Reporté ou non, avec ou sans accord, ses conséquences affectent déjà l’Europe…
Dans ma note CLES n° 217 datée du 21 juin 2018, je notais que « plus le temps passe, moins la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne s’apparente à une fatalité ».
Et je citais, à l’appui du scénario d’un possible coup de théâtre, « la montée en puissance de la Chambre des Communes qui, de jour en jour, semble devoir se substituer au gouvernement dans la gestion du dossier ».
C’est si vrai que, le 28 août dernier, le Premier ministre, Boris Johnson, a suspendu les travaux du Parlement britannique pour tenter d’imposer le Brexit « dur » auquel s’opposent les Communes, stratégie à haut risque qui pourrait déboucher sur des législatives anticipées…
D’où il n’est pas certain qu’il sortirait vainqueur, pas plus que les partisans d’un Brexit tout court !
En attendant, et quelle que soit l’issue du bras de fer – Brexit négocié assorti ou non d’un report, Brexit sans accord (no deal), voire remise en cause du Brexit lui-même par une majorité alternative -, la crise qui secoue le Royaume uni modifie d’ores et déjà beaucoup d’aspects de la géopolitique européenne.
La première conséquence de la guerre des nerfs engagée entre Boris Johnson et la Chambre des Communes ne contribue guère à renforcer la position, déjà précaire, du Premier ministre britannique (rappelons que celui-ci, entré en fonction en juillet dernier, ne tient pas son mandat des électeurs, mais du parti conservateur qui l’a désigné pour remplacer Theresa May, démissionnaire).
Sous la pression des députés, parmi lesquels un groupe de conservateurs dissidents, le gouvernement a en effet été contraint de publier un document qu’il ne souhaitait pas rendre public : les scénarios retenus pour la préparation du plan dit Yellowhammer.
Autrement dit, les mesures d’urgence prévues par le Royaume-Uni au cas où un Brexit sans accord interviendrait le 31 octobre.
Pour l’opinion britannique comme pour les partenaires de la Grande-Bretagne, les perspectives à court et moyen terme ne sont guère réjouissantes. Au menu : risques de pénurie et désordres sociaux.
Mis en ligne le 11 septembre, le rapport recense ainsi une douzaine de secteurs durablement impactés par un no deal.
Premier d’entre eux : celui des transports, puisque 85% des poids lourds britanniques pourraient, temporairement, ne pas être en mesure de franchir les contrôles douaniers français, d’où une diminution de « 40 à 60% du niveau actuel » de circulation.
Des perturbations qui pourraient notamment « avoir un impact sur l’approvisionnement en médicaments et matériel médical », ainsi qu’en produits frais.
Des conséquences économiques déjà palpables pour les entreprises
Si les plus ardents défenseurs du Brexit ont beau jeu de rétorquer que ces inconvénients seront passagers (après tout, ajoutent certains, l’Angleterre a bien survécu au blocus napoléonien !), un argument, qui n’a rien de virtuel, vient assombrir le tableau.
Avant même que le Brexit soit effectif, sa perspective a déjà fait une première victime : la croissance britannique.
Depuis le référendum de 2016, celle-ci a, de fait, reculé de près de 3 points. Véritable baromètre des négociations engagées, la livre Sterling a perdu, quant à elle, 15 % de sa valeur, frôlant, à la mi-septembre, son plus bas niveau historique, à moins d’1,1 euro.
Ce recul, qui aurait pu jouer le rôle d’une dévaluation stimulante pour les exportations britanniques, n’a cependant eu aucune conséquence sur leur compétitivité.
Et pour cause : les entreprises ont dû investir massivement pour se préparer à la grande séparation, déjà annoncée pour le printemps dernier, puis reportée au 31 octobre.
Avant un nouveau sursis ou, au contraire, une remise des compteurs à zéro dans la foulée de nouvelles élections législatives…
« Au premier trimestre, craignant une sortie sans accord, le 29 mars, les entreprises ont augmenté leurs stocks, dopant artificiellement la croissance, raconte le correspondant du Monde à Londres, Eric Albert, dans le quotidien du 3 septembre. Au deuxième trimestre, elles les ont réduits, provoquant une baisse tout aussi artificielle du produit intérieur brut. Désormais, elles recommencent leurs stocks, sans cacher une immense lassitude ».
Et que dire des entreprises non britanniques, soumises à d’autres sortes d’inconvénients ?
Les plus touchées sont les PME qui, contrairement aux grandes structures, multinationales en particulier, n’ont pas l’habitude d’exporter en dehors de la zone euro et s’étaient parfois implantées outre-Manche en raison d’un environnement fiscal favorable.
Outre la perspective d’un renchérissement de leurs produits lié à de nouvelles barrières tarifaires, elles se préparent désormais à affronter ce qu’elles redoutent le plus : un accroissement des procédures administratives, autre facteur d’alourdissement de leurs charges.
