Oct 172013
 

Regard sur un legs économique ambigu

Il y a deux cents ans, la bataille de Leipzig devait marquer le déclin irrésistible du premier Empire. Cette « bataille des Nations » fut la plus grande confrontation des guerres napoléoniennes – et l’une des plus sévères défaites de l’Empereur. Ce bicentenaire est l’occasion de s’interroger sur le legs napoléonien.

L’Atlas de l’empire napoléonien 1799-1815, paru aux éditions Autrement, se propose, « au-delà des aventures militaires et des images d’ÉÉpinal sur la geste de Napoléon Bonaparte […] de faire découvrir combien le visage de la France et de l’Europe a été profondément bouleversé » par cette expérience historique. Entreprise délicate car, dès qu’il s’agit d’évaluer la portée des réformes entreprises par le « Grand Homme », le sujet déchaîne toujours autant les passions françaises. Le Premier Empire a indéniablement marqué l’organisation des institutions – y compris dans ses aspects économiques et industriels. D’où une double question: que reste-il aujourd’hui de cet héritage napoléonien? Les leçons du passé peuvent-elles ici éclairer le présent et guider l’avenir?

« Génie militaire et politique » pour les uns, « boucher et tyran » pour les autres, la figure napoléonienne ne fait pas l’unanimité, loin s’en faut ! Le bicentenaire de la célèbre bataille d’Austerlitz, en 2005, a même été escamoté alors qu’il s’agit d’une victoire à la fois militaire, historique et mythique. L’historien Jean Tulard note que « nous avons [en revanche] dépêché un porte-avions français aux cérémonies de célébration de la victoire britannique à Trafalgar ». Un exemple qui illustre le lien complexe qui lie les Français à leur passé impérial, partagés entre fierté, devoir de mémoire et repentance obligatoire. Les dernières festivités nationales d’envergure en l’honneur de Bonaparte – à l’occasion de son anniversaire – datent de 1969. La personnalité du général de Gaulle les explique en partie. Le plus surprenant est que cette réserve n’existe pas ailleurs en Europe, bien au contraire. Récemment, c’est en Allemagne que s’est tenue la plus grande exposition consacrée à Napoléon et à sa tentative d’unification européenne. Alors même que les sociétés contemporaines semblent plutôt enclines à une certaine fascination pour leur passé, comment expliquer cette ambiguïté française dès qu’il s’agit du Premier Empire ?

Un héritage controversé

Jusqu’au début des années 1970, le personnage de Bonaparte est particulièrement valorisé. Il suffit de se reporter aux manuels scolaires de l’époque pour mesurer la glorification dont il fait l’objet. Ce n’est donc que très récemment que le politique a pris ses distances avec la figure napoléonienne. Il faut admettre que, pendant longtemps, les études napoléoniennes n’ont fait que perpétuer sa légende, souvent en gommant ou en omettant les faces sombres du Premier Empire et de son chef. Cette admiration, conjuguée avec l’écriture du « roman national » n’a pas contribué à favoriser une distanciation critique sur cette période de l’histoire de France. Il aura suffi dès lors de mettre en lumière le rétablissement de l’esclavage en 1802 et la répression qui le suivit aux Antilles pour que certains réclament purement et simplement l’interdiction de toute commémoration. Au risque de l’anachronisme et d’une nouvelle forme d’instrumentalisation de l’Histoire. ..

« Les mythes fondateurs méritent d’être étudiés au prisme de la raison [et non de la passion]. Fragments de ‘moments d’histoire figée’ (Otto Bauer), ils doivent pouvoir évoluer et être au besoin réinterprétés. […] L’identité d’une société reste une construction qui varie selon les conditions historiques propres à chaque culture, et le jeu des dynamiques internes et externes auxquelles cette société est soumise. Pour autant, la tentation du relativisme n’est pas valide » (cf. note CLES n°48, 22/12/2011). Au-delà des positions partisanes, l’empire napoléonien a indiscutablement marqué en profondeur la construction de la France moderne, y compris dans le domaine économique.

Un legs méconnu en matière de commerce et d’industrie

À la fin de la Révolution française, la situation économique du pays est désastreuse. Une crise financière ébranle les finances de l’État et ses conséquences frappent durement le quotidien des Français. Pour y répondre, le Directoire se dote de nouvelles institutions financières – dont la Caisse des comptes courants qui fusionnera sous le Consulat avec la Banque de France en 1800. Ces organismes seront développés et encouragés sous l’Empire. Mais cette courte période sera également mise à profit pour initier de nouvelles dynamiques économiques.

