Mar 072019
 

La disruption revendiquée comme stratégie…

CE22-1

Il ne se passe pas une journée sans que Tesla et son vibrionnant créateur ne défraient la chronique.
Il est vrai que les choix de ce maître de la disruption ont de quoi surprendre et déranger la « vieille économie », qu’elle soit industrielle ou financière.

Même si les résultats de l’entreprise automobile sont encore loin de convaincre, son modèle, aussi brillant que parfois chaotique, a de quoi séduire à l’échelle mondiale les nouvelles générations de salariés et de clients.

Ce visionnaire audacieux et boulimique, sûr de son modèle d’entreprise, a poussé au-delà des limites courantes l’écoute des clients, l’intégration du numérique, la mise en réseau de tous les process d’étude, de production et de vente, tout en pratiquant un management de start-up.

Sans jamais perdre de vue le cap qu’il a choisi, Elon Musk s’autorise régulièrement dérapages et contradictions.

C’est ce qu’illustre bien Michaël Valentin dans son livre Le modèle Tesla (Dunod, 2018), expliquant avec talent et pédagogie tout ce que les acteurs industriels peuvent apprendre aujourd’hui de ce nouveau « telsisme » qui est au coeur de la 4ème révolution industrielle.

Une vision disruptive de l’industrie automobile

Le métier de Tesla (1) n’est pas de concevoir, de fabriquer et de vendre des voitures, mais d’assurer une mobilité confortable, économe et non polluante aux générations de millenials.

La « vision » d’Elon Musk est celle d’un monde propre, aux énergies renouvelables, vers lequel il prétend accélérer la transition.

Michaël Valentin analyse précisément « ses aspirations profondes concernant la réduction de l’empreinte écologique du transport dans le monde : meilleure collaboration entre les usages […], utilisation d’énergie verte pour fabriquer et propulser ses véhicules, connexions de l’ensemble des véhicules à un réseau d’énergie intelligent qui permet d’optimiser les pics et les creux de consommation… »(2)

Cette nouvelle « économie de l’usage », illustrée dans bien d’autres domaines par Airbnb, Uber ou le coworking, est de fait en complète rupture avec les business models de la « vieille économie ».

La conception des véhicules apporte déjà plusieurs illustrations concrètes de ce choix : la propulsion électrique, les batteries à très haut rendement conçues et fabriquées par Tesla dans sa « Gigafactory »(3), la digitalisation extrême de tous les systèmes embarqués de contrôle, de sécurité et de pilotage et, mieux encore, une mise en réseau qui permettra à terme l’autonomie des véhicules ainsi qu’une gestion « économe » des systèmes d’approvisionnement électrique.

Elon Musk a intégré le principe la software hybridation qui consiste à contrôler le fonctionnement du matériel par la performance des outils logiciels, y compris l’intelligence artificielle embarquée et l’utilisation des « big data » générées par l’usage et récoltées par l’intermédiaire des réseaux.

Au moment où les consommateurs découvrent les inconvénients de « l’obsolescence programmée », Tesla affirme un choix contraire.

La connexion aux réseaux permet une mise à jour digitale des différents systèmes, des améliorations et une montée en gamme des mêmes véhicules grâce aux versions successives qui « upgradent » automatiquement les performances.

En effet, « les modèles Tesla sont conçus d’abord comme des ordinateurs qui ont par ailleurs une fonction roulante. Cette architecture […] présente l’énorme avantage de rendre le véhicule perfectible dans le temps […] à la manière d’un logiciel. »(4)

Mais le modèle disruptif d’Elon Musk ne s’arrête pas là ! « L’objectif, précise encore l’auteur, est de donner à terme au client final accès à un portail pour « customiser » lui-même sa voiture et créer un flux direct qui produira en « taille de lot unitaire » avec le délai le plus court possible. »(5)

Il s’agit bien d’une industrialisation du « sur-mesure » et ce mode de production, piloté par la demande et les données du client, suppose, lui aussi, une software hybridation profonde des bureaux d’étude, de la supply chain et des lignes de fabrication.