Selon une étude réalisée l’an dernier par les cabinets Oliver Wyman et Clifford Chance (étude disponible ici ), un Brexit sans accord coûterait 4 milliards d’euros aux entreprises françaises, ce qui ferait de notre pays le troisième d’Europe le plus touché, derrière l’Allemagne et les Pays-Bas.
Selon les mêmes cabinets, le secteur le plus affecté serait l’agroalimentaire, qui souffrirait chaque année d’un manque à gagner de 900 millions d’euros.
Le casse-tête récurrent de la frontière irlandaise
Une autre question, typiquement géopolitique, inquiète beaucoup les partenaires de Londres, mais aussi l’opinion britannique, y compris celle qui soutient le Brexit : qu’adviendra-t-il de la frontière, abolie en pratique, entre l’Irlande du Nord (l’une des quatre nations constitutives du Royaume Uni avec l’Ecosse, le Pays de Galles et l’Angleterre) et l’Irlande du Sud, indépendante depuis 1921 ?
Membre de l’Union européenne depuis 1973, cette dernière entend bien le rester.
Ce qui la séparerait de jure de sa soeur septentrionale. Dans l’accord conclu en novembre 2018 entre Londres et Bruxelles sous le gouvernement de Theresa May, un compromis avait été trouvé : pour éviter de rétablir une frontière terrestre entre l’Irlande de Belfast et celle de Dublin, le Royaume uni concluerait, aussitôt après sa sortie de l’Union, un traité de libre échange avec cette dernière.
Surnommé backstop (filet de sécurité), cette solution médiane entre le Brexit dur et le maintien du statu quo permettait de respecter la décision des électeurs de s’émanciper de la tutelle de Bruxelles sans pour autant sacrifier la liberté de circulation entre les deux Irlande, élément crucial dans le rétablissement de la paix civile entre factions catholiques et protestantes.
Peine perdue : le 29 janvier 2019, le Parlement britannique rejetait à la fois le backstop et le no deal… Depuis, la question reste en suspens.
Un défi majeur pour l’exécutif européen
Pour la nouvelle Commission de Bruxelles, qui vient de s’installer sous la présidence d’Ursula von der Leyen et prendra officiellement ses fonctions le 1er novembre, la gestion du Brexit sera le dossier prioritaire, quoiqu’il advienne le 31 octobre.
Dans tous les cas, la question de l’Irlande, mais aussi de Gibraltar, deviendront majeures.
A quoi bon, en effet, affranchir la Grande-Bretagne de ses obligations européennes si c’est pour la laisser profiter des avantages que lui procure le marché unique, via deux portes laissées grandes ouvertes ?
L’ancien commissaire, Michel Barnier, n’a cessé de le répéter à Theresa May puis à Boris Johnson, en les avertissant qu’en cas de no deal, les contrôles aux frontières seraient rétablis dans l’un et l’autre cas.
La réponse de Johnson se n’est pas faite attendre : lui s’abstiendra de restaurer le moindre poste-frontière !
Il n’en reste pas moins que Bruxelles dipose là d’un argument géopolitique très fort pour contraindre Londres à négocier.
Ressusciter les contrôles entre l’Irlande du Nord et celle du Sud c’est, à coup sûr, prendre le risque de relancer l’irrédentisme des nationalistes catholiques et protestants, lesquels ne tombent d’accord que sur une seule chose : l’unité souhaitable de la grande île.
Faute de quoi, tout peut recommencer. Le plan Yellowhammer évoque cette éventualité quand il parle de possibles « désordres publics » et autres « tensions communautaires »…
Quant à Gibraltar, la menace d’un retour aux contrôles qui prévalaient avant que l’Espagne et la Grande-Bretagne n’adhèrent toutes deux à la CEE est avant tout d’ordre économique.
La prospérité du Rocher dépend en grande partie des 10 000 travailleurs frontaliers (40% de la main d’oeuvre) qui s’y rendent chaque jour. Sans parler du tourisme, tributaire à 95 % de la frontière espagnole, ou même de l’activité portuaire.
Car pour mener à bien ses activités de soutage (ravitaillement de navires en mer), Gibraltar ne peut se passer d’une continuité avec le territoire espagnol où il stocke une partie de ses réserves de carburant…
Engagé dans une stratégie du tout ou rien – la « stratégie du fou » décrite jadis par Richard Nixon comme la plus dangereuse pendant la Guerre froide – Johnson l’impétueux cédera-t-il pour autant ?
S’il a congédié le Parlement britannique jusqu’au 14 octobre, c’est bien pour garder la main jusqu’à la veille du divorce annoncé. Mais c’est mal connaître la démocratie parlementaire britannique que de l’imaginer à court d’idées dans les deux semaines qui resteront.
Pour aller plus loin :
- Qu’est-ce que le Brexit ? Dossier mis à jour quotidiennement sur le site Toute l’Europe, consultable ici ;
- Documents clés concernant les négociations sur le Brexit, disponibles sur le site du Conseil de l’Union européenne : https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/eu-uk-after-referendum/ ;
- le site du gouvernement français pour se préparer aux différents scénarios, Brexit en pratique : https://brexit.gouv.fr/sites/brexit/accueil.html.
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