L’attentat suicide du 24 janvier, qui a fait 35 morts et 130 blessés à l’aéroport Domodedovo de Moscou, illustre le problème auquel Moscou est confrontée depuis vingt ans dans le Caucase du Nord. Traditionnellement, la Russie, sous sa forme tsariste, soviétique ou contemporaine, fut toujours obligée de manoeuvrer avec ses composantes multi-ethniques et multi-confessionnelles pour préserver son unité et ses intérêts géostratégiques. Aujourd’hui, la Fédération de Russie fait face aux revendications séparatistes d’un Nord Caucase rebelle et fortement réislamisé. Pour faire cesser le terrorisme tout en gardant son intégrité géopolitique, la Russie doit obligatoirement apporter une alternative efficace aux forces islamiques et nationalistes à l’oeuvre dans cette région depuis vingt ans. Autant dire que la solution ne saurait se limiter à la répression. Comme l’a bien compris le président Medvedev, elle passe aussi par le développement économique.
Le Caucase représente un intérêt stratégique majeur pour la Russie.Tout au long de son histoire, cette région fut soit un carrefour stratégique où Moscou exerçait son influence, soit un verrou de la maison Russie face à ses adversaires.
Le Caucase, un enjeu géopolitique russe
depuis… Ivan le Terrible
“Depuis l’époque d’Ivan leTerrible, souligne le géopolitologue Viatcheslav Avioutskii, la Russie, pour désenclaver ses axes commerciaux, a constamment cherché des débouchés vers la mer, principalement la Caspienne et la mer Noire.” Pour cela, il lui fallait investir le Caucase, aride zone de montagne peuplée de clans belliqueux, mais recélant par ailleurs d’importantes richesses naturelles et constituant un carrefour commercial entre l’Europe et l’Asie centrale.
Au XIXe siècle, après plusieurs centaines d’années de lutte d’influence contre les Mongols, les Perses, les Ottomans et les Anglais, une pénible conquête permet à Moscou de devenir l’acteur principal du “grand jeu” dans le Caucase. La Russie unifie tant bien que mal cette mosaïque politico-ethnique composée de petits États chrétiens et musulmans. Les investissements des tsars entraînent un important développement de la Transcaucasie, grâce à l’exploitation pétrolière de l’Azerbaïdjan, qui, avant 1914, fournit la moitié de la demande mondiale d’or noir.
Un carrefour d’influences commerciales,
politiques et stratégiques
Durant la Guerre froide, la Transcaucasie – marche de l’URSS face à la Turquie atlantiste– est transformée en forteresse géographique. Mais en 1991, la chute de l’Union soviétique ouvre une période de reconfiguration géopolitique du Caucase, débouchant sur l’éclatement entre une Transcaucasie tournant le dos à Moscou et une Ciscaucasie incorporée bon gré, mal gré, à la nouvelle Fédération de Russie.
Cette partition, toujours d’actualité, est le corollaire d’une mutation géopolitique majeure : “Le Caucase, analyse le géopolitologue François Thual, a cessé d’être un ‘terminal d’empire’ pour redevenir une zone de transit d’hydrocarbures et un carrefour d’influences commerciales, politiques et stratégiques.” En effet, la découverte d’importants gisements de pétrole et de gaz dans les pays riverains de la Caspienne a posé, dès les indépendances ou leurs velléités, le double problème de l’exploitation et de l’acheminement vers les pays consommateurs – à l’Ouest (Europe et États-Unis) et au Sud (Chine et Inde).
Un schéma “occidental” envisage de mettre la Russie hors-jeu en promouvant un tracé d’acheminement passant par des pays alliés des États-Unis comme la Turquie ou devenus hostiles à la Russie, comme l’Azerbaïdjan et la Géorgie. Le tracé russe, lui, traduit la volonté de Moscou de maintenir son ancienne route. Seul problème : l’effondrement soviétique a provoqué des sécessions multiples, et notamment celle de la Tchétchénie.