Par ailleurs, il exige une intégration horizontale très étroite dans « un environnement qui promeut la fabrication locale d’une très grande partie de la valeur ajoutée du véhicule, jusqu’aux composants électroniques de base qui avaient été depuis longtemps massivement sous-traités et délocalisés. »(6)

Ce choix stratégique s’écarte des pratiques de sous-traitance qui valorisent le rôle des équipementiers et favorisent l’importation. Mais il permet à Tesla de conserver intra-muros la maîtrise de ses choix, la réactivité et l’ensemble des compétences.

Le paramètre-clé de la communication, ou comment créer une histoire…

Difficile de qualifier Elon Musk ! Ce bourreau de travail, touche-à-tout et charismatique, aussi autoritaire qu’imprévisible, échappe aux standards de la profession automobile et de l’industrie.

C’est d’abord un leader visionnaire, porteur d’un projet qui va bien au-delà de son métier et de son entreprise. « La mission de Tesla, aime-t-il à dire, est d’accélérer la transition vers les énergies durables. »

Et Michaël Valentin de décrire cette stratégie de storymaking : « l’objectif n’est plus de cibler un segment de marché ou un client, mais de créer une histoire cohérente qui soit accessible, intelligible et inspirante pour tous les acteurs de l’écosystème de l’entreprise : employés, jeunes talents, pouvoirs publics, médias, partenaires, fournisseurs… Il faut inscrire l’entreprise dans un projet qui la dépasse. »(6)

Bien sûr, ce « projet » correspond parfaitement aux attentes des catégories socioculturelles des millenials auxquelles appartiennent ses salariés et ses clients.

Au coeur de cette machine puissante de storymaking qu’est Tesla, Elon Musk est lui-même devenu un « patron-média ».

Il associe la communication directe vers la presse et les médias à un usage massif des réseaux sociaux, totalisant, par exemple, 24 millions de followers sur Twitter.

Imprévisible et souvent insolent, Elon Musk génère un buzz intense.

Mais son statut de star et de visionnaire ne lui interdit pas une présence constante sur le terrain et une attention gourmande aux problèmes concrets de Tesla.

Il aime se confronter au « réel » de l’entreprise. Car le « patron-média » est aussi un « patron-technicien » qui s’implique personnellement dans la résolution des problèmes techniques.

Ainsi ce grand insomniaque aurait-il passé trois mois, jours et nuits, dans l’atelier de production à analyser les problèmes, allant jusqu’à supprimer 300 des 5.000 soudures de la carrosserie.(7)

Elon Musk se montre ainsi capable de challenger en personne les ingénieurs de Tesla dans leur propre domaine…

Le projet de l’entreprise est servi par un mode de management en totale cohérence : un start-up leadership proche de l’intrapreneuriat.

« Le pouvoir, explique Michaël Valentin, est maintenant dilué dans les équipes de terrain, car l’information et les données transitent en permanence par le bas […] La responsabilité des équipes est donc l’enjeu majeur du start-up leadership. »(8)

Cette organisation horizontale et sans « silos » ne peut fonctionner qu’avec des équipes compétentes et performantes.

La qualité du recrutement et de la formation sont donc deux leviers du succès.

Le CEO veut attirer les meilleurs ingénieurs et techniciens chez Tesla même si le secteur automobile fait moins rêver que les pure players des GAFA…

Pour contourner ce handicap culturel, Elon Musk s’appuie sur son image charismatique et sa réussite personnelle, sur le storymaking de Tesla et sur son grand projet écologique.

Ainsi, Tesla a reçu en 2017 plus de 500.000 candidatures spontanées, se situant au 6ème rang des entreprises préférées des étudiants américains.(9)

La délégation des responsabilités à la base exige que les équipes soient formées de façon continue dans un environnement changeant, où les métiers sont régulièrement bouleversés par l’hybridation des technologies.

D’où l’exigence de « se former en permanence pour suivre ce rythme exponentiel et combinatoire du progrès. »(10)

La présence de techlabs dans les établissements, l’e-learning et l’usage banalisé des MOOC permettent une mise à jour des compétences et l’adaptation rapide des équipes à tous les changements.

