De la mondialisation à la fragmentation des espaces…
La doxa néolibérale qui accompagne la globalisation véhicule souvent un discours « sans-frontiériste », toute barrière étant considérée comme une limite à dépasser pour assurer la pleine expansion du marché. La mondialisation économique est dès lors souvent perçue comme une dynamique portant l’effacement des frontières étatiques.
Dans L’obsession des frontières (Perrin, 2007, rééd. 2012), le géographe et diplomate Michel Foucher constate qu’il n’en est rien. Chaque phase de mondialisation a conduit à un mouvement de consolidation territoriale. Moins de deux ans an après le premier voyage de Christophe Colomb, Espagnols et Portugais se partagent le monde connu.
À la fin du XIXe siècle, les empires coloniaux tracent partout de nouvelles frontières. Et depuis la chute – pourtant symbolique – du mur de Berlin, près de 30 000 kilomètres de nouvelles frontières terrestres ont été tracés… « Institutions établies par des décisions politiques« , les frontières restent un objet géopolitique bien ancré – et oh combien vivant !
Source de débats politiques souvent très vifs, la question des frontières peut également susciter d’étonnantes convergences. Ainsi entre militants altermondialistes et banquiers d’investissement. Par progressisme et souci de préserver « un droit humain fondamental« , les premiers plaident « pour une politique ouverte de l’immigration » (Attac, 2009), délégitimant les contrôles jugés aussi inutiles et dangereux que coûteux et inefficaces.
Chaque jour qui passe en Méditerranée, au large de Lampedusa, viendrait conforter cette vision. Les arguments des néolibéraux sont de nature différente. Le magazine Manière de voir (n°128, avril-mai 2013) relève que, « selon eux, la disparition progressive des frontières économiques, à grand renfort d’accords de libre-échange et autres unions douanières, doit s’accompagner d’une libéralisation des mouvements de population« .
Une telle mesure serait même susceptible de permettre à l’économie mondiale de « s’enrichir de 39 000 milliards de dollars en vingt-cinq ans » selon l’économiste Ian Goldin, ancien vice-président de la Banque mondiale. C’est la logique qui sous-tend l’opposition d’une partie du grand patronat à toute velléité de limitation des flux migratoires – comme en Grande-Bretagne en 2010.
A contrario, l’ancien « guévariste » Régis Debray préfère « célébrer la frontière comme vaccin contre l’épidémie des murs, remède à l’indifférence et sauvegarde du vivant » (Eloges des frontières, Gallimard, 2010). Par l’observation du monde réel, l’analyse géopolitique peut contribuer utilement à éclairer ces débats.
Une production exponentielle de frontières politiques
Le premier constat qui s’impose est celui de l’importance des frontières, et plus encore de leur multiplication. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. « Le monde contemporain est ainsi structuré par 250 000 km de frontières politiques terrestres et 323 frontières interétatiques (…), soit près d’un demi-million de kilomètres de limites à gérer« , rappelle Michel Foucher.
Et depuis 1991, « plus de 28 000 kilomètres de nouvelles frontières internationales ont été instituées, 24 000 autres ont fait l’objet d’accords de délimitation et de démarcation, et si les programmes annoncés de murs, clôtures et barrières métalliques ou électroniques étaient menés à terme ils s’étireraient sur plus de 18 000 km« .
Bref, depuis l’effondrement du bloc communiste et « la fin de l’histoire » annoncée par les prophètes de la phase ultime de la mondialisation, « jamais il n’a été autant négocié, délimité, démarqué, caractérisé, équipé, surveillé, patrouillé« .
Les frontières terrestres et maritimes sont par ailleurs devenues un marché florissant pour de grandes firmes de travaux publics et d’électroniques de défense, ainsi que pour les cabinets d’avocats spécialisés dans l’arbitrage international.
Au total, plus de 10 % des frontières internationales actuelles ont moins d’un quart de siècle d’existence.
Comment expliquer ce vaste mouvement d' »arpentage systématique du monde« ? Partiellement, par les conséquences de la formation de nouveaux États indépendants, dont le nombre est tout de même passé de 51 en 1945 à 159 en 1990, puis à 193 en 2011. Ce phénomène concerne en particulier l’ex-espace yougoslave, dans les Balkans, et soviétique, dans le Caucase et en Asie centrale, mais également l’Afrique de l’Est, avec par exemple l’indépendance de l’Erythrée (1993) et du Sud-Soudan (2011).
Ce mouvement de fragmentation politique suffit à compenser les rares cas de réunification (Allemagne, Yémen, Vietnam). Il n’explique pourtant pas à lui seul la dynamique à l’œuvre. Un autre facteur tient à une volonté de marquer plus précisément « un tracé définitif dans un territoire contesté« .
Ainsi entre le Cameroun et le Nigeria, conduisant à une reprise du tracé de leur frontière commune sur 1 700 km fin 2005, ou entre l’Éthiopie et l’Erythrée en 2007, sans que la décision n’ait été ici suivie d’effet. Ce besoin de bornage peut également avoir pour objectif, au moins induit, de « ralentir des flux migratoires« .
Une troisième explication tient à un mouvement plus discret mais bien plus significatif : celui du « règlement généralisé de limites existantes entre États souvent anciens. Il concerne surtout l’Asie et la péninsule arabique, mais l’Union africaine a lancé en 2007, sous l’impulsion du président historien et géographe Alpha Oumar Konaré, un ambitieux ‘Programme Frontières’ visant à démarquer et à caractériser les quelque 62 000 km qui ne le sont pas« .
