Avr 072016
 

Géopolitique de la transition démographique en cours

Les questions de santé occupent une place croissante dans les systèmes de coopération internationale depuis une vingtaine d’année, de la lutte contre les famines ou le VIH/sida en Afrique, dans les années 1980, jusqu’à la récente mobilisation contre le virus Ebola (cf. note CLES n°162, Géopolitique d’Ebola. Economie mondiale et sécurité internationale au risque des crises sanitaires, 04/06/2015).

D’un point de vue démographique, ce sont les risques sanitaires, la surmortalité, ou une natalité non maîtrisée qui ont longtemps préoccupé les experts.

Mais une autre question émerge: celle du vieillissement de la population. Le Bureau américain du recensement vient de publier une étude (28/03/2016) selon laquelle les plus de 65 ans pourraient représenter 17 % des habitants de la planète en 2050, contre 8,5 % aujourd’hui.

Et donc passer de 617 millions d’habitants à 1,6 milliard – 2 milliards pour les plus de 60 ans selon l’OMS ! Cette transition démographique est un défi géopolitique, mais pas seulement: l’économie dédiée aux seniors – la « Silver économie » – devra trouver les moyens de sa croissance.

Les chiffres de l’étude de l’U.S. Census Bureau parlent d’eux-mêmes. La conclusion est sans appel : « Les personnes plus âgées représentent une proportion de la population mondiale qui s’accroît rapidement, observe ainsi le directeur de l’Institut national américain du vieillissement (NIA), Richard Hodes. Les gens vivent plus longtemps mais pas nécessairement en meilleure santé… et cette population vieillissante pose plusieurs défis de santé publique auxquels nous devons nous préparer. »

Les impacts du vieillissement

Selon cette étude, la population mondiale des plus de 80 ans devrait en effet progresser encore plus rapidement, pour tripler d’ici à 2050, et atteindre 446,6 millions d’individus (126,4 millions en 2015).

Dans certains pays d’Asie et d’Amérique latine, les plus de 80 ans devraient même quadrupler d’ici 2050.

Or c’est dans ces classes d’âge que s’observent « le plus de pathologies non-transmissibles (cancers, Alzheimer…), représentant le plus lourd fardeau de santé publique. Dans les pays pauvres, dont un grand nombre en Afrique, s’ajoutent les maladies infectieuses. »

Pour l’Organisation mondiale de la santé (www.who.int), 25 à 30 % des personnes âgées de 85 ans et plus sont atteintes d’une certaine forme de déclin cognitif.

Et « les personnes âgées atteintes de démence dans les pays à revenu faible et intermédiaire n’ont généralement pas accès à des soins de longue durée abordables comme le nécessiterait leur état de santé ».

Dans les seuls pays en développement, « le nombre de personnes âgées qui ont perdu leur autonomie devrait être multiplié par quatre d’ici à 2050 ».

Or les pays à revenu faible et intermédiaire connaissent et connaîtront l’évolution démographique la plus rapide et la plus importante. « Ainsi, il a fallu plus de 100 ans pour que la part de la population française âgée de 65 ans et plus double pour passer de 7 à 14 %. En comparaison, il ne faudra que 25 ans à des pays tels que le Brésil et la Chine pour connaître la même croissance de leur population âgée. »

Le vieillissement a un impact sur de nombreux aspects des sociétés : soins médicaux et retraite, bien sûr, mais également organisation du travail, transport, logement, sécurité et résilience…

L’OMS relève ainsi qu’« environ 4 à 6 % des personnes âgées dans les pays développés ont été victimes d’une forme ou une autre de maltraitance à domicile » (avec pour conséquences de graves traumatismes physiques et psychologiques), tandis que, dans les situations d’urgence, les personnes âgées peuvent être tout particulièrement vulnérables : « Lorsque les communautés sont déplacées du fait de catastrophes naturelles ou de conflits armés, les personnes âgées peuvent être incapables de s’enfuir ou de parcourir de longues distances et courent le risque d’être abandonnées ».

Vieillissement et flux de populations

Si la notion de vieillissement renvoie à la médicalisation et à la perte d’autonomie, la population des seniors est aussi, dans les pays développés tout du moins, l’une des plus internationalisées.

Ainsi en France, ces cinq dernières années, le nombre de personnes de plus de 60 ans vivant hors des frontières a plus que doublé, continuant d’augmenter de 4 % par an en moyenne.

Selon les chiffres du Ministère des Affaires étrangères, les seniors seraient plus de 252 000 inscrits sur les registres des consulats à l’étranger.

Ils représenteraient ainsi près de 10 % du nombre total de Français résidant à l’étranger, estimés entre 2,5 et 3 millions. Les caisses de retraite versent d’ailleurs une pension à des retraités du système français dans quelque 180 pays dans le monde.

L’avancée dans l’âge peut donc s’accompagner d’une ouverture plus grande encore à la mondialisation, et aux déplacements, éventuellement saisonniers, de populations.

La question du vieillissement s’inscrit en outre dans le cadre d’une augmentation plus globale de la population (+ 1,7 milliard d’individus d’ici à 2040 selon les projections de l’ONU), et donc d’une transition démographique très inégalement répartie à l’échelle de la planète.

« Si la population des régions développées demeure relativement stable, voire recule en Europe [entre autre, NDLR], les régions en développement portent l’essentiel de la croissance – passée et future – du fait de la dynamique spatiale du processus de transition démographique, observe Laurent Carroué dans Images économiques du monde 2016 (Armand Colin, 2015). Cette dynamique induit des recompositions démographiques et sociales considérables expliquant des trajectoires bien différenciées entre continents, sous-continents et États (voir le dépassement de la Chine par l’Inde vers 2028). Face à la décélération latino-américaine et à la stabilisation progressive de l’Asie de l’Est du fait pour l’essentiel de la Chine, l’Asie du Sud et l’Inde, l’Asie du Sud-Est, le Proche et le Moyen-Orient et, surtout, l’Afrique – qui doit polariser à elle seule presque la moitié de la croissance démographique mondiale du prochain quart de siècle – demeurent les plaques tectoniques les plus actives de la planète humaine, comme l’illustre en Europe l’actuelle vague de migrants fuyant la misère ou la guerre. »

L’Allemagne est sans doute l’exemple le plus criant de cette coexistence parfois difficile entre un peuple autochtone vieillissant, au point d’être confronté à un véritable « hiver démographique » (Gérard-François Dumont), et des peuples jeunes, en nombre croissant et à la démographie encore très dynamique.

Notons qu’à l’exception du Japon, les quinze plus “vieux” pays au monde sont européens.

En 2050, les personnes âgées de 60 ans ou plus représenteront 32 % de la population européenne, contre 21 % en 2005. En France, elles passeront ainsi de 15 à 20 millions d’ici à 2030.

La « Silver économie », relais de croissance ?

Pour les pays les plus touchés par le vieillissement de la population, soit pour l’essentiel les Amériques, l’Europe (Russie comprise), la Chine et le Japon, l’enjeu est d’accompagner économiquement cette transition démographique.

Des innovations sont attendues, dans la création de services personnalisés, de technologies pour l’autonomie, la domotique, les objets connectés, la télé-santé, les robots de service, etc. « L’économie du vieillissement » représente donc une promesse de croissance et d’emplois.

Au Japon, ce marché représentait déjà 692 milliards d’euros en 2015, soit plus de 12 % de la création de richesses annuelle selon Serge Guérin (Silver Génération. Dix idées reçues à combattre à propos des seniors, Michalon, 2015).

Rien qu’en France, on estime que la Silver économie pourrait créer 300 000 emplois directs d’ici à 2020. Mais il s’agit pour l’essentiel de postes d’aides à domicile, d’auxiliaires de vie, d’infirmiers…

Des emplois certes non délocalisables, mais peu qualifiés. Et si cette nouvelle économie peut créer des opportunités, elle ponctionnera aussi des ressources de plus en plus importantes, détournées de l’économie de production : ce n’est pas simplement un marché supplémentaire, c’est une réorganisation totale des priorités économiques.

Reste que, s’il était avéré, le développement de la Silver économie confirmerait les intuitions d’Ernst Wagemann.

Pour ce démographe allemand du début du XXe siècle en effet, à rebours de la pensée économique dominante qui fait dépendre l’accroissement des courbes démographiques des progrès techniques et du développement économique, notamment industriel, ce sont les progrès techniques qui, au contraire, sont une conséquence de l’augmentation de la population.

Les innovations et la croissance attendues de la Silver économie seront bien la conséquence de l’augmentation de la population concernée.

Mais aussi de sa solvabilité, et donc de la capacité des États à répondre à ces nouveaux besoins sociaux.

Selon un rapport de 2014 de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur « la protection sociale des personnes âgées », près d’une personne sur deux dans le monde (48 %), ayant dépassé l’âge de la retraite, ne bénéficie d’aucune pension.

Et une bonne part des 52 % restant ne perçoit qu’une prestation insuffisante pour vivre.

Avec là encore des déséquilibres criants : « La part des dépenses publiques consacrée aux retraites représente de 0 à 2 % du PIB des pays à faible revenu, contre 11 % dans les pays d’Europe occidentale à revenu élevé, relève Le Monde (30/09/2014). Mais en 2050, les futurs retraités toucheront des pensions réduites, comparé à 2010, dans la plupart des pays européens : Grèce, Espagne, Italie, France, Norvège, Finlande, Autriche, Allemagne… »

La Silver économie devra donc s’adapter à des « clients » de plus en plus nombreux, mais au pouvoir d’achat en baisse.

Pour aller plus loin :

  • An Aging World: 2015. International Population Reports, n° CB16-54, U.S. Census Bureau, 28/03/2016, www.census.gov ;
  • Géopolitique de la santé mondiale, par Dominique Kerouedan, Collège de France / Fayard, coll. « Leçons inaugurales du Collège de France », 2013, 88 p., 10,20 € ;
  • SilverEco.fr, portail national de la silver économie, www.silvereco.fr