Enjeux et conséquences
des deux guerres de Tchétchénie
Pour le Kremlin, renoncer au Caucase du nord signifierait accepter l’enclavement géopolitique et tirer un trait sur ses ambitions de puissance mondiale et même régionale. C’est pourquoi, face à la proclamation d’indépendance tchétchène, Boris Eltsine opte pour une réponse militaire. La première guerre de Tchétchénie dure de 1994 à 1996 et se solde par un compromis. Grozny gagne une importante autonomie, assortie du retrait des troupes russes et la promesse d’un référendum sur l’indépendance en 2011 ; d’ici là, Moscou préserve son influence.
Lors des élections présidentielles de 1997, les électeurs tchétchènes donnent le pouvoir à Aslan Mashkadov, favorable au rapprochement avec Moscou. Son opposant, le chef islamiste Chamil Bassaïev, n’admet pas sa défaite et, trouvant refuge au Daghestan voisin, y étend la lutte armée. L’embrasement de cette zone est lourd de menaces pour le Kremlin. Outre que le Daghestan est une zone d’extraction d’hydrocarbures grâce à son littoral caspien, ainsi qu’une zone de transit pour les oléoducs d’Azerbaïdjan, il fait face à la Géorgie pro-américaine.
En 1999, le nouveau premier ministre russe, Vladimir Poutine, déclenche la seconde guerre de Tchétchénie à la suite d’attentats terroristes à Moscou. Au milieu des années 2000, selon Viatcheslav Avioutskii, Poutine, tenaillé entre le désir d’être maître chez lui et la volonté d’entretenir de bons rapports avec le monde arabe – tout en affichant la Russie comme un membre à part entière des États démocratiques -, choisit de retirer Moscou d’un conflit qui est condamné par l’Occident et prend, aux yeux de l’Orient, les allures d’une croisade anti-musulmane. Il opte alors pour une stratégie de “relocalisation du conflit”.
Succès provisoire de la stratégie russe
de “relocalisation” du conflit tchétchène
Pour cela, il se repose sur Ramzan Kadyrov, fils d’Akhmad Kadyrov, président de la République tchétchène de 2003 à 2004, assassiné par Chamil Bassaïev. En février 2006, à 29 ans, Kadyrov est nommé Premier ministre – poste jusqu’alors attribué à un Russe.
Là où Moscou envoyait l’aviation, les blindés et les forces spéciales – les fameux spetsnasz qui inquiétaient tant l’Occident du temps de la guerre froide -, Kadyrov veut gagner “à la tchétchène”. Rompu à traquer les rebelles avec ses hommes, les redoutables kadyrovtsy, il use de méthodes sales, violentes mais… efficaces. Ainsi, ses hommes obtiennent souvent la reddition des rebelles en enlevant leurs familles. Bien inséré dans le système clanique local, son système de renseignement est supérieur, en Tchétchénie, à celui du FSB. Si la mort de Bassaïev a pu symboliser la défaite des islamistes, elle en fut surtout la conséquence : le terroriste n’était plus en sécurité nulle part. Ainsi, la Russie a gagné le conflit tout en se désengageant du théâtre d’opérations et le Caucase du nord entre en voie d’apaisement.
L’islamisme wahhabite,
première force contestataire du Nord Caucase
Malheureusement pour Moscou, le jeune et bouillant Kadyrov ne sait pas dominer sa victoire. Atout durant la guerre, ses méthodes claniques se révèlent désastreuses en période de paix. En laissant ses kadyrovtsi mettre le pays en coupe réglée, le jeune président tchétchène favorise, en retour, un regain de russophobie bénéficiant finalement aux rebelles et débouchant sur une expansion de l’islamisme à tout le Caucase du nord.