Il faut cependant attendre 1812 pour que soit institué le premier ministère consacré au commerce et à l’industrie. À la promulgation du Premier Empire, le soin d’organiser l’économie de la France est en effet confié au… ministère de l’Intérieur. « Instrument de puissance économique et politique, décisif dans la lutte contre l’Angleterre, l’industrie transforme aussi la société et fabrique de nouvelles élites, prêtes à se rallier au régime. L’économie doit être, comme l’écrit Lucien Bonaparte aux préfets, un moyen de détourner les Français de leurs passions politiques », rapporte Igor Moullier, maître de conférences et directeur du département de sciences sociales de l’ENS-Lyon.

« Le ministère de l’Intérieur est au cœur de l’élaboration de la politique économique du régime, sur la question de la police des manufactures après la suppression des corporations, de la diffusion des nouvelles technologies industrielles, de la conciliation des intérêts commerciaux et manufacturiers avec la politique de blocus enfin. » Face au blocus continental, la France doit en effet rivaliser en innovations – tant organisationnelles que techniques.

De nombreuses institutions sont mises sur pied pour encadrer et stimuler l’activité économique et industrielle. Abolies en 1791, les chambres de commerce sont rétablies sur des bases nouvelles dès 1802 par le ministre de l’Intérieur Jean-Antoine Chaptal. En 1806, ce sont des conseils sectoriels de prud’hommes (textile, métallurgie, chimie, etc.) qui sont promulgués par Napoléon Ier. Sur le modèle du code civil, un code du commerce est rédigé en 1807 afin d’unifier le droit commercial et celui des sociétés. Ce code « témoigne de la volonté du régime d’intervenir dans le secteur commercial en réorganisant les tribunaux de commerce, les postes et messageries, et en soutenant la création des écoles de commerce », analysent les auteurs de l’Atlas de l’empire napoléonien. La chute de l’Empire n’entraînera pas la remise en cause de cette organisation, ni la suppression de ces institutions, qui seront non seulement conservées mais améliorées par les régimes successifs jusqu’à aujourd’hui. Ces mesures sont accompagnées de grands travaux routiers, portuaires (Anvers, Dunkerque ou Cherbourg) et fluviaux qui visent certes une meilleure circulation des armées, mais aussi celle des échanges commerciaux.

« Les années 1800-1810 se caractérisent par une réelle croissance industrielle […] dont l’essor préfigure la révolution industrielle du XIXe siècle. » Mais cette croissance ne bénéficie qu’à une partie du territoire et tout particulièrement aux industries cotonnière et chimique. Le projet d’une vaste union économique à l’échelle de l’Empire – par trop orientée pour et vers la France – est en revanche un échec.

Quels enseignements pour aujourd’hui?

L’héritage napoléonien est probablement à rechercher davantage dans l’esprit qui anima le Premier Empire que dans ses réalisations concrètes, aussi essentielles apparaissent-elles pour la modernisation de la France et de l’Europe continentale. Comme le résume Jean-Paul Bertaud, professeur émérite des universités, l’épopée napoléonienne nous a surtout légué « un patrimoine plus précieux encore: le mérite affirmé comme critère de promotion sociale, la tolérance religieuse et la laïcité, l’honneur enfin de servir l’État, du moins quand celui-ci est tourné vers le bien commun ». Autant de valeurs dont l’écho résonne aujourd’hui encore dans le débat public. Mises en perspective dans le domaine économique, ces valeurs n’échappent cependant pas à une certaine contradiction française : « une passion de l’égalité qui n’est pas conciliable avec une méritocratie financière. [Comme déjà sous l’Empire], les Français ont toujours préféré l’égalité à la liberté », affirme l’historien Pierre Nora dans Les Échos. L’épopée napoléonienne aura ainsi été l’affirmation de l’encadrement – voire de la volonté de contrôle – de l’économie par l’État, bien plus que sa libéralisation.

Il n’empêche que l’on pourrait souhaiter faire nôtre la formule des élèves de l’ÉÉcole spéciale de Saint-Cyr – une autre institution créée par l’Empereur -, qui chaque 2 décembre appellent à ce « que brille toujours l’aurore resplendissante du soleil d’Austerlitz ». Derrière la formule un peu ampoulée et sa référence explicite au passé, s’affirme un certain état d’esprit. Au regard de ce qu’a été, au-delà de l’aventure militaire, l’expérience napoléonienne, cette formule ne semble-t-elle pas en effet appeler à renouer tout à la fois avec la volonté de se surpasser et un certain esprit d’entreprise ? Ces traits de caractère ne sont-ils pas plus que jamais nécessaires ?

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