A Bruxelles, résister aux pressions américaines et chinoises n’est plus tabou…
Le premier semestre 2019 marquera-t-il un tournant dans l’histoire économique de l’Europe ? Sans lien avec les élections au Parlement de Strasbourg qui ont focalisé l’attention, des signaux convergents se sont succédé pour suggérer la fin d’une certaine naïveté communautaire.
Vingt-huit ans après le cri d’alarme du regretté Michel Rocard assimilant à un « crime contre l’Europe » le veto de la Commission de Bruxelles au rachat du constructeur américain de Havilland par l’ex-Aérospatiale, cette même Commission semble avoir pris conscience – trop peu, sans doute, mais, espérons-le, à temps – du caractère impitoyable de la guerre économique à laquelle sont confrontées nos entreprises.
Ce retournement est d’autant plus spectaculaire qu’avec son refus, en février dernier, de voir fusionner ce qui restait d’Alstom avec l’Allemand Siemens, les autorités de la concurrence semblaient creuser encore et toujours le même sillon : plutôt renoncer à se doter de leaders européens que de risquer, même virtuellement, de créer un monopole…
Outre l’ire des autorités française et allemande contre cette décision – du jamais vu dans l’univers plutôt feutré de la technostructure bruxelloise – plusieurs électrochocs ont sonné le réveil.
D’abord, la publication, en 2015, par le gouvernement de Beijing, de l’agenda Made in China 2025, qui est venu démontrer, que, contrairement à tous les engagements pris par la Chine lors de son adhésion à l’OMC (2001), l’Empire du milieu n’avait pas renoncé à subventionner massivement son industrie pour défavoriser ses concurrents étrangers, exposés, en sus, à une appropriation tous azimuts de leurs brevets.
Désormais, remarque Elvire Fabry, chercheuse à l’Institut Jacques Delors, « les entreprises d’Etat représentent près de 40 % des principaux actifs industriels chinois et 80-90 % de parts de marché dans les industries stratégiques. » (Note téléchargeable ici).
D’où, en Europe comme aux Etats-Unis, un sentiment partagé d’avoir été dupés…
Puis sont venus les rachats symboliques par des capitaux chinois de l’allemand Kuka, leader mondial en robots industriels (2016) puis, en 2018, du français Linxens, fabricant non moins réputé de microconnecteurs de cartes à puces.
Deux cas d’école qui auraient pu se solder autrement si l’Europe avait disposé d’un mécanisme de régulation des investissements étrangers.
Enfin et surtout, l’arrivée de Donald Trump a coïncidé avec un renforcement de l’unilatéralisme juridique américain à base de protectionnisme à géométrie variable et de sanctions économiques modifiant brutalement la règle du jeu dans plusieurs régions du monde…
Un document européen qui fera date
Confrontée à cette accumulation de signaux négatifs, la Commission de Bruxelles a publié, le 12 mars dernier, un document inimaginable voici encore trois ans.
Intitulé La politique industrielle après Siemens-Alstom : trouver un nouvel équilibre entre ouverture et protection, ce rapport, rédigé par les experts du Centre européen de stratégie politique (CESP) se veut une réponse au double défi de l’America first et – surtout – du Made in China 2025.
La Chine y est en effet désignée pour la première fois comme « un concurrent dans la course à la domination technologique et un rival systémique dans la promotion d’autres modèles de gouvernance ».
On note même une inhabituelle tendance au mea culpa chez les rédacteurs de ce rapport. Constatant « un sentiment palpable que l’Europe risque d’être reléguée si elle ne réagit pas d’urgence », les auteurs constatent que celle-ci n’a peut-être « pas fait assez pour se préparer à la numérisation et à une concurrence croissante, en particulier asiatique » et qu’elle se trouve désormais confrontée à des concurrents qui « ne jouent pas avec les mêmes règles du jeu », au point que « l’ouverture de l’Europe est utilisée contre ses propres intérêts stratégiques ».
Autre innovation, qui vaut autant pour les rapports avec la Chine que pour les relations avec les Etats-Unis : les experts de la Commission prônent désormais que toute négociation commerciale avec l’extérieur doit s’ouvrir sous l’égide du principe de réciprocité, clé de voûte du droit international classique que Bruxelles semblait, jusqu’alors, avoir subrepticement relégué aux oubliettes.
Ainsi de l’accès aux marché publics, dont le document rappelle qu’il est soumis, en Europe, à des règles transparentes et en Chine… quasiment interdit aux non-Chinois. Conclusion : le commerce mondial doit devenir « une route à double sens » qui exige des Européens d’être « beaucoup moins naïfs face à la concurrence déloyale d’autres pays ».
