Point de vue et perspectives pour temps de confusion
« Qui aurait pu prévoir, en 1850, en 1900 ou en 1950, que le village global du XXIe siècle verrait tant de villageois s’entre-tuer et tant de voisins en venir aux mains ? » Cette interrogation faussement ingénue de Regis Debray, lors des Vèmes Assises nationales de la recherche stratégique, organisées à Paris le 21 novembre dernier, est au cœur de bien des réflexions du moment. Pas plus tard que le 8 décembre, la Revue Défense nationale (RDN) et le club Participation & Progrès proposaient un colloque « 2014 : Notre monde est-il au bord du gouffre ? »
Quant à Serge Sur, professeur à l’Université Panthéon-Assas et directeur du Centre Thucydide, il donne à sa synthèse des dossiers publiés ces dernières années dans la revue Questions internationales un titre éloquent : Un monde en miettes.
Que révèle cette convergence d’analyses visiblement pessimistes, voire alarmistes et potentiellement anxiogènes ? Une complexité et une dangerosité croissantes du monde ? Ou une difficulté de nos sociétés évoluées et « post-modernes » à en comprendre les ressorts, ces forces profondes qui, plus que jamais, le traversent et l’agitent ?
La période actuelle, à la charnière de deux années, se prête aux exercices de bilan et perspectives pour les mois à venir. C’est en particulier ce que propose l’édition 2015 de l’Atlas géopolitique mondial, publié chez Argos avec le concours du groupe Areion.
Dans sa préface, Alexis Bautzmann rappelle que « l’actualité internationale s’est montrée particulièrement riche et inventive en conflits de toutes sortes depuis 2013 », année de la première édition de ce manuel très richement illustré.
« Sur le continent africain, ces derniers mois ont vu notamment l’émergence d’une nouvelle guerre civile en République centrafricaine (la troisième en dix ans), l’ancrage d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) au Sahel et la forte recrudescence d’actes terroristes de la secte Boko Haram au Nigeria et au Cameroun.
Au proche et Moyen-Orient, la paix semble une fois de plus compromise à travers le durcissement des tensions entre sunnites et chiites, l’extension du djihad depuis la Syrie en direction de l’Irak ou encore le déclenchement d’opérations militaires israéliennes d’envergure dans la bande de Gaza. »
En Asie-Pacifique, dont on mesure désormais l’importance sur l’échiquier international, « l’accroissement sensible des heurts frontaliers en mer de Chine met en perspective le poids géostratégique de plus en plus écrasant de la Chine face à ses voisins japonais, sud-coréen et vietnamien dans un contexte de recrudescence des nationalismes ».
Quant à l’Europe, outre ses difficultés économiques et, de plus en plus, sociales et politiques (institutionnelles même, s’agissant de l’UE), elle se retrouve confrontée à une guerre civile, en Ukraine, sur fond de dégradation de la relation entre la Russie et l’Occident.
Des « tensions grandissantes » qui, pour le moment, profitent essentiellement aux États-Unis, « la Maison Blanche cherchant depuis près de vingt-cinq ans un adversaire suffisamment menaçant pour incarner de manière crédible un nouvel ‘empire du mal’ capable de relancer le complexe militaro-industriel américain et revivifier la ‘destinée manifeste’ du pays ».
Et ce, au moment où les Américains s’interrogent sur leur identité, leur place et leur rôle dans un monde qui devient multipolaire.
« Tribulations de la puissance » et « États en mouvement »
La question de la puissance traverse ce « monde en miettes » que décrit de son côté Serge Sur (La Documentation française, 2010). Celui-ci estime en effet que ce qui pèse principalement sur les relations internationales aujourd’hui, c’est « le fantôme de la gouvernance ».
Car la « décennie perdue » des années 2000 n’a pas été mise à profit pour « une réorganisation d’ensemble du système international », pourtant rendue possible par le « grand ébranlement » consécutif à la chute du bloc soviétique. Ce qui a débouché sur une situation qui suppose désormais d’« affronter des défis inédits dans leur intensité et leur généralité », alors même que la plupart des institutions dont s’est dotée la « communauté internationale » restent initiées et contrôlées par les États-Unis et leurs alliés.
Au premier rang de ces défis, l’ascension des puissances émergentes, bien sûr, qui « remet en cause les équilibres antérieurs et oblige à compter avec de nouveaux partenaires » (Chine, Inde, Brésil). Mais aussi la multiplication des « États défaillants » et des « États dissidents » (les Rogue States de la terminologie américaine), « deux catégories [qui] ne sont pas sans lien, dans la mesure où un État dissident, s’il se heurte à des réactions coercitives, risque fort d’être un État défaillant en devenir – l’Afghanistan et l’Irak en sont des exemples récents ».
La compétition traditionnelle entre États ou groupes d’États reste ainsi l’élément majeur, et moteur, des relations internationales. Quand bien même s’imposent divers acteurs non étatiques (firmes transnationales, réseaux terroristes et criminels, ONG, groupes d’experts…), ou qu’émergent des questions internationales de nature globale (développement durable, changement climatique, régulation financière, échanges économiques et problèmes monétaires, migrations, risques de pandémies…).
Petits ou grands, les États sont « toujours à la manœuvre ». Qu’il s’agisse de la Chine et de l’Inde, bien sûr, mais aussi d’Israël, de l’Iran, de la Russie et du Japon, dont « l’ambition ne semble pas fléchir » (cf. à ce sujet note CLES n°145 du 13/11/2014).