Par ailleurs, les managers sont chargés d’évaluer les performances et les compétences, ainsi que de challenger leurs équipes, Elon Musk jouant lui-même régulièrement ce rôle.

Tesla est ainsi devenu une « great place to learn », où la qualité de vie au travail est, elle aussi, particulièrement soignée.

Les limites de la disruption

Reste que Tesla et Elon Musk font l’objet de jugements toujours catégoriques et souvent opposés : c’est le paradigme des réussites futures pour les uns, un échec annoncé pour les autres…

Force est de reconnaître que le « patron-média » prête le flanc à bien des critiques. Ses détracteurs lui reprochent en premier lieu sa boulimie entrepreneuriale.

Il est vrai que la montée en puissance de Tesla, la Gigafactory du Nevada, le pilotage réussi de SpaceX, les travaux préliminaires de l’Hyperloop et l’ambitieux projet de conquête martienne, même si chacune de ces activités s’inscrit dans une même « vision » du monde de demain, tout cela peut paraître bien lourd pour un seul homme !

Cette inquiétude est sans doute à l’origine du buzz récurrent sur sa santé physique et… mentale.

D’autant que l’on reproche aussi fréquemment au CEO ses écarts de langage et ses dérapages médiatiques.

Mais ce sont surtout les acteurs de « l’ancienne économie » qui renâclent régulièrement devant des choix empreints d’hubris et des propos souvent imprévisibles. La SEC (11) lui a plusieurs fois reproché de surestimer ses prévisions de résultats.

Plus grave, après l’évocation, dans des tweets jugés « faux et trompeurs », d’un possible retrait du Nasdaq, le gendarme boursier américain a contraint le CEO de quitter la présidence de l’entreprise pour au moins 3 ans, d’accepter deux administrateurs indépendants, de mettre en place une « gouvernance renforcée » ainsi qu’un strict contrôle de sa communication, et de payer deux amendes de 20 millions de dollars.

En même temps, l’action Tesla dévissait de 14% et l’entreprise voyait démissionner son chef comptable et sa DRH…

La récente annonce que les livraisons désordonnées de son « model 3 » n’assureraient pas la rentabilité de Tesla au 1er trimestre 2019 n’a pas rassuré les investisseurs.

Pas plus que la réorganisation à la hussarde des circuits commerciaux, Elon Musk venant d’annoncer l’abandon de la quasi-totalité de ses boutiques et le passage à une vente directe en ligne, ainsi que la baisse immédiate de 18% de son tarif de vente (12).

Alors, ce modèle économique disruptif qui fascine, irrite ou intrigue à l’échelle mondiale, aurait-il eu raison trop tôt ?

Ou le « Musk bashing » traduirait-il une réaction myope et jalouse de la « vieille industrie » ? Les prochains résultats de Tesla et les tweets d’Elon Musk le révéleront bientôt.

Pour en savoir plus : 

– Le modèle Tesla – Du toyotisme au teslisme : la disruption d’Elon Musk, par Michaël Valentin, Éditions Dunod, Paris, 2018

1/ Le nom de l’entreprise est emprunté à Nikola Tesla, ingénieur électricien génial et fantasque qui inventa, entre autres choses, le moteur électrique à induction (1886).

2/ Le modèle Tesla, op. cit., p. 59.

3/ Située dans le Nevada, c’est une usine de plus de 900.000 m2, dont les 5 milliards de dollars d’investissement sont financés principalement par Tesla et Panasonic.

4/ Ibidem, p. 104.

5/ Ibidem, p. 60.

6/ Ibidem, p. 146.

7/ Ibidem, p. 205.

8/ Ibidem, p. 169 sqq.

9/ Ibidem, p.154.

10/ Ibidem, p. 196.

11/ Securities and Exchange Commission.

12/ Les Échos, 01/03/2019.

https://www.lesechos.fr/industrie-services/automobile/0600816102516-tesla-abaisse-le-prix-de-sa-model-3-a-35000-dollars-2248858.php

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