Dans l’hebdomadaire Valeurs actuelles, l’expert russe Sergueï Markedonov estime qu’aujourd’hui, “le séparatisme tchétchène n’existe plus. Les nationalistes tchétchènes, ingouches, daguestanais ont rallié Moscou, et c’est l’islamisme wahhabite – d’origine étrangère – qui est devenu un mouvement contestataire, en opposition au pouvoir légal perçu comme un vassal de Moscou.” Et de préciser : “Il s’agit d’une menace plus grande pour le Kremlin, car il n’y a pas de compromis possible avec les fanatiques religieux.”
La preuve : les aspirations nationalistes ont, depuis 2008, cédé le terrain à la chimérique revendication d’un “émirat du Caucase” face à laquelle Moscou ne peut rien céder sans favoriser l’émergence d’une menace pour la sécurité mondiale. D’où la recrudescence du terrorisme islamique en Russie. “Depuis la vague d’attentats qui a frappé le métro de Moscou en mars 2010, relève Valeurs actuelles, il ne passe plus une semaine sans une explosion de voiture piégée ou de bombe artisanale dans les républiques méridionales de la Fédération de Russie. Le terrorisme islamiste et l’embrasement du Caucase sont en tête des préoccupations du Kremlin.”
Le plan Medvedev : justice et liberté d’entreprendre
Après l’échec de la riposte militaire et de la relocalisation du conflit, la Russie a décidé de réinvestir le champ caucasien afin de pacifier et resserrer les liens entre son centre et ses périphéries. En janvier 2010, le président Medvedev a rassemblé les six républiques les plus sensibles de la région (Tchétchénie, Ingouchie, Ossétie du Nord, Daghestan, Kabardino-Balkarie, Karatchaïévo-Tcherkessie et région de Stavropol) dans un nouveau “District fédéral du Caucase du Nord” (DFCN), confié non plus à des dirigeants locaux mais à un représentant direct du Kremlin. Medvedev veut “gagner les coeurs” et priver les terroristes du soutien de la population, en mettant en place un vaste plan de pacification et de développement économique de la région.
L’axe répressif, qui n’est évidemment pas négligé, est confié au FSB, à l’armée et à des sociétés militaires privées, sous la direction du premier ministre Vladimir Poutine. Mais Medvedev compte surtout “normaliser” le Caucase du Nord grâce à la liberté d’entreprendre. Pour cela, il lui faut redynamiser les structures socio-économiques de la région. C’est la mission confiée à Alexandre Khloponine, un homme d’affaires enrichi dans le nickel, ancien gouverneur de la région de Krasnoyarsk, nommé vice-premier ministre et représentant direct du président dans le DFCN. Selon lui, “la pacification repose sur l’amélioration des conditions de vie des Caucasiens et le règlement de leurs principaux problèmes – chômage, logement, éducation, sécurité, corruption”. Il veut notamment mettre fin “aux abus et aux violences arbitraires des dirigeants locaux et des responsables militaires”.
Les Jeux olympiques de Sotchi :
le symbole d’une renaissance régionale
Son plan de développement, doté de 16 milliards d’euros, porte sur quinze ans et doit faire du Caucase du nord, à terme, “une province russe comme une autre”. Cette ambition repose sur des investissements privés, attirés par la création de zones économiques défiscalisées. A la clé, 400 000 emplois sont escomptés, surtout dans le petit commerce et l’industrie.
Khloponine souhaite enfin… développer le tourisme, grâce à la publicité et la création d’une chaîne de télévision ! Refaire de cette région sinistrée le centre touristique de prédilection qu’il fut, il y a seulement vingt ans, pour les apparatchiks soviétiques : telle est donc l’ambition du Kremlin. Avec, comme priorité, l’organisation des Jeux olympiques d’hiver de 2014, qui auront lieu à Sotchi, dans le coeur économique du Caucase du nord. Pour Moscou, ils doivent être le symbole de la normalisation et de la renaissance de cette région au potentiel immense.
Géopolitique des Caucases, par François Thual, Editions Ellipses, 80 p., 9 € ; Géopolitique du Caucase, par Viatcheslav Avioutskii, Armand Colin, 285 p., 26,60 €.