Le « mythe » de l’intangibilité des frontières
Si les frontières s’imposent en règle générale « par le droit et la mémoire des tracés« , les contentieux sont nombreux. Force est de constater que beaucoup de frontières sont mouvantes, tout simplement parce qu’elles résultent de rapports de force.
L’histoire de France suffit à le démontrer. L’expansion chinoise en atteste aujourd’hui. Pékin s’est en effet engagé depuis 20 ans dans une vaste entreprise de règlement de ses contentieux territoriaux, pour mieux se protéger et étendre d’autant ses zones d’influence commerciales, militaires et diplomatiques.
Début 2011, Pékin s’est ainsi attribué plus de 1 000 km2 de terres tadjikes, soldant à sa manière un conflit frontalier vieux de 130 ans. La revendication initiale de la Chine portant sur 28 000 km2, soit le quart de la superficie du Tadjikistan, celui- ci peut s’estimer d’autant plus satisfait qu’il a obtenu en retour de substantielles aides financières.
Le même scénario avait prévalu en 1999 avec le Kazakhstan (pour 500 km2) ou en 2004 avec le Kirghizistan (pour une parcelle de territoire le long d’une frontière de 900 km).
Pour Michel Foucher, « le régime entend assimiler définitivement les étendues occidentales de son territoire. Siniser, équiper, contrôler, désenclaver, intégrer le vaste Xinjiang » – qui signifie littéralement « nouvelle frontière« …
La question du Kosovo vient rappeler que l’Occident ne saurait s’exempter de tout reproche. La Commission Badinter ayant stipulé le respect des limites administratives initiales avec la Serbie, par crainte de créer un précédent dans les régions ethniquement mixtes voisines, Michel Foucher observe « une partition de fait sur le terrain« .
Voire, plus grave, « une purification ethnique lente et discrète » qui fait partir les Serbes des enclaves du Kosovo : « Puisqu’on se refuse, faute de négociation sur ce point, à ajuster les tracés aux réalités humaines et politiques de terrain, ce sont celles-ci qui seront modifiées et adaptées aux nouvelles frontières qu’elles récusent« .
En l’espèce, par des mouvements de population. Même non reconnue politiquement et juridiquement, la notion de frontière finit toujours par reprendre ses droits…
La frontière, une institution d’avenir ?
« La frontière est une ligne; elle limite l’espace sur lequel s’étend une souveraineté« , expliquait le géographe Jean Gottmann, professeur à Sciences Po en 1950-1951.
Mais elle est aussi plus que cela. Dans sa présentation du dossier de Manière de voir, Benoît Bréville rappelle « l’ambivalence des frontières« . Elles « partagent les peuples et les cultures en même temps qu’elles les rassemblent et les préservent« , donc « sont source de guerre, mais constituent des espaces d’échanges, de négociations, de rencontres culturelles, diplomatiques, commerciales« .
Qu’on l’aborde d’une façon quelque peu irénique ou très strictement sécuritaire, la frontière suggère un rapport au monde – donc à soi – toujours singulier. Cette charge symbolique, autant que sa fonction de protection, explique son caractère potentiellement explosif.
Ainsi de l’Ukraine, qui est d’ailleurs en soi un « pays-frontière« . Pour Xavier Guilhou (www.xavierguilhou.com, éditorial de février 2015), « nous sommes interpellés par un nouvel épisode sanglant lié à la déconstruction de l’organisation de ce monde héritier des traités de Versailles et de Yalta. Nous sommes face à ces fractalisations territoriales qui depuis 20 ans ont généré de nouvelles frontières sur des dizaines de pays – en passant par l’intermède de guerres civiles atroces. Qu’avons nous appris entre autre de l’ex-Yougoslavie pour réitérer les mêmes erreurs sur les rivages de la mer Noire? »
Et ce spécialiste de la gestion des risques et des crises au niveau international de préciser: « Tout s’est toujours terminé par une remise en cause de l’intégrité des territoires et conclu par un retour à des tracés identitaires. »
Derrière l’affichage idéologique (jihadiste en l’espèce), n’est-ce pas aussi cette logique qui est à l’œuvre au Levant, où l’État islamique entend remettre définitivement en cause le tracé des frontières héritées du traité de Sèvres, ainsi qu’en Afrique centrale, où Boko Haram est également le bras armé de la rébellion des Kanuris, contestant les frontières politiques entre Niger, Nigeria et Cameroun (cf. note CLES n°151, 05/02/2015) ?
D’évidence, la question des frontières est d’une brûlante actualité. C’est pourquoi nous l’avons retenu comme thème du prochain Festival de géopolitique de Grenoble, qui se tiendra du 12 au 15 mars 2015.
Pour aller plus loin :
- L’obsession des frontières, par Michel Foucher, Perrin, coll. Tempus, 219 p., 8,50 € ;
- « Faut-il abolir les frontières ? », dossier de Manière de voir n°126, avril-mai 2013, 98 p., 8,50 € ;
- « Le règlement des questions frontalières… entre la République populaire chinoise et ses voisins centrasiatiques« , par Thierry Kellner, in Relations internationales n°145, Puf, 2011.