Peut-on comprendre Pékin à l’aune des seuls critères économiques occidentaux?
En ce début d’année 2015, les indicateurs économiques décevants s’accumulent pour la Chine. Croissance, industrie, investissement et même consommation des ménages : le coup de frein semble général.
Au point d’inquiéter bon nombre d’observateurs, conscients du poids acquis par la deuxième économie mondiale, mais qui se mettent désormais à douter du « modèle chinois ». Pourtant, le pays poursuit sa politique d’expansion, comme en témoigne l’achat de l’aéroport de Toulouse, ou du pneumaticien Pirelli, fleuron de l’industrie italienne.
Fuite en avant ou stratégie délibérée ? Au-delà des facteurs conjoncturels, les fragilités structurelles de l’économie chinoise sont connues depuis longtemps. Pékin entend y remédier. Sans doute pas en appliquant les « recettes » suggérées par les experts occidentaux.
Le 11 mars 2015, une fois passées les festivités du nouvel an chinois, le Bureau national de la statistique (BNS) a publié une série d’indicateurs peu encourageants. Même s’ils feraient pâlir d’envie n’importe quel pays européen, ils attestent d’un risque réel de ralentissement économique.
Officiellement, Pékin procède actuellement à un rééquilibrage de son économie. Lors du dernier sommet de l’APEC, en novembre 2014, le président Xi Jinping a admis que la République populaire était entrée dans une ère de « croissance modeste« , un rythme qualifié de « nouvelle norme » et qui ne serait donc pas « si inquiétant » (Le Bilan du Monde 2015, 01/2015).
Avec un objectif de + 7 % en 2015, qui constituerait le plus faible taux de croissance enregistré depuis 24 ans, la Chine reste malgré tout la plus dynamique des grandes puissances. Et il s’agit d’une réelle performance au regard de la conjoncture: premier exportateur mondial, le pays pâtit mécaniquement du ralentissement général des échanges.
Depuis 2012 en effet, le commerce international progresse moins vite que la production mondiale. Tandis que, selon les analyses de la Coface, la reprise de la croissance mondiale attendue pour 2015 (+ 3,1 %) doit davantage au rebond américain qu’aux traditionnels « émergents » (cf. note CLES n°152, 12/02/2015).
Le « modèle chinois » à l’épreuve
Les dirigeants chinois sont parfaitement conscients de la situation. Y compris s’agissant des fragilités et « contradictions internes » de l’Empire du Milieu. Déjà, en 2007, le Premier ministre d’alors, Wen Jiabao, avait décrit l’économie chinoise comme « instable, déséquilibrée, non coordonnée et, en définitive, non soutenable » .
Au-delà de la conjoncture, ce sont donc les fondamentaux qui interrogent. « De l’endettement massif à la concentration des pouvoirs, du smog urbain à la crise du low- cost, de la pollution des campagnes à la censure, des inégalités sociales aux minorités spoliées, le modèle vacille », affirme Gabriel Grésillon dans un récent ouvrage (Chine, le grand bond dans le brouillard, Stock, février 2015).
Correspondant en Chine pour Les Echos depuis 2010, l’auteur salue les atouts et principales réussites du pays: ses capitaux et son marché intérieur, sa « fulgurante ascension marchande » convertie en « une émergence financière », déterminante dans le soutien à l’euro en 2011, et aujourd’hui incontournable dans bien des secteurs d’activité de la Vieille Europe.
« Même en matière touristique, notre salut semble passer par la Chine. C’est pour les visiteurs venus de Shanghai, Canton ou Wuhan que les pays européens allègent leurs procédures de visa, et qu’on lance, en France, un grand plan national afin que l’offre hôtelière se mette à niveau ».
Gabriel Grésillon pointe le risque majeur, d’ailleurs repéré par Pékin : la « trappe du revenu intermédiaire ». Un scénario bien connu, qui voit la majorité des pays en développement comme « coincés à mi-parcours », « devenus trop chers pour produire du ‘low cost’ mais pas assez avancés pour concurrencer les pays développés ».
Or pour le régime chinois, « cette option est inenvisageable : il a confisqué les libertés politiques en échange d’une promesse implicite d’amélioration continue des conditions de vie. Il doit donc à tout prix avancer, car il en va de sa survie ».
