jamais de renouveler, tôt ou tard, l’expression politique. Signe qui ne trompe pas : à la mi-juillet, c’est sous l’égide d’Oswaldo Paya, leader catholique du Mouvement chrétien de libération (MCL) que l’opposition cubaine a présenté sa nouvelle plateforme politique déjà signée par une cinquantaine de dirigeants d’opposition et anciens prisonniers politiques de différentes tendances et sensibilités. L’objectif ? “Mettre en place un véritable dialogue national” afin “d’entamer un processus de changement sans exclusive”

S’il est probablement trop tôt pour qu’un tel processus aboutisse, l’initiative démontre que l’aspiration à de vraies réformes ne cesse de croître. Il appartient aux dirigeants cubains actuels d’en prendre la mesure afin de surmonter les contradictions inhérentes au statu quo actuel. Le 1er août prochain, Raul Castro, frère de Fidel mais parfois présenté comme un allié du courant réformiste, “fêtera” le cinquième anniversaire de son accession au pouvoir. À 80 ans, il détient entre ses mains une grande part de l’avenir de Cuba.

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