Nov 242011
 

« Construire des murs pour séparer, opposer, diviser. Se protéger, se replier, se renfermer derrière sa clôture, sa nation, son empire, son idéologie. Mais toujours ces murs-là finissent par vaciller. Ils invitent à la désobéissance. À passer outre, à creuser des idées, des tunnels, à contourner, saper l’autorité. À résister. » Francis Kochert, Paroles de murs.

Cartographie et texte : Alain Nonjon


L’Europe a fait tomber de nombreux murs cicatrices du passé

L’Europe du passé s’était hérissée de murs qui ne sont désormais que des ruines… le poète préférera les ruines (les hommes ont bâti, le temps a sculpté) mais le géopoliticien voit souvent dans les murs fragmentation, exaspération, conflits.
Le mur d’Hadrien, comme celui de Trajan et Antonin, fut un mur de protection en pierres et en tourbe, construit à partir de 122 après J.-C. par les Romains sur toute la largeur de l’Angleterre pour protéger le sud de l’île des attaques des tribus calédoniennes de l’actuelle Écosse. Désormais, ce limes romain n’est qu’une attraction touristique et l’U.E. a su fédérer des régionalismes vivaces.
Le mur défensif par excellence, celui de l’Atlantique érigé par l’armée allemande à partir de 1941 des côtes de Norvège aux Pyrénées afin de se protéger d’un débarquement anglo-américain, a été balayé par la victoire alliée, la réconciliation et le couple franco-allemand, levier de la construction européenne.
Il est des temps de ténèbres où l’Europe, avant ses pères fondateurs, a érigé des lignes Maginot, des camps, des murs de la honte… « Le ventre est encore fécond d’où surgit la bête immonde. » (Bertolt Brecht)… de nombreux camps de rétention jusqu’en Ukraine défient un droit d’asile en rupture avec l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 : « Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien » réactivé quelque temps après l’accélération de l’histoire de 1989.
Mais l’Europe peut se définir par ses valeurs de paix, de démocratie, de libre circulation des hommes du moins d’après les principes arrêtés à Schengen initiée en 1985 (26 pays et un espace de libre circulation pour 400 millions de citoyens).
Le mur de Berlin et sa chute en 1989 ont symboliquement marqué le début de la redécouverte par l’Europe de sa géographie et de son histoire. Même si un sondage effectué à la veille du 50e anniversaire de sa construction (2011) révélait que 83 % des Allemands de l’Est pensaient qu’il y avait encore un « mur invisible » entre les deux Allemagne. L’Europe a rebondi sur les événements de novembre 1989. Elle fait plus que s’élargir, elle se retrouve… les murs retardent l’histoire mais ne l’arrêtent pas.
L’adhésion européenne des Peco, cet « Occident kidnappé » suivant la formule de Vaclav Havel, met bas le « rideau de fer », intègre pleinement ces pays à la dynamique du grand marché, abat les murailles du collectivisme : tout au plus ces pays doivent-ils attendre pour rejoindre l’Euroland parfois en différant les échéances comme la Pologne ou la Hongrie qui ont désormais les yeux fixés sur 2013 . Ce mur idéologique n’a pas résisté aux 3 D de l’U.E. : détente, démocratie, développement.

Le marché est plus fort que les murs : la logique libérale au cœur de l’Europe

Le grand marché fut à son heure un facteur d’abolition de frontières étanches : quatre libertés (biens, services, capitaux, hommes) qui eurent quatre effets (rationalisation, restructuration, échelle, innovation) et débouchaient sur quatre résultats même hypothétiques (prix, croissance, emploi, baisse des déficits) bien dérisoires il est vrai au regard de la situation actuelle de l’U.E.
Lorsque Jacques Delors parlait du grand marché en disant qu’il permettrait de « courir plus vite un 100 m plat en lieu et place d’un 110 m haies », il évoquait à sa manière la levée d’obstacles majeurs… la fin de murs.
L’Euroland a à son tour aboli les nationalismes régaliens monétaires. Il ne s’est pas agi d’une monnaie commune mais d’une monnaie unique se substituant aux devises nationales,… dans dix-sept pays désormais jusqu’à ce que la Grèce, peut-être, soit mise en faillite.
L’espace culturel européen a été décloisonné grâce à un brassage transeuropéen des étudiants (programme Erasmus, Leonardo, protocole de Bologne) et même si l’esperanto demeure une chimère, l’European dream est même pour des Américains comme Jeremy Rifkin porteur d’une communauté de destin de valeurs, qui augure le « bien vivre ensemble » du grand État européen…

