La disparition des frontières :
un lieu commun démenti par les faits
Quelques chiffres s’imposent : “Vingt sept mille kilomètres de frontières nouvelles ont été tracés depuis 1991, spécialement en Europe et en Eurasie. Dix mille autres de murs, barrières et clôtures sophistiquées sont programmés pour les prochaines années.” Plus significatif encore de l’importance que les hommes continuent d’accorder à ces tracés géographiques : entre 2009 et 2010, on a recensé quelque vingt-six cas de conflits frontaliers graves entre États. D’où ce constat implacable : déclarer caduques les frontières, c’est se payer de mots. “Le réel, prévient Régis Debray, c’est ce qui nous résiste et nargue nos plans sur la comète. Fossile obscène que la frontière, peut-être,mais qui s’agite comme un beau diable. Il tire la langue à Google Earth et met le feu à la plaine – Balkans, Asie centrale, Caucase, Corne de l’Afrique et jusqu’à la paisible Belgique.”
Car – autre fait troublant – la frontière persiste au coeur même des pays les plus avancés dans la post-modernité et dans lesquels pourtant “on chante l’errance et la nouvelle mobilité planétaire, on ne jure que par le trans et l’inter, on idéalise le nomade et la pirate, on vante le lisse et le liquide”. En Europe aussi, on voit réapparaître “des lignes de partage héritées de l’Antiquité romaine ou du Moyen Âge” tandis que “d’anodines limites régionales se revendiquent en frontières”. Même la mer n’échappe pas à ce mouvement : “Pendant que le mantra déterritorialisation résonne en maître dans les colloques, le droit international ‘territorialise’ la mer – l’ex-res nullius – en trois zones distinctes : eaux territoriales, zone contiguë et zone économique exclusive.” Voilà pour les faits. Mais faut-il pour autant s’en réjouir ?
La frontière comme lieu d’échange
et remède à l’indifférenciation
C’est ici que le manifeste de Régis Debray en devient un. Car pour cet intellectuel ayant fait profession d’emprunter les chemins de traverse de la pensée, la persistance des frontières n’est pas seulement une réalité à constater mais aussi une constante à célébrer. À cette fin, il s’attache à démontrer son caractère bénéfique à travers les âges et tout spécialement dans le contexte actuel de mondialisation des échanges. Car pour cet ancien conseiller en relations internationales du Président Mitterrand, il ne s’agit bien sûr pas de célébrer l’enfermement ou le repli sur soi. Dans un paradoxe qu’il ne souhaite qu’apparent, il célèbre ainsi la frontière comme
“lieu d’échange” permettant de maintenir les différences qui enrichissent et justifient le commerce des biens et des idées. En effet à quoi bon échanger si l’on ne s’échange que de l’identique ? Sous la plume de Régis Debray, la frontière devient ainsi un antidote à l’indifférenciation et donc à l’insignifiance. Dans une belle analogie, il compare ainsi la frontière à la peau qui protège mais aussi permet le contact. “C’est en se dotant d’une couche isolante, dont le rôle n’est pas d’interdire mais de réguler l’échange entre un dedans et un dehors, qu’un être vivant peut se former et croître […]. Faut-il le préciser ? La peau est aussi loin du rideau étanche qu’une frontière digne de ce nom l’est d’un mur. Le mur interdit le passage ; la frontière le régule.”
La frontière comme antidote à la démesure
et à l’impérialisme
Et cette fonction de régulation vaut aussi protection contre les démons intérieurs. Pour Régis Debray, la frontière prémunit aussi les peuples contre la tentation de la démesure voire de l’impérialisme. “La perpétuation d’une personne, collective ou individuelle, se paye d’une sage humiliation : celle de ne pas être partout chez elle.” Les nations bornées par des frontières naturelles s’avèrent ainsi moins turbulentes que celles ignorant leurs limites. Et Régis Debray de citer de Gaulle, inscrivant en bandeau de l’édition de 1924 de La Discorde chez l’ennemi : “Ce qui perdra toujours l’Allemagne, c’est le mépris des limites tracées par l’expérience, le bons sens et la loi.” Moralité : les bonnes frontières font les bons voisins. Ne pas se reconnaître de frontières définitives (ou ne pas parvenir à les faire reconnaître) est inévitablement facteur de tension comme en témoigne l’interminable conflit israélo-palestinien, ce choc de de deux peuples qui, faute de frontières, superposent leurs réalités, leurs désirs et leurs rancœurs. Autre exemple des périls auxquels expose, selon lui, le manque de considération pour les frontières : celui des États-Unis qui, par élan messianique, se sont récemment lancés, au nom du “droit d’ingérence”, dans une série d’expéditions militaires dont l’une était significativement baptisée “opération Justice sans limites”.
Le respect des frontières plutôt que l’érection de murs
Pour Régis Debray la frontière est aussi, depuis toujours, gage de cohésion interne. Il prend ainsi l’exemple d’Henri IV qui, “devinant que l’on ne détruit une frontière qu’en la remplaçant par une autre” institua un corps de géographes d’Etat chargés de fixer les limites du royaume “pour mieux combler le fossé entre protestants et catholiques”. Mais la leçon vaut encore aujourd’hui, alors que renaissent, en France, des symptômes de tensions communautaires. Reprenant un thème qui lui est cher, l’auteur estime que les passions identitaires ou idéologiques débridées sont la conséquence directe de la négation du sentiment national. Marxisme, islamisme, communautarisme, extrémismes… “La nidification dans un ‘isme’ est un palliatif au déracinement”, écrit-il. D’où ce nouveau paradoxe qu’il décèle dans nos sociétés prétendument dilatées à l’échelle du monde : en voulant gommer toute démarcation, elles suscitent en retour la ségrégation. Il en résulte une certaine schizophrénie : “Chacun d’exalter l’ouverture, tandis que l’industrie de la clôture (capteurs thermiques et systèmes électroniques) décuple son chiffre d’affaires”. C’est là l’un des points focaux du manifeste de Régis Debray : le respect des frontières serait “un vaccin contre l’épidémie des murs” que ceux-ci soient hérissés de barbelés ou simplement de préjugés. “Les intégrismes religieux sont les maladies de peau du monde global où les cultures sont à touche-touche”, écrit-il encore. Toujours cette idée de régulation et de mesure seule capable à ses yeux de garantir l’harmonie.
Ne pas se barricader derrière des frontières mentales
Libre à chacun de suivre ou non Régis Debray dans son “éloge des frontières”. Luimême ouvre d’ailleurs la porte à la contradiction, reconnaissant l’ambivalence de la frontière. “Aimable et détestable […], elle inhibe la violence et peut la justifier. Scelle une paix, déclenche une guerre. Brime et libère. Dissocie et réunit. Comme fleuve qui joint et sépare en même temps […]. C’est à la fois le seuil et la barrière, comme limes dit le chemin et la limite.” Reste qu’au moment où un fort besoin de régulation de la mondialisation se fait sentir, sa libre réflexion sur la frontière mérite considération et débat. Car dans un monde en mutation accélérée et aux évolutions bien incertaines, s’il est bien une chose qu’il est urgent de laisser circuler librement sans se barricader derrière des frontières mentales, ce sont bien les idées !
Éloge des frontières, par Régis Debray, Gallimard, 96 p. 7,90 €.