Sachant que, pour le journaliste, la forme – autoritaire – du régime rend impossible l’engagement des réformes qui s’imposent pour poursuivre la politique de développement engagée.
Faut-il que « tout change pour que rien ne change » ?
Mais de quelles réformes parle-t-on ? Professeur à l’université George Washington, David Shambaugh a récemment résumé les dix défis majeurs qui devraient être relevés par le gouvernement chinois (Brookings Institution, 01/10/2014) : engager de profondes réformes économiques, favoriser l’innovation, réduire l’inégalité et l’instabilité sociales, combattre la corruption, assouplir le système politique, promouvoir l’urbanisation tout en améliorant l’environnement, « construire les industries culturelles et le soft power de la Chine », améliorer l’efficacité au combat de l’armée, gérer les relations extérieures (« maîtriser l’expression du nationalisme et trouver les ressources d’une diplomatie plus pragmatique »).
En matière de réformes économiques, les préconisations sont directement inspirées par les grandes organisations internationales sous domination occidentale : réforme fiscale, libéralisation du secteur financier, poursuite de l’ouverture de la Chine aux marchés internationaux, levée des restrictions attachées au permis de résidence (hukou) et création d’un véritable marché national du travail, réforme des entreprises d’État avec réduction de leurs monopoles sur de nombreux secteurs de l’économie, transition enfin « d’un modèle macroéconomique axé sur l’investissement national et les exportations vers un nouveau modèle axé sur la consommation interne, l’innovation et le développement de l’économie de la connaissance »…
Ce à quoi vingt-huit universitaires et intellectuels chinois, réunis à Oxford début septembre 2013, avaient déjà répondu, en substance, que rien ne sera possible sans respecter l’identité et les traditions du pays. Même s’il n’a pas pu déboucher sur un consensus, ce « compromis d’Oxford » laisse transparaître la volonté d’esquisser une « voie chinoise » vers le progrès.
Ainsi, pour des spécialistes comme Joshua Cooper Ramo, Stefan Halper ou encore Pan Wei, « la Chine prouverait qu’un système de parti unique et de libres entreprises sans libertés publiques peut être une alternative viable et vigoureuse au modèle américain. On y voit la martingale gagnante pour les pays du Sud, la panacée d’un décollage économique conciliant un autoritarisme politique au service d’un capitalisme où l’Etat resterait un acteur économique prépondérant contre la démocratie et la libre entreprise telles qu’on les pratique à l’Ouest » (Diploweb, 06/02/2014).
Si la question de la gouvernance politique est centrale, rares sont les Chinois à proposer un alignement sur le modèle occidental, mais les débats existent, manifestement.
Des signes de « vulnérabilité », ou surtout d' »altérité » ?
Pourtant, « les failles cachées et ‘systémiques’ de l’économie chinoise » ne seraient que l’un des « signes de vulnérabilité » pointés par le sinologue David Shambaugh dans une récente tribune pour le Wall Street Journal (06/03/2015). S’y ajouteraient notamment l’exode des élites et le climat de répression instauré par Xi Jinping, considéré comme l’ultime représentant d’une aristocratie rouge « largement vilipendée par le peuple ».
Professeur à l’université George-Washington, D. Sham- baugh s’était fait connaître il y a quelques années avec son étude sur le parti communiste chinois (China’s Communist Party : Atrophy and Adaptation, University of California Press, 2008). Il y insistait sur « la fascinante capacité d’adaptation d’un PCC qui a su tirer les leçons du fiasco soviétique, tout en s’inspirant du modèle singapourien » (Le Monde, 20/03/2015).
Son brutal retournement est-il le signe d’un blocage du système politique chinois, ou bien accompagne-t-il une campagne d’opinion plus générale, inspirée par Washington, visant à décrédibiliser puis fragiliser Pékin, au moins sur la scène internationale ?
Faut-il considérer le régime chinois à l’aune des « valeurs occidentales » qu’il méprise assez ouvertement en effet, ou comme une version actualisée de la vieille « bureaucratie céleste » – omniprésente et morale – prônée par Confucius ? « Evitons de regarder la Chine avec nos analyses occidentales », conseille à juste titre le sinologue François Jullien.
Les problèmes qui se posent à la Chine renvoient en fait, pour l’essentiel, à sa spécificité même. Sans doute pour ne pas perdre la face, ni les investisseurs, les statistiques officielles sont notoirement arrangées, voire truