“Le temps est venu d’adopter une nouvelle vision de l’avenir de la puissance américaine. Décrire l’évolution de la puissance au XXIe siècle comme un cas habituel de déclin de l’hégémonie est inapproprié”, explique Joseph Nye dans un numéro spécial de la revue américaine Foreign Affairs consacré au “monde à venir”. De la sorte, il tente d’exorciser la question, lancinante outre-Atlantique depuis le déclenchement de la crise financière, d’un déclin des États-Unis, notamment au regard de la montée en puissance de la Chine. Pour ce professeur de géopolitique à Harvard et ancien conseiller des présidents Carter et Clinton, les Américains ne doivent toutefois pas céder à la panique. À l’issue d’une longue argumentation, il estime que “les États-Unis ne sont pas en déclin absolu et qu’en termes relatifs, il y a une forte probabilité qu’ils restent plus puissants que tout autre État dans les décennies à venir”. Autrefois promoteur du “soft power”, il plaide cependant pour que les États-Unis adoptent un nouveau concept stratégique : “le smart power”. Fondée sur la capacité à influencer et à nouer des alliances, cette nouvelle posture internationale est taillée sur mesure pour une Amérique faisant le deuil de son hégémonie sans renoncer pour autant à son leadership mondial.
Le XXIe siècle a commencé avec une distribution très inégale des facteurs de puissance. Avec cinq pour cent de la population de la planète, les États-Unis comptaient pour environ un quart de la production économique mondiale, ils étaient à l’origine de quasiment la moitié des dépenses militaires et disposaient des meilleurs moyens d’influence en termes de culture et d’éducation”, rappelle Joseph Nye en introduction d’un long article sur “l’avenir de la puissance américaine”. De la sorte, il entend aider ses compatriotes à faire le deuil d’une position hégémonique exceptionnelle. Lorsque l’on vient de si haut, semble-t-il suggérer, il ne faut pas céder à la panique et s’inquiéter outre mesure d’un rééquilibrage somme toute naturel.
Une constante américaine : la crainte du déclin
Alors que certains experts comparent l’hégémonie américaine actuelle à celle du Royaume-Uni au siècle précédent, en lui prédisant le même déclin, le célèbre professeur de géopolitique de Harvard se refuse à un tel défaitisme. Il remarque d’abord que la crainte du déclin est une constante de la psychologie américaine. Il a ainsi beau jeu de rappeler que lors des cinquante dernières années, cette crainte se manifesta successivement après le lancement du Spoutnik par l’Union soviétique, suite aux ajustements économiques de Nixon, ainsi qu’à l’occasion des chocs pétroliers des années 70 et des déficits budgétaires de l’ère Reagan… Et de conclure en soulignant que, quelques années plus tard, l’URSS s’étant effondrée, les Américains pensaient, tout aussi sincèrement, que leur pays était appelé à devenir l’unique superpuissance jusqu’à la fin des temps ! À rebours de ces visions exagérément optimistes ou pessimistes, Joseph Nye s’attache, pour sa part, à brosser un tableau équilibré des atouts et faiblesses de son pays face aux nouveaux défis planétaires.
Refus de céder à la crainte d’un nouveau “péril jaune”
De longs développements sont bien sûr consacrés à la montée en puissance de la Chine dont certains redoutent qu’elle supplante les États-Unis dans quelques décennies en raison de sa stupéfiante croissance économique. Pour Joseph Nye, il s’agit d’une vision simpliste des choses. “Même si le PIB chinois dépasse celui des États-Unis vers 2030, les deux économies, bien que de taille équivalente, ne seront pas pour autant comparables par leur composition.” Et de dresser la liste des problèmes et contradictions que devra relever l’Empire du Milieu : de vastes portions de territoire totalement sous-développées, un prochain effondrement démographique de vaste amplitude résultant de la politique de l’enfant unique, un système politique autoritaire inadapté au désir de liberté allant de pair avec l’émergence des classes moyennes, etc. Une façon de rappeler que, pour les géopoliticiens, si le PIB est un facteur de puissance, il ne saurait suffire à déterminer la situation et le rang d’un pays. De façon plus osée encore, l’ancien conseiller du président Carter estime que la Chine ne devrait pas davantage supplanter les États-Unis en Asie. “L’essor de la puissance chinoise en Asie est contesté conjointement par l’Inde et le Japon ainsi que par d’autres États et cela offre aux États-Unis un atout majeur” souligne-t-il. Pas question donc de céder à la crainte d’un nouveau “péril jaune” !
Une perte de confiance en soi toute relative
De la même façon, Joseph Nye ne croit nullement à la prédiction d’un effondrement interne des États-Unis, à la manière de l’Empire romain qui est une autre crainte récurrente dans l’histoire américaine. “Bien que les États-Unis aient eu – et aient toujours -de nombreux problèmes sociaux, ils ne semblent pas s’aggraver et certains s’améliorent même.” A ceux qui décrivent une nation potentiellement minée par des courants idéologiques antagonistes, il rappelle ainsi que “les batailles d’idées du passé à propos de l’immigration, de l’esclavage, de la théorie de l’évolution, du maccarthysme ou des droits civils étaient à l’évidence plus graves que celles d’aujourd’hui”. Enfin, si une enquête du Pew Research Center a établi que seuls 19 % des Américains pensent que leur gouvernement prend la plupart du temps les bonnes décisions, il n’y voit nullement une réelle perte de confiance dans les institutions et dans le pays. “Si vous demandez aux Américains quel est le meilleur endroit où vivre, une majorité écrasante répond qu’il s’agit des États-Unis. Et si vous leur demandez s’ils apprécient leur système de gouvernement démocratique, presque tout le monde répond positivement.” Et de souligner qu’après avoir chuté à environ 50 %, le taux de participation aux élections est remonté à 58 %, soit le niveau de 1960. Pour Joseph Nye, la désillusion de ses compatriotes est donc toute relative, malgré les doutes qu’a fait naître la crise financière actuelle.
Des qualités pour relever les défis du monde à venir
Certes, tout n’est pas rose pour autant. Joseph Nye reconnaît ainsi que l’endettement croissant des États-Unis constitue un réel motif d’inquiétude, mais il souligne aussitôt que celui-ci peut être corrigé par des politiques adaptées en raison des atouts fondamentaux dont disposent les États-Unis. Ceux-ci sont avant tout de nature culturelle. Avec l’universitaire Anne-Marie Slaughter, il estime que “la culture américaine de l’ouverture et de l’innovation va permettre aux États-Unis de maintenir leur rang dans un monde au sein duquel les réseaux complètent sinon remplacent le pouvoir hiérarchique”. Quelques données viennent valider le propos, comme le montant des investissements américains dans la recherche et le développement : 369 milliards de dollars en 2007 contre 338 milliards pour l’ensemble de l’Asie et 263 millions de dollars pour l’Union européenne. Si bien que, la même année, les États-Unis ont déposé quelque 80.000 brevets soit davantage que le reste du monde. De quoi valider une étude du Global Entrepreneurship Monitor plaçant les États-Unis “en tête des opportunités entrepreneuriales en raison d’une culture favorable aux affaires, d’un secteur du capital-risque très mature, des relations étroites nouées entre les universités et l’industrie, sans oublier une politique d’immigration ouverte.”
Adopter une nouvelle vision de la puissance
Pour toutes ces raisons, Joseph Nye juge que les États-Unis ne doivent pas céder à la panique, au vertige de la chute ou à la tentation du repli, mais plutôt redéfinir leur rôle dans un monde plus interdépendant et complexe que jamais. “Le problème de la puissance américaine au XXIe siècle n’est pas celui du déclin mais celui d’une nouvelle question : que faire lorsque l’on réalise que même le plus grand pays ne peut pas atteindre ses objectifs sans le soutien des autres ?” La réponse prend la forme d’une nouvelle stratégie baptisée “smart power”. Celle-ci s’appuie sur une nouvelle vision de la puissance dans laquelle la domination fait place à la collaboration. “Un nombre croissant de défis va exiger des États-Unis qu’ils exercent leur pouvoir avec les autres plutôt que sur les autres”, explique Joseph Nye.
Plus concrètement, cela implique de ne plus se focaliser sur le seul “hard power” résultant notamment des moyens militaires et de résister à la tentation de l’unilatéralisme ou du maintien de l’hégémonie qui avait caractérisé l’ère de George W. Bush, pour préférer, à l’image de ce que font déjà les entreprises, la constitution d’alliances et de réseaux. “Le smart power, écrit Jospeh Nye, ne consiste pas à maximiser la puissance ou à préserver l’hégémonie. Elle consiste à combiner les moyens dont on dispose dans des stratégies adaptées au nouveau contexte de diffusion du pouvoir et d’émergences de nouvelles puissances”. En d’autres termes, il s’agit de faire le deuil de l’hégémonie pour mieux jouer avec intelligence et finesse le jeu du leadership.
The Future of American Power, par Jospeh S. Nye Jr., in Foreign Affairs, novembre décembre 2010, 12,95 $.