Retour sur une expérience novatrice et féconde
La tragique actualité française de ce début d’année 2015 vient de nouveau souligner l’acuité des facteurs géopolitiques, s’inscrivant ici dans le phénomène plus global du « retour du religieux » et une forme d' »émiettement du monde » qui n’épargne pas nos sociétés (cf. note CLES n°148 du 11/12/2014).
Plus généralement, des mouvements proprement tectoniques agitent la planète. Résurgence des vieilles lignes de fracture issues de la guerre froide en Europe de l’Est ; apparition de nouvelles pandémies paraissant incontrôlables en Afrique orientale ; surgissement d’États cauchemardesques qui veulent recréer des utopies religieuses sanglantes en Irak et en Syrie ou au Nigeria ; montée en puissance du crime organisé et des mafias qui n’hésitent plus à faire front commun avec les mouvements terroristes à travers la planète ; multiplication des nouvelles menaces – notamment financières – qui rongent les États comme les entreprises ; remise en cause de la construction européenne et inquiétude face à l’explosion des flux migratoires ; interrogation voire méfiance face aux innombrables possibilités qu’offre la technique et tout particulièrement la révolution numérique…
Des frontières s’effacent, d’autres se créent, des opportunités s’ouvrent, des périls surgissent.
Partout et sur tous les fronts, notre monde se voit confronté à de nouveaux défis géopolitiques. Depuis 4 ans, méthodiquement, nous scrutons l’actualité pour la décrypter au mieux et vous faire partager nos réflexions à travers ces notes CLES qui fêtent aujourd’hui leur 150e numéro.
En 4 ans, nous avons observé une accélération de la dégradation du cadre spatial et temporel de la géopolitique, ainsi qu’un embrasement croissant, concernant désormais tous les champs de l’activité humaine. Plus que jamais, il est urgent de trouver ses repères et de comprendre au mieux ce qui se passe dans la sphère géopolitique si l’on veut donner un sens à notre action dans le monde.
Des territoires stratégiques
Oui, malheureusement dirais-je, l’actualité nous donne chaque jour raison, tragiquement raison. Lorsque nous avons lancé en octobre 2010 les notes CLES, notre volonté s’inscrivait d’emblée dans l’acronyme retenu : Comprendre Les Enjeux Stratégiques.
Il s’agissait clairement de bien saisir les forces à l’œuvre dans un monde éclaté, multipolaire, en pleine mutation, avec une infinité de paramètres à intégrer dans nos réflexions, pour tenter de trouver le fil d’Ariane nous permettant enfin de comprendre l’actualité. Cette démarche n’était pas dictée par la seule intention d’appréhender correctement le réel et de réagir aux données nouvelles qui se présentaient à nous.
Il s’agissait aussi de mieux anticiper et saisir ainsi les opportunités à venir. Car ce monde qui nous apparaît à bien des égards comme sombre et inquiétant, se révèle être également porteur d’espoirs nouveaux.
Une telle volonté s’accompagnait de l’impérieuse nécessité de faire se croiser les savoirs, d’explorer des champs divers, sans prétention savante mais au contraire en raisonnant et expliquant simplement des choses complexes, avec le souhait d’être utiles et d’accompagner tous ceux qui s’efforcent de comprendre notre monde et plus encore d’y agir: entrepreneurs, hauts fonctionnaires, dirigeants, cadres, enseignants, étudiants, relais d’opinion, analystes, observateurs venant du public et du privé, du civil et du militaire…
Dès les trois premiers numéros, le ton était donné. La première note CLES (1er octobre 2010) portait sur le thème du « Japon face au vieillissement« , la deuxième s’intitulait « Métropoles et entreprises« , la troisième « Sport et mondialisation« .
Des Entretiens mensuels et un Festival avec des personnalités de tous les horizons
Simultanément, la décision avait été prise de réaliser une fois par mois un grand entretien avec une personnalité abordant une question géopolitique. Là aussi, la variété des angles proposés et des experts auditionnés montre clairement que la géopolitique ne se limite nullement au défrichage de données arides ou de cartes énigmatiques, mais qu’elle se fait avant tout par et pour des hommes. Là aussi, tous les thèmes furent abordés. Alain Juillet, ancien Haut responsable à l’intelligence économique auprès du Premier ministre et ancien directeur du renseignement à la DGSE, ouvrit le bal en évoquant la géopolitique des affaires.
On étudia ensuite la géopolitique de l’eau , des risques et du crime, de la stratégie, du smart power et de l’influence, de l’intelligence économique et des risques pays, de l’information, du journalisme voire de la médiologie, des nouvelles conflictualités et de la puissance, de la diplomatie d’entreprise et de la fraude, de la démographie et des peuples, des classes moyennes ou encore du fait religieux…
Nous ne pouvons ici tous les citer, mais que nos invités soient chaleureusement remerciés de leur engagement à nos côtés dans cette volonté d’ouvrir les yeux de nos contemporains sur les enjeux géopolitiques. Des enjeux qui les concernent bien plus directement qu’ils ne seraient tentés de le croire de prime abord.
Il y eut aussi des entretiens ciblés sur des pays et régions du monde, la France bien sûr mais aussi les États-Unis, l’Eurasie, la Chindiafrique… Tout aussi étonnants encore, ces entretiens portant sur la géopolitique des vins et des fromages, du ski et de la bande dessinée, du tourisme d’aventure et des classes prépas…
L’armée enfin, dont on se rappelle ces derniers jours l’importance vitale, ne fut pas oubliée avec quatre entretiens géopolitiques portant sur les OPEX (opérations extérieures), la Légion étrangère, le musée de l’Armée et le renseignement militaire – ce dernier numéro remportant un franc succès sur les réseaux sociaux.
Ces entretiens CLES accompagnaient une autre initiative, plus médiatique et d’ordre communicationnel, résolument tournée vers le grand public: le Festival de géopolitique de Grenoble. Organisé depuis 2009 par GEM (Grenoble école de management), les PUF (Presses universitaires de France) et l’association Anteios des professeurs de classes prépa, notre Festival a accueilli des centaines de chercheurs, analystes, décideurs et professionnels de haut niveau.
Des kyrielles de livres ont été présentés, des dizaines d’ateliers ont été tenus. Et les cinéphiles ont pu se réjouir de voir des œuvres du 7e art projetées pour illustrer les débats d’ordre géopolitique qui avaient lieu. La pluralité des intervenants liée à la diversité des thèmes abordés a fait que ce Festival connaît désormais un succès grandissant, notamment parce que beaucoup des débats sont accessibles en direct aux internautes du monde entier.
Et toujours, nous sommes en phase avec le réel, le précédant même bien souvent. Ainsi, cette année, bien avant l’éclosion de la crise ukrainienne, le thème du Festival était précurseur: « Eurasie: l’avenir de l’Europe? ». Et la 7e édition, qui se tiendra du 12 au 15 mars prochain, abordera la question de savoir « A quoi servent les frontières? »
Pour une géopolitique de terrain, lucide et globale
Multiplicité des thèmes abordés, immense variété des intervenants… ces éléments doivent nous rappeler que rien n’est figé et que le réel ne se laisse pas enfermer dans la limite étroite des classifications arbitraires. La géopolitique est en prise directe sur le monde. Elle n’est nullement l’apanage d’experts qui, enfermés dans leur tour d’ivoire, auraient la prétention de décrire le monde tel qu’ils le pensent et non tel qu’il est.
La géopolitique, à rebours de tout dogmatisme, est un mélange subtil et complexe entre une terre, des hommes et les représentations qu’ils se font du monde et de leur place dans ce monde. Yves Lacoste, considéré par beaucoup de spécialistes comme le « père de la géopolitique à la française » et qui a été l’invité de notre dernier entretien, insiste beaucoup et à juste titre sur l’importance de ce concept de représentation.
Dans son Dictionnaire de géopolitique (Flammarion, 1993), il écrit: « Toutes les opinions géopolitiques qui s’affrontent ou se confrontent, puisqu’il s’agit de rivalités de pouvoirs (officiels ou religieux, actuels ou potentiels) sur des territoires et les hommes qui y vivent, sont des représentations chargées de valeurs, plus ou moins partielles et plus ou moins consciemment partiales de situations réelles dont les caractéristiques ne sont pas faciles à établir. »
Yves Lacoste était récemment l’invité d’honneur du premier numéro de la revue Conflits (2014), créée par Pascal Gauchon, directeur de collection aux PUF et co- organisateur de notre Festival de géopolitique de Grenoble. Lacoste y plaide en faveur d’une géopolitique critique, globale, lucide, intégrant l’imprévu comme le long terme et les horizons lointains.
Bref, une approche collant au terrain et aux réalités humaines, dépouillée des dogmes et sachant questionner notre monde. En ce qui me concerne, je ramasserais volontiers pour les étudiants en écoles de commerce ma définition de la géopolitique en cinq axes simples et pratiques :
- Apprendre à collecter l’information,
- Apprendre à interpréter les données,
- Définir une stratégie en intégrant la gestion des risques,
- Accepter de prendre des décisions,
- Comprendre l’interculturel, en saisir l’intime logique, pour se faire accepter des autres et in fine gagner.
En guise de conclusion, je souhaiterais rappeler la définition tout à la fois lucide et poétique que donne de la géopolitique un homme totalement étranger à ce sérail. Le grand cuisinier français Thierry Marx, qui nous a fait l’honneur d’être le dernier invité des Entretiens CLES de l’année 2014, résume en une formule lapidaire ce qui fait à mes yeux la quintessence de l’art que nous évoquons dans ces colonnes: « La géopolitique, c’est comprendre l’intime d’un pays. » Cette citation, je la fais mienne bien volontiers.