Ou encore du Royaume-Uni, qui « semble davantage maître de ses options que nombre de ses voisins » ayant fait le choix d’« une Europe qui semble immobile et qui paraît ne maîtriser l’élargissement qu’avec difficulté ».
Les problèmes de l’Union européenne reflètent d’ailleurs également la prégnance des intérêts étatiques et les difficultés à concevoir un organe politique dénué de toute conscience collective portée par la conscience populaire, donc l’assentiment démocratique, de ses fins.
La crise des « valeurs universelles »?
Outre « la résistance des intérêts étatiques », Serge Sur souligne la persistance, voire la dynamique, de « croyances singulières » contestant la doxa de la communauté internationale. Une forme de dissidence qui prend différentes formes. Il en est ainsi du facteur religieux.
Son grand retour sur la scène géopolitique est attesté par les différents mouvements jihadistes, que l’on observe du Sahel à l’Euphrate, mais également au Nigeria comme en Asie centrale et du Sud. La création d’une branche indienne d’Al-Qaida vient d’ailleurs d’être annoncée, le 4 septembre 2014, par Ayman al-Zawahiri, avec pour objectif de « lancer le Jihad dans toute l’Inde », ainsi qu’en Birmanie et au Bangladesh.
Pour être largement médiatisée, à défaut d’être toujours bien comprise, cette menace ne saurait faire oublier qu’elle s’inscrit dans un contexte plus large. Celui de la crise de l »‘Occident », et d’une affirmation identitaire et religieuse qui concerne toutes les cultures, de l’hindouisme au christianisme – cf. note CLES du 11/02/2011 sur l’influence du prosélytisme évangéliste.
Dès lors, si « l’aspiration à une gouvernance mondiale, la demande de réponses communes aux problèmes communs se sont développées et dominent l’agenda international », la réalité serait celle « du fantôme de la gouvernance, d’une gouvernance en creux par le désir qu’on en a, désir qui est toujours le signe d’une absence ».
D’autant plus que cette aspiration à la gouvernance mondiale « est contrariée par le retour d’autres tendances, nationalisme, ethnicité, extrémisme religieux, communautarisme, toutes valeurs d’ordre passionnel plus que rationnel, plus vernaculaires que véhiculaires, qui se nourrissent de frustrations locales et non d’une attente d’universalité ».
Un point essentiel, mais que Serge Sur aborde du seul point de vue des valeurs et de la rationalité occidentales, et dès lors comme de fâcheuses contrariétés. Ce qui explique sans doute son inquiétude. Mais ne rend peut-être pas bien compte de la profonde altérité des mouvements à l’œuvre dans le monde d’aujourd’hui.
Un profond changement de paradigme
Les facteurs religieux, identitaires et plus largement culturels sont souvent prétextes à conflits. Ce qui justifie la dénonciation de la radicalisation, du fanatisme et bien sûr du terrorisme par le Secrétaire Général de la Défense et de la Sécurité Nationale, Louis Gautier, lors des dernières Assises nationales de la recherche stratégique (21/11/2014).
Mais c’est sans doute Régis Debray qui, comme souvent, aborde le mieux la question. Il souligne que c’est « la mondialisation techno-économique [qui] produit une balkanisation identitaire », et donc que « la modernisation est archaïsante » – c’est-à-dire que son développement s’accompagne d’une affirmation entre retour de valeurs et comportements archaïques.
Il observe d’ailleurs que ce sont les mouvements religieux qui s’adaptent le moins à la « modernité occidentale » qui résistent le mieux, et attirent le plus de fidèles. En fait, la planète semble de moins en moins décidée à donner raison aux prophètes de la « sortie de l’Histoire » et de la victoire universelle de la « démocratie de marché ».
Bien au contraire, l’histoire effectue un retour fracassant. Et avec elle le réel, donc le tragique, avec ses formes politiques (États) et culturelles (religions et identités). Le déplorer ne suffit pas à en supprimer la réalité. Ainsi, ce n’est pas tant le monde qui serait en crise – « en miettes » pour reprendre l’expression de Serge Sur.
C’est notre regard sur le monde. Parce que nous persistons à y projeter un corpus de valeurs qui est lui-même en crise, en raison de sa déconnexion croissante avec le réel – ou en tout cas avec les systèmes de représentation de la majorité des peuples et des cultures de la planète.
Faire preuve d’intelligence culturelle, c’est accepter la valeur de l’altérité d’un regard autre. C’est tout le sens de l’approche géopolitique que nous proposons aux managers d’aujourd’hui et de demain.
Ne serait-ce que pour éviter que ne se vérifie l’imprécation de Claude Lévi-Strauss, dans Tristes tropiques (1955) : « Ce que d’abord vous nous montrez, voyages, c’est notre ordure lancée au visage de l’humanité ». L’humilité n’est-elle pas la condition d’une juste compréhension du monde? Et cette compréhension ne débouche-t-elle pas sur davantage de sérénité?
Pour aller plus loin :
- « Un monde en miettes. Les relations internationales à l’aube du XXIe siècle », par Serge Sur, La Documentation française, 246 p., 14 €;
- « Atlas géopolitique mondial. Edition 2015 », sous la direction d’Alexis Bautzmann,Argos/Areion group, 193 p., 22,50 €;
- « Mondialisation, politique et religion: affrontement et perspectives« ,Vèmes Assises nationales de la recherche stratégique, CSFRS, Paris, 21/11/2014,