Voici qui implique deux séries de mesures : défensives en matière juridique, afin de bloquer les investissements inamicaux, comme les Américains l’ont fait au début de l’année en s’opposant au rachat par Alibaba (via Ant Financial) du prestataire de paiement en ligne Moneygram, refus motivé par la crainte de voir le géant chinois aspirer les données personnelles financières de millions de consommateurs américains ; et offensives via une politique européenne ambitieuse en matière de recherche et d’innovation.
Vers un procureur commercial européen ?
S’agissant du premier point, le gouvernement français vient de saisir la balle au bond en faisant connaître ses propositions en vue de créer un procureur commercial européen, doté de pouvoirs d’enquête et de sanctions, sur le modèle de ce qui existe déjà aux Etats-Unis.
Ces propositions s’inspirent d’une note du Conseil d’analyse économique (le CAE, qui dépend de Matignon), plutôt indulgente avec Bruxelles à propos de sa politique en matière de concurence – seules sept fusions, rappelle-t-il, ont été refusées par la Commission entre 2010 et 2018 – mais impitoyable quant à la faiblesse de ses actions défensives.
« L’UE n’a jamais engagé de procédure de différend devant l’OMC, contestant directement des dispositifs de subventionnement en Chine ; elle ne s’est plainte qu’en 2018, après les initiatives américaines, contre les transferts forcés de technologie ; elle n’a pas non plus fait valoir d’une façon plus générale que les politiques chinoises la frustraient des bénéfices attendus des accords » rappellent les auteurs du rapport qui estiment que la lutte contre les subventions doit devenir un axe prioritaire : « La création d’une présomption réfutable selon laquelle les subventions non notifiées seraient préjudiciables pour les partenaires, et donc susceptibles d’actions compensatoires, serait en particulier un levier puissant pour modifier la nature des incitations dans ce domaine ».
Pas de politique industrielle offensive sans effort de recherche
Mais se protéger ne suffit pas, comme le rappellent, dans leur tribune du Monde du 17 mai dernier, Jean-Pierre Clamadieu, président d’Engie, et Philippe Varin, président de France Industrie.
« L’Europe, écrivent-ils, ne peut se contenter d’approfondir son marché intérieur sans se donner les ambitions d’une véritable politique industrielle, qui favorise la croissance et l’emploi sur notre continent. »
Comment garantir le succès de cette politique industrielle ? En retrouvant la maîtrise de ses filières industrielles stratégiques.
« Les chaînes de valeur industrielles garantissent la maîtrise complète de la production de biens manufacturés par une approche en filières, de l’approvisionnement en matières premières à la mise sur le marché final. Ces filières doivent favoriser l’émergence de leaders industriels européens aptes à conquérir les marchés mondiaux sur des secteurs technologiques-clés ».
Parmi ceux-ci, les batteries électriques, dont la Chine possède aujourd’hui le quasi monopole (grâce notamment à la maîtrise des terres rares, voir à ce sujet la Note CLES 213, mars 2018), secteur qui vient de faire l’objet d’une initiative franco-allemande soutenue par la Commission. 1,5 milliard d’euros vient ainsi d’être débloqué par les deux gouvernements pour financer la recherche dans ce secteur, auquel s’ajouteront 4,5 milliards de financements privés.
L’idée de créer une agence européenne pour « l’innovation de rupture », proposée par Emmanuel Macron sur le modèle de la Defense Advanced Research Projects Agency (Darpa) a été, d’autre part, validée par la Commission.
Elle devrait être à l’ordre du jour des débats sur le prochain budget de l’Union que devra voter le nouveau Parlement européen.
Un défi crucial, comme le souligne Stéphane Colliac, économiste chez Euler Hermes, dans Les Echos du 17 mai dernier : « Les mécanismes de financement européens actuels sont insuffisants. L’absence de budget européen dédié et la réticence des pays membres à augmenter leur contribution globale sont un vrai handicap pour développer une stratégie industrielle européenne ».
Or l’investissement en Recherche-Développement est le seul moyen, à long terme, de créer des champions : il a fallu 20 ans au néerlandais ASML et aux allemands Trumpf et Zeiss pour réussir leur alliance et mettre, ces jour-ci, sur le marché, une technologie permettant de produire les puces les plus performantes du monde, indispensables avant la généralisation de la 5 G.
On le voit, les enjeux sont complexes, mais ce sont ces problématiques que devront affronter (et résoudre) nos étudiants. Cela renforce encore une fois le choix de la géopolitique comme compétence indispensable pour tout leader d’entreprise !
Pour aller plus loin :
- Concurrence et commerce : quelles politiques pour l’Europe ? par Sébastien Jean, Anne Perrot et Thomas Philippon, Les notes du conseil d’analyse économique, n° 51, mai 2019, téléchargeable ici ;
- EU Industrial Policy After Siemens-Alstom, Commission européenne, European Political Strategy Centre, 18 mars 2019. Rapport disponible ici.
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