Jan 212011
 

Contrefaçon de médicaments

Environ un million de comprimés saisis pour un montant correspondant à près de 2 millions d’euros, 290 sites de vente fermés et 75 personnes interpellées de part le monde…Le bilan de l’opération internationale Pangea 3 menée en octobre dernier par les services de police et de douanes de 45 pays dont la France, la Belgique, le Canada, la Suisse, mais aussi Cuba, la Russie et la Thaïlande, illustre l’ampleur croissante que prend, au niveau mondial, le trafic de faux médicaments. Dans un récent ouvrage consacré au “marché mondial du faux”, le criminologue Pierre Delval, par ailleurs conseiller pour la lutte contre la contrefaçon auprès de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, confirme que ces trafics constituent désormais un problème sanitaire de premier ordre. Et il met en garde : “Cette situation, essentiellement confinée aux pays en voie de développement pendant plusieurs dizaines d’années, touche dorénavant de plein fouet les États-Unis et l’Europe.” Un nouveau constat qui nous incite à mieux informer les citoyens et les décideurs de toutes natures sur les défis d’un monde complexe recelant autant d’opportunités que de risques, comme nous le soulignerons lors de la troisième édition du Festival de Géopolitique et de Géoéconomie qui se tiendra à l’ESC Grenoble du 24 au 27 mars prochain.

Pendant trop d’années, la situation de la contrefaçon des médicaments a été caricaturée par la surmédiatisation du fauxViagra et de placebos vendus en Afrique. La vérité est pire, beaucoup plus complexe et particulièrement malsaine”, estime le criminologue Pierre Delval. Pour cet expert international de la lutte contre la contrefaçon, les faux médicaments représentent, depuis plusieurs années, un problème sanitaire massif.

Un problème sanitaire de premier ordre et un crime massif

Il convient en effet de se prémunir contre toute erreur d’appréciation : les faux médicaments ne relèvent pas de la simple arnaque. Leur diffusion à des malades abusés constitue un crime de grande ampleur. Les chiffres avancés à ce sujet par Pierre Delval donnent le vertige.Un exemple : “En 2001, 192.000 décès étaient officiellement répertoriés en Chine pour cause de traitement à base de médicaments contrefaisants.Durant cette même année, les autorités chinoises fermaient 1.300 usines suspectées de production illicite et instruisirent 480.000 dossiers de contrefaçon de médicaments.” Une répression musclée qui pourtant semble ne pas enrayer le phénomène : “Depuis 2001, selon les informations de l’UNICRI (L’Institut interrégional de recherche des Nations unies sur la criminalité et la justice), la Chine estimerait entre 200.000 et 300.000 la moyenne annuelle des décès causés directement ou indirectement par des contrefaçons de médicaments”.

Toute la gamme des médicaments concernée

Car, dans de nombreux pays, ces trafics ne se limitent pas aux médicaments dits de confort. Ils concernent la gamme complète des soins. Chef de l’unité contrefaçon de produits de santé et crime pharmaceutique d’Interpol, Aline Plançon explique dans Les Échos (21/10/10) : “La copie frauduleuse ne se limite plus au Viagra, aux produits de régime ou aux anabolisants. Elle concerne désormais des catégories de médicaments de plus en plus larges qui vont des antibiotiques aux antidépresseurs en passant par les anticancéreux,
les antiviraux, etc.” Pierre Delval confirme les ravages ainsi provoqués : “Une étude réalisée en 2001 par l’OMS sur les produits anti-malaria en Asie a révélé que sur 104 médicaments en circulation, 38 ne contenaient aucune substance active et n’avaient donc aucun effet. En 1995, au Niger, près de 50.000 personnes victimes de méningite ont été soignées avec de faux vaccins ; 2.500 en sont mortes. Sur le million de personnes qui meurent chaque année de la malaria, 200.000 pourraient être sauvées si de vrais médicaments étaient distribués.”

L’hémisphère sud en première ligne

Comme le montrent ces exemples, les pays de l’hémisphère sud sont particulièrement frappés, ainsi que, dans une forte proportion également, les pays issus de l’ex-URSS, Russie comprise. Cela s’explique par la conjonction de plusieurs facteurs. Tout d’abord la pauvreté. Celle des citoyens et celle du système de soin. Le problème prend une ampleur particulière “dans les pays où les réglementations pharmaceutiques ne sont pas assez strictes et où l’approvisionnement en médicaments de base est insuffisant. Et surtout hors de prix pour une grande partie de la population. Le fait que les médicaments soient payants même à l’hôpital encourage les marchés parallèles”, souligne Pierre Delval. Dans un récent ouvrage, Bernard Monnet, enseignant à l’Edhec, décrit ainsi les réseaux parallèles de distribution dans lesquels s’engouffrent les trafiquants. “Dans les pays en voie de développement, où les contrôles sont souvent inexistants, des revendeurs approvisionnent les petites échoppes de village qui vendent un peu de tout : alimentation, cigarettes, alcools, cosmétiques, médicaments. Les revendeurs justifient les prix bas par l’achat de grandes quantités auprès des laboratoires pharmaceutiques ou par l’approvisionnement dans un pays étranger où les médicaments seraient meilleur marché. Les propriétaires de ces échoppes ne savent souvent pas que les médicaments qu’ils vendent sont contrefaits, et leurs clients encore moins.”

Confusion entretenue avec les génériques

Le trafic de faux médicaments s’appuie aussi sur le développement des génériques dont l’impact est difficile à évaluer. En favorisant l’accès à d’authentiques médicaments à bas coût, les génériques contribuent bien sûr à détourner des patients de produits contrefaits. Mais, dans le même temps, les trafiquants misent sur la confusion. La démultiplication des références rend la traçabilité plus complexe et permet de tromper les malades. Il n’est pas anodin que selon l’OCDE, 75 % des contrefaçons de médicaments proviennent d’Inde, un pays qui a décidé de ne pas se soumettre à la protection des brevets en matière de médicaments. De même, pour ajouter à la confusion, certains contrefacteurs n’hésitent pas à endosser le rôle de Robin des bois de la pharmacie, en prétendant diffuser illégalement des médicaments contrefaits “pour le bien des pauvres”. Baptisé “roi du faux médicament” par les médias de son pays, le Russe Vladimir Bryntsalov se défendait en affirmant “fournir au peuple russe des médicaments bon marché qu’ils ne pourraient s’offrir autrement”… Si les laboratoires pharmaceutiques ont parfois la tentation d’entretenir la confusion avec les génériques pour jeter le discrédit sur ceux-ci, les trafiquants de faux médicaments jouent aussi sur cette confusion, ce qui vient valider en retour l’argument des laboratoires…

Les dégâts économiques de la contrefaçon

Vu d’Europe, le problème de la contrefaçon de médicaments a longtemps été différent. Économique davantage que sanitaire, il était principalement abordé sous l’angle de la protection de la propriété intellectuelle et du manque à gagner. D’où une certaine confusion dans l’évaluation du phénomène, les statistiques comptabilisant indistinctement les faux médicaments (contenant des ingrédients dangereux ou dépourvus de principes actifs), les médicaments commercialisés sans autorisation de mise sur le marché (AMM), voire les médicaments fabriqués en violation des brevets.Sans les comparer bien sûr aux ravages sanitaires, il convient de ne pas minorer les dégâts économiques provoqués par la contrefaçon de médicaments. Comme le note Pierre Delval, “le médicament est à la fois une réponse aux besoins du malade et un instrument de développement économique pour l’entreprise mais aussi pour la société tout entière. Chaque découverte a des retombées immédiates en terme de métiers et d’emplois. La protection de cette richesse nationale est donc vitale pour les pays producteurs. […] Si le gouvernement français tente actuellement de stimuler un environnement industriel et des partenariats propices pour les chercheurs et les entreprises du médicament, notamment en biotechnologie, il convient aussi de les protéger contre toutes les formes d’hostilité, dont celle de la criminalité internationale”.

L’enjeu est d’autant plus important que l’industrie pharmaceutique est déjà considérablement mise sous tension par le développement des génériques qui rend plus court le laps de temps durant lequel les recherches coûteuses et hasardeuses de nouvelles molécules peuvent être rentabilisées. Le problème économique rejoint ici le problème sanitaire : si la contrefaçon ruine la rentabilité des recherches, alors, à terme, celles-ci s’épuiseront et tout un cycle vertueux de progrès médical serait alors brisé.

