Sep 262019
 

Quand les États décident de reprendre la main

CE28Après avoir porté aux nues les business models de la nouvelle économie, les autorités régaliennes ont découvert l’envers du décor : la disruption peut en effet se mesurer aussi à l’aune des libertés prises avec le droit, la fiscalité ou la simple morale.

Pionnières dans des terrains encore vierges et sans cadre juridique, les start-up mythiques ont su prendre leurs aises, progressant à vitesse vertigineuse et affichant des capitalisations et des CA colossaux.

En jouant avec la concurrence fiscale entre États, elles ont ainsi été à même de préserver habilement des marges pharaoniques.

Mais l’hubris n’est jamais loin du succès insolent !

Un peu partout dans le monde, les autorités politiques et administratives ont choisi de rappeler fermement les lois existantes et de voter celles qui manquaient, avant de sanctionner les transgressions avérées.

Mark Zuckerberg s’est piteusement défendu devant le Congrès américain, Google aura payé plus de 8,3 milliards d’euros d’amendes à l’Union européenne et la Californie vient d’obliger ses pépites Uber et Lyft à requalifier en salariés leurs chauffeurs de VTC…

Les séductions de la nouveauté et les libertés du non-droit

Il est fréquent que les activités nouvelles se développent dans un vide juridique fort avantageux. Le « temps court » des start-up agiles échappe au « temps long » du droit et des institutions.

Les GAFAM ont largement profité de cette liberté provisoire.

Par ailleurs, la nouveauté et, plus encore, la disruption, ont toujours un très fort pouvoir de séduction : l’inventivité fascine et peut faire oublier les nombreuses transgressions des entreprises stars et de leurs business models.

Leurs croissances exponentielles le montrent bien. De leur côté, les clients séduits deviennent très vite des supporters ignorant ou excusant les dégâts collatéraux.

Uber a proposé un transport urbain débarrassé des tarifs dissuasifs et du service médiocre résultant du monopole corporatiste des taxis officiels.

La bouteille d’eau offerte, la disponibilité et la propreté du véhicule ont vite fait oublier la précarisation du statut de son chauffeur.

Airbnb a démocratisé et enrichi les modèles d’hébergement, rendant le tourisme accessible à une population rebutée par les coûts et la banalité froide de l’hôtellerie traditionnelle.

Mais, pendant que ses hôtes profitaient de ses « expériences exceptionnelles », l’entreprise a mis sous tension le marché immobilier des grandes agglomérations (1) et, faisant exploser ses prix, obligé de nombreux citadins à quitter les métropoles.

Uber Eats, Deliveroo ou Just-Eat ont mis la cuisine des restaurants à portée de votre table, mais ce service très recherché masque la précarité de ses bikers payés à la tâche.

L’énorme puissance logistique d’Amazon assure la livraison sûre et quasi-immédiate de n’importe quel achat.

Les délais n’existent plus, la reprise gratuite est garantie sans conditions et le coursier peut livrer jusqu’à 22 heures une commande de quelques euros.

Sa librairie numérique délivre en quelques secondes le titre dont vous avez lu la critique dans la version iPad de votre quotidien.

Le plaisir, la facilité et l’intérêt de l’instantané sont évidents, mais, dans le même temps, les commerces de votre quartier se voient privés de vos achats. 

On voit donc bien comment le succès phénoménal de ces nouveaux systèmes atténue très largement leurs conséquences négatives.

Ce n’est donc pas de là que peut venir, au moins dans l’immédiat, une remise en cause de ces offres « corsaires ».

Ce sont avant tout les erreurs, les dissimulations et les excès – en particulier des GAFAM – qui ont amené les États, les décideurs publics et parfois les simples citoyens à montrer les dents.

Les erreurs, les fautes et le cynisme des précurseurs

Après des débuts « magiques », une succession d’incidents a jeté le doute sur des entreprises que leurs clients et le NASDAQ encensaient.

En 2018, l’algorithme d’Intelligence artificielle AlphaZero développé par Google devenait champion incontesté des jeux d’échecs, de go et de shogi (2), mais la même année, un véhicule autonome d’Uber, piloté lui aussi par IA, causait un accident mortel sur une route de l’Arizona.

La technologie n’était donc pas infaillible et la recherche des responsabilités allait poser des questions inédites dans un cadre juridique encore vierge.

En 2018 également, Facebook a consterné le monde en accumulant fautes, dissimulations et problèmes techniques.

Après l’inquiétante affaire Cambridge-Analytica épinglant des pratiques douteuses sur fond d’influence russe supposée et d’élections américaines, Mark Zuckerberg a été soupçonné d’avoir laissé diffuser sur Facebook des messages racistes ou encore d’avoir encouragé sur WhatsApp à voter Bolsonaro aux présidentielles brésiliennes.

Ses explications laborieuses et glacées devant le Congrès américain n’ont pas amélioré son image, pas plus que la cascade de pannes mondiales qui ont affecté le groupe en mars 2019. 

En France, Airbnb se fait régulièrement remarquer par son laxisme intéressé face à ses obligations légales.

Abritée derrière ses « conditions générales de vente », en l’absence d’un cadre juridique national et municipal solide, l’entreprise laisse faire ses clients et encaisse les commissions, aussi suspectes soient-elles. Sous-location – y compris de logements sociaux – dépassement des quotas, nuisances et dégradations variées, la liste des pratiques délictueuses ne cesse de s’allonger ainsi que le nombre des pourvois devant les tribunaux (3).

Protégée par des incitations très formelles au respect des règles légales et fiscales, l’entreprise a même proposé aux propriétaires de toucher leurs revenus locatifs sur une carte de crédit rechargeable émise depuis Gibraltar par la société américaine Payoneer !

Sans compte en banque, ces revenus – très marginaux selon Airbnb – pouvaient échapper au fisc.

Loin d’être anecdotiques, ces pratiques formellement légales, élaborées et défendues par des kyrielles de juristes, montrent bien le talent des GAFAM à s’engouffrer dans les vides juridiques pour maximiser leurs profits.

Mais elles sont souvent facilitées par les intérêts contradictoires des parties prenantes et le manque de fermeté des administrations.

C’est aussi ce qui a rendu possibles, à une tout autre échelle, les stratégies indécentes d’optimisation fiscale mises en oeuvre par les géants de la tech, jusqu’à ce que les autorités régaliennes reprennent la main.

Après les excès, le retour de l’état de droit ?

Localisant artificiellement leurs bénéfices dans des pays à fiscalité très douce (4), les GAFAM limitent leurs impôts à 9% des bénéfices quand les autres entreprises sont taxées en moyenne à 23%.

« Il n’est pas acceptable, déclarait le ministre français de l’Economie et des Finances, Bruno Le Maire, le 19 décembre 2018 (5), que ceux qui font le plus de profit […] paient 14 points d’impôts en moins que n’importe quelle PME… »

En attendant une hypothétique unanimité européenne, la France a donc décidé de taxer 30 entreprises, dont les 4 GAFA, à hauteur de 3% de leur chiffre d’affaire, au 1er janvier 2019.

C’est un sentiment d’impunité qui a conduit les vedettes de la tech à s’autoriser des pratiques très contestables, amenant les pouvoirs publics à réagir.

Dans le domaine social, la Californie, berceau fameux des start-up, s’apprête à requalifier les chauffeurs « indépendants » de Lyft et d’Uber, les deux entreprises devant alors respecter les droits et payer les charges du statut de salarié.

En France, la Cour d’Appel de Paris a estimé que les chauffeurs d’Uber pouvaient se prévaloir d’un CDI.

Si cet avis est confirmé, c’est tout le business model, fondé sur le « partenariat », qui deviendra caduc pour les VTC et les livreurs de colis ou de repas à domicile.

Ainsi, en juin 2019, d’anciens coursiers de Take Eat Easy ont pu obtenir des indemnités de salariés après la liquidation de leur ex-employeur.

Aujourd’hui, c’est le principe même de ces activités qui est contesté.

Car la gratuité et la qualité des outils de Facebook ou Google font facilement oublier un point essentiel que résume la phrase de Bruce Willis : « Si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit ! »

En effet, le business model très lucratif des deux géants du web consiste à monétiser les données personnelles laissées par les utilisateurs à leur insu, à les exploiter librement dans leurs filiales publicitaires et à les vendre à l’extérieur.

Ainsi, à ses débuts, Facebook se présentait comme un site d’échanges bon enfant entre étudiants ; en 2017 il réalisait un CA de 40,6 milliards de dollars et un bénéfice de 16 milliards…

C’est bien l’illégalité de cette collecte de données personnelles que le Tribunal de Première instance de Bruxelles a condamné en février 2018, ordonnant à l’entreprise de « cesser de suivre et d’enregistrer l’utilisation d’Internet des personnes surfant en Belgique ».

Le 20 septembre 2018, la Commission européenne a sommé Facebook et Twitter de « rendre plus claires leurs conditions d’utilisation ».

En France, le 21 janvier 2019, la CNIL a infligé une amende de 50 millions d’euros à Google pour sa « politique de gestion des données personnelles », à la suite d’une plainte collective de 10.000 utilisateurs (6).

Enfin, le 24 juillet dernier aux États-Unis, la FTC (7) a condamné Facebook à une amende record de 5 milliards de dollars pour « non-respect de la vie privée ».

Cependant, il est clair que les géants du web sont peu touchés par des sanctions purement financières souvent négociées avec les administrations.

Il suffit pour s’en convaincre de comparer leurs montants avec le CA et les marges des entreprises visées pour comprendre qu’elles ne pèsent guère plus que des frais généraux dans leurs bilans colossaux.

Alors, si la Puissance publique décide à l’avenir de contenir les ambitions des GAFAM, ce sera surtout en raison de la démesure arrogante qu’elles affichent.

En février 2019, Amazon a renoncé à construire son nouveau siège à Long Island City, parce que, malgré les 25.000 emplois et les milliards de dollars d’investissement promis, les élus de New York ont refusé de céder aux exigences sociales et fiscales de Jeff Bezos.

A cet égard, l’excès de trop aura peut-être été l’annonce du projet de Libra par Mark Zuckerberg.

Malgré la discrétion et le flou qui entourent cette monnaie virtuelle mondiale, il s’agit bien d’une attaque symbolique contre un pouvoir régalien séculaire et inaliénable : celui d’émettre monnaie.

De plus, fonctionnant sur le principe de la blockchain, le Libra pourrait échapper aux modes de contrôle habituels des flux financiers.

L’Association Libra, censée piloter ce projet, a fait état du partenariat de 28 entreprises (8) visiblement intéressées par les 2,4 milliards d’utilisateurs actifs mensuels de Facebook. 

Les réactions officielles ont été nombreuses et critiques. L’Union européenne a décidé de lancer une enquête antitrust sur le Libra et sur Facebook (9). Aux USA, le président de la FED a évoqué « de graves inquiétudes concernant la vie privée, le blanchiment d’argent, la protection des consommateurs et la stabilité financière » (10).

Plus inquiétant encore pour les visées de Mark Zuckerberg, il se pourrait qu’après enquête, le Department of Justice oblige Facebook à se séparer de WhatsApp et Instagram pour pratiques anticoncurrentielles.

S’il se précise, ce retour à la loi aura alors un sens politique profond : briser des monopoles dangereux et des ambitions démesurées, susceptibles de remettre en cause les fondements de nos démocraties.

A charge pour nous, GEM et les établissements d’enseignement supérieur, de faire réfléchir nos étudiants sur cette problématique.

Sources :

1/ Voir l’étude du Cabinet Lonlay Immobilier publiée en mars 2019, https://www.la-finance.fr/avis-d-experts/articles/les-consequences-d-airbnb-sur-le-marche-immobilier-parisien

2/ Rubrique C’est demain, The Huffington Post, 06/12/18.

3/ 61% de plus et 1,3 millions d’euros réclamés devant les tribunaux entre 2017 et 2018. Cf. Locations Airbnb : amendes records contre les fraudeurs à Paris, Le Figaro, 14/01/19.

4/ En Europe, le Luxembourg et l’Irlande, où Apple est particulièrement bien traité… En 2017, Google a fait transiter 19,9 milliards d’euros vers le paradis fiscal des Bermudes depuis une société écran néerlandaise.

5/ Interviewé par Jean-Jacques Bourdin sur BFM TV. 

6/ Plaintes fédérées par deux associations, None of Your Business et La Quadrature du Net.

7/ FTC : Federal Trade Commission, chargée de contrôler l’application du droit à la consommation et de surveiller les pratiques anticoncurrentielles.

8/ Parmi lesquelles on trouve Visa, MasterCard, Spotify, Uber, Lyft, Vodafone, eBay, Farfetch et le français Iliad, maison-mère de Free. 

9/ L’Union européenne va lancer une enquête antitrust sur Libra, la cryptomonnaie de Facebook, L’Usine digitale, 21/07/19.

10/ Pour la Fed, le Libra de Facebook « soulève de graves inquiétudes », La Tribune, 11/07/19.

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