Crise des subprimes, crise financière, crise économique, crise de la dette… Tandis que nous hésitons sur la façon de qualifier les événements qui se sont produits depuis 2007, le monde asiatique a, lui, tranché : selon ses meilleurs analystes, il s’agit, plus simplement, d’une crise “atlantique” accélérant un rééquilibrage des puissances au profit de l’Asie. Loin d’être envisagée sous le seul angle économique, la crise est donc pensée là-bas sous un angle géopolitique et saluée comme un basculement historique mettant un terme à deux siècles de domination occidentale. Comme l’écrit Marc-Olivier Padis, rédacteur en chef de la revue Esprit, en introduction d’un récent dossier consacré à ces questions, “parler de ‘crise atlantique’, c’est aussi marquer ses distances avec le monde occidental euro-américain et prendre la main sur l’interprétation de ce moment charnière”. Et s’il était urgent de penser, à notre tour, ces événements sous un angle géopolitique, de façon à donner notre vision de l’avenir de la mondialisation ?
Nous entrons dans une nouvelle ère de l’histoire,marquée par deux caractéristiques majeures. La première est que nous allons voir la fin de la domination occidentale sur l’histoire mondiale.La seconde est que nous allons assister au retour de l’Asie.”C’est ainsi que Kishore Mahbubani, professeur de sciences politiques à l’université de Singapour et ancien ambassadeur de ce pays à l’ONU, analyse la crise qui secoue le monde et singulièrement les États-Unis et l’Europe, depuis 2008.
La domination occidentale comme “accident de l’histoire”
De la sorte, cet intellectuel respecté ne se borne pas à constater, comme ses homologues occidentaux, que la croissance des pays asiatiques est désormais bien supérieure à celle des nations occidentales ou que la Chine est devenue, l’été dernier, la seconde puissance économique mondiale. Il y ajoute une interprétation historique divergente de celle qui prévaut ici lorsque nous parlons de “rattrapage” ou même de “puissances émergentes”. Comme le souligne Marc-Olivier Padis, “les pays asiatiques ne se voient pas comme ‘émergents’mais comme reprenant la place qui était la leur pendant un millénaire d’histoire économique : la première. La ‘crise atlantique” n’est pour eux qu’un épisode qui accélère leur retour au rang de principales puissances économiques.” Les faits observés sont les mêmes, mais la perspective est toute autre !
Cette vision des choses s’appuie sur l’essor récent d’une histoire économique de longue durée qui relativise la place de l’Europe et son rôle dans la mondialisation des échanges. Auteur d’une Histoire économique globale (Le Seuil, 2010), Pierre Norel, estime ainsi qu’il faut y réévaluer à la baisse la place de notre continent dans celle-ci. “Corriger l’eurocentrisme, écrit-il, c’est montrer la part, souvent considérable, des sociétés non européennes dans la constitution d’une économie globale, dans la circulation des produits, des techniques, des idées et des institutions. C’est accepter l’hypothèse que l’Europe, au moins jusqu’au XVe siècle, est économiquement marginale et peu intéressante au regard des richesses qui sont créées et commercialisées sur les routes de l’Asie et du Proche-Orient.”
Les effets atomiques du renouveau de la confiance asiatique
Cette nouvelle vision de l’histoire économique du monde nourrit bien sûr un renouveau de la fierté asiatique que vient encore renforcer la crise économique, financière et morale qui secoue l’Occident depuis 2008. “La raison pour laquelle on peut parler de retour de l’Asie est que les deux plus grandes puissances économiques depuis les débuts de notre ère, et jusqu’en 1820 environ, étaient la Chine et l’Inde. C’est pourquoi, si elles devenaient à nouveau les deux plus grandes puissances économiques d’ici 2050 (ou probablement avant), nous retournerions simplement à la situation qui prévalait durant les deux derniers millénaires. Et les quelque deux cents ans de domination occidentale sur le monde nous apparaîtraient alors comme un simple accident de l’histoire”, écrit encore Kishore Mahbubani.
Ne nous y trompons pas ! Il ne s’agit pas pour ce penseur et ses homologues de célébrer stérilement des gloires passées mais de trouver des motifs d’accentuer la confiance dans l’avenir qui dope peuples de l’Asie-Pacifique. “La croissance économique rapide des sociétés asiatiques et les changements sociaux incroyables qui ont suivi ont transformé l’esprit des Asiatiques”, observe Kishore Mahbubani. “Il y a eu une explosion de la confiance culturelle, une explosion de force atomique. […] Actuellement, beaucoup de jeunes asiatiques pensent que leurs sociétés peuvent réussir autant, sinon mieux, que les autres sociétés. Cette confiance en soi renforce le cycle vertueux de la croissance économique entamé par nombre de sociétés asiatiques”.
Vers un leadership asiatique sur la gouvernance mondiale ?
Bien entendu, cette confiance nourrit un regain d’ambition débordant largement le seul cadre économique et commercial. Kishore Mahbubani la résume d’une formule qui, en Asie, recueille l’assentiment de tous, depuis les dirigeants jusqu’aux simples citoyens : “Si l’ascension de l’Asie est irrésistible, la réforme de la gouvernance mondiale est également inévitable.” Et de préciser sa pensée : “Le problème majeur auquel le monde doit faire face dans le domaine de la gouvernance mondiale est que pratiquement toutes les institutions et régulations multilatérales que nous possédons actuellement sont conçues pour servir les intérêts de la période historique atypique de domination occidentale et non ceux de la nouvelle ère qui s’annonce.”
Si diplomatique soit-il, l’ancien ambassadeur de Singapour à l’ONU montre à ce sujet une certaine impatience : “Le principal critère de sélection des membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies fut fondé sur le fait qu’ils avaient gagné la Seconde guerre mondiale en 1945. Sans aucun doute, il s’agissait des plus grandes puissances à l’époque. Mais tous ne seront pas les grandes puissances de 2045. À quel moment de l’histoire, les grandes puissances de 1945 vont-elles donc céder le pas par rapport à celles de 2045 au Conseil de Sécurité des Nations unies ?” Il va de soi que la réponse à une telle question ne pourra être éternellement repoussée sous peine de voir les instances de la gouvernance mondiale perdre progressivement toute légitimité. Le président Obama, évoquant, pour la première fois, lors d’une récente visite en Inde, l’accession de ce pays au rang de membre permanent du Conseil de sécurité l’a bien compris. Mais ce n’est là qu’un premier pas. D’autant que le problème vaut aussi pour d’autres institutions comme, par exemple, le FMI et la Banque mondiale…
Faire le deuil de l’hégémonie sans se résigner à l’effacement
Le chantier à venir de la rénovation des instances internationales est donc immense et extraordinairement complexe. Il nécessite donc d’être pensé et mérite de donner lieu à de vrais débats. Car il ne s’agit pas seulement de prendre en compte le nouveau poids relatif des différentes puissances mondiales. Les choix qui seront faits auront des implications beaucoup plus profondes. En effet, les instances internationales nées au lendemain de la Seconde guerre mondiale représentent davantage qu’une photographie désormais un peu jaunie des puissances de l’époque. Elles étaient aussi – et sont toujours – animées par une certaine conception des relations internationales et de la dignité de l’homme.
Cette philosophie sera-t-elle partagée demain par les nouvelles grandes puissances, à commencer par une Chine triomphante dont le modèle de développement dissocie, jusqu’ici avec un certain succès, le lien que l’on croyait intangible entre économie de marché et démocratie ? Survivra-t-elle à ce que l’on pourrait appeler la “désoccidentalisation de la mondialisation” ? Telles sont quelques-unes des questions qu’il faut aujourd’hui avoir le courage de poser. Loin d’être académiques, elles interrogent la forme que prendra demain l’organisation de la planète. Elles engagent donc non seulement l’avenir de l’Europe mais aussi celui de l’humanité entière, à commencer par celui des pays asiatiques qui ne voient pas nécessairement dans la Chine actuelle un modèle à imiter. Si l’Occident doit, à l’évidence, accepter de n’être plus le centre du monde, il ne peut en revanche renoncer à penser la mondialisation et à promouvoir ses valeurs dans le grand rééquilibrage mondial en cours. Faire le deuil de l’hégémonie est une chose. Se résigner à l’effacement en est une autre.
“Un monde pluriel”, dossier paru dans la revue Esprit d’octobre 2010. On se reportera plus particulièrement à l’introduction de Marc-Olivier Padis, “Le basculement des puissances”, et à la contribution de Kishore Mahbubani : “Regards asiatiques sur la gouvernance mondiale”.