Une menace sanitaire croissante sur l’Europe

De surcroît, de nombreux facteurs tendent à se conjuguer pour exposer davantage les pays du Nord aux risques sanitaires de la contrefaçon de médicaments. Parmi d’autres évolutions périlleuses, Pierre Delval évoque ainsi :

  • l’élargissement de l’Europe à l’est qui se traduit par l’intégration de pays dont les systèmes de contrôle sanitaire sont bien moins performants et dans lesquels la présence de réseaux mafieux est avérée sans que soient remises en cause “les dispositions du traité CE en matière de médicaments qui permet une liberté quasi totale de circulation des produits dans les différents pays de l’Union” ;
  • la délocalisation croissante de la fabrication ou du conditionnement des médicaments “dans des pays porteurs d’industries et de compétences illicites” pour réduire les coûts ;
  • le développement considérable des génériques qui multiplie les références et rend la traçabilité et les contrôles plus complexes ;
  • l’autorisation du reconditionnement et du ré-étiquetage des médicaments après qu’ils aient quitté leur site de production : en effet “les comprimés peuvent être sortis de leurs blisters et reconditionnés”, ce qui démultiplie les opportunités de fraude au fil de la chaîne de commercialisation.
  • le développement de la vente de médicaments sur Internet et de l’automédication, qui “favorise le développement de marchés parallèles difficilement contrôlables” : près de 50 % des médicaments vendus en ligne au niveau européen seraient contrefaits.
  • le contexte de crise économique et les déficits budgétaires qui risquent de contraindre les États européens à restreindre progressivement la gratuité des soins et à dérembourser ou rembourser à des taux moins avantageux un nombre croissant de médicaments. Or, le remboursement des médicaments constitue la meilleure protection contre le développement de la contrefaçon : en effet, pourquoi se tourner vers un vendeur officieux si le médicament acquis dans le circuit officiel est remboursé ?
  • l’intérêt croissant des réseaux mafieux pour une activité très lucrative et moins risquée que le trafic de drogue

Des moyens de lutte à mettre en oeuvre

Pour autant, des moyens de lutte efficaces peuvent être mis en oeuvre, tant par lesvautorités publiques que par l’industrie pharmaceutique. Le premier volet est bienventendu réglementaire. L’Association des entreprises européennes du médicament (EFPIA) suggère ainsi :

  • d’interdire le reconditionnement des médicaments, de façon que “l’emballage reste le même de la fabrication jusqu’au patient” ;
  • d’harmoniser les systèmes d’identification, actuellement fragmenté au niveau européen, entre dix systèmes différents, ce qui rend “plus difficile un pistage et une traçabilité efficace des médicaments” ;
  • de recourir aux nouvelles technologies pour permettre au pharmacien voire au patient de vérifier l’authenticité du médicament sur Internet via un code-barre ou un code d’identification ;
  • de renforcer des sanctions pour trafic de médicaments, avec, par exemple, la création d’un “crime pharmaceutique” ou d’un “crime-contrefaçon” ;

Mais la riposte peut et doit aussi prendre un tour international et diplomatique, par exemple en incitant les pays sources ou de transit des faux médicaments à mieux lutter contre les réseaux criminels qui fabriquent et distribuent des contrefaçons. Il s’agit par exemple de leur apporter une aide dans ce sens, mais sans s’interdire pour autant de prendre à leur égard des sanctions commerciales s’ils se montrent trop peu collaboratifs. Pour des raisons économiques et sanitaires évidentes, il convient de faire preuve de fermeté en expliquant à ces pays que leur intégration dans le commerce mondial implique, en retour, qu’ils acceptent des règles comme le respect de la propriété intellectuelle et la protection des consommateurs. Enfin, last but not least, il convient d’éduquer ces derniers et de les sensibiliser aux dangers de l’approvisionnement sur des marchés parallèles.

En effet, les enjeux stratégiques de demain ne pourront être affrontés sans une prise de conscience et une mobilisation collective. Sensibiliser les citoyens et tout particulièrement les décideurs à ces nouveaux défis constitue donc un impératif civique. L’ESC Grenoble entend d’ailleurs y contribuer en organisant, conjointement avec l’association Anteios et les PUF, la troisième édition du Festival de Géopolitique et de Géoéconomie sur le thème “un monde d’urgences, risques et défis géopolitiques d’aujourd’hui”, du 24 mars au 27 mars prochain à Grenoble. Nous espérons vous y retrouver de façon à poursuivre ensemble l’effort de réflexion commune sur ces défis et les moyens de les relever.

Le marché mondial du faux. Crimes et contrefaçons, par Pierre Delval, CNRS Éditions, 278 p., 25 €