L’Europe dresse des murs : la nouvelle « peur des barbares »

L’Europe d’aujourd’hui semble ignorer que « le béton est une langue barbare, le mur un pays irrationnel » (Mustapha Benfodil).
Sur son flanc méditerranéen, l’Europe élève des murs : ainsi les murs érigés dans les enclaves espagnoles de Melilla et Ceuta sont un point de fixation de ce que les Européens de l’Est appellent le « mur de Schengen », dispositif visant à contrôler l’immigration en Europe, dès lors que la pression des « harragas », ces brûleurs de vie, devient trop forte comme pendant les soulèvements et les émeutes de 2005.
Le programme de l’agence Frontex depuis 2005 n’est de fait qu’un verrouillage du Rio Grande méditerranéen par une sous-traitance de la lutte contre l’immigration illégale. Le « statut avancé » obtenu par le Maroc auprès de l’Union en 2008 récompense le zèle d’un pays qui a su maintenir un ordre sanglant après les émeutes des enclaves espagnoles. L’U.E. a montré son véritable visage pendant les printemps arabes où l’on a passé plus de temps à verrouiller Schengen qu’à accompagner ces révolutions.
En Italie du Sud, face aux migrants partis de Bar (Albanie) et arrivé à Bari, la « barbarie » de certaines municipalités conduit à ghettoïser les îlots de migrants par des palissades de la honte… comme au Nord à Padoue avec l’émergence d’une militarisation de l’espace urbain, de « gated communities » repliées sur leurs certitudes. Tzvetan Todorov pose d’ailleurs une question pertinente : « Pourquoi construire un mur quand votre territoire est bordé par la mer ? »
Plus que dans la construction de murs, les États européens investissent dans les appareils de surveillance, dans des contrôles minutieux (comme à l’aéroport de Roissy)… autant de murs invisibles.
À l’Est, l’U.E. marchande son élargissement en échange d’un engagement des nouveaux membres à surveiller leurs frontières. « Chacun devra construire son propre mur de Berlin.
L’Europe n’a pas les vertus pacificatrices qu’elle espérait mettre en œuvre : les peace lines (42 sur 23 km de Belfast érigées à partir de 1972) restent d’actualité et sont la représentation du fragile statu quo entre les deux communautés catholique et protestante, la ligne verte de Chypre érigée il y a près de 40 ans s’est ponctuellement ouverte en 2003 (la rue de Ledra est pacifiée) mais la partition de l’île est encore un frein à l’adhésion turque dont l’actualité s’efface parallèlement à la mise en place d’une nouvelle diplomatie ottomane de substitution.
Le différend gréco-turc fait du fleuve Evros (Maritsa) un Colorado infranchissable avec l’érection d’un mur interdisant toute migration (en 2010, la Grèce a accueilli 128 000 migrants). Faut-il y voir un message symbolique ? La frontière naturelle de l’Europe est délimitée par un mur… au niveau de la Turquie.
Commercialement, en Europe la tentation est grande de rétablir comme dans l’agriculture une sorte de préférence communautaire industrielle pour se prémunir des invasions programmées de produits chinois, muraille contre la Chine ?

L’Europe dos au mur et au pied du mur

Sombrer dans la vision idyllique d’une Europe où l’abolition des frontières aurait parachevé le rêve européen des pères fondateurs, rappeler que l’Europe reste l’Europe des murs dans un continent où la symbolique du mur de Berlin a été si forte est incontestablement un cri d’alarme.
Derrière les murs se cache la vérité… d’un échec. Témoins : la lenteur des processus des nouveaux élargissements, une PEV depuis 2004 qui s’étiole, des partenariats orientaux de plus en plus sélectifs (Biélorussie et Ukraine ont été éliminées) et des projets ambitieux devenus coquilles creuses (UPM).
Comment ne pas regretter le silence relatif de l’Europe devant la feuille de route israélo- palestinienne, déchirée par les contraintes du mur de Jérusalem, débordée aujourd’hui par des initiatives unilatérales de Mahmoud Habbas (succès à l’UNESCO, attente à l’ONU) alors que l’U.E., de par son histoire, sa géographie, ses valeurs, est tout naturellement amenée à se pencher sur le berceau d’un État palestinien.
Comment ne pas souhaiter que l’U.E. substitue aux murs la négociation qui est le propre de l’espèce humaine. L’Europe, qui se fait fort d’avoir inventé la diplomatie, devrait renouer avec cette ambition.

Cartographie et textes : tous droits réservés par Groupe Studyrama pour Grenoble Ecole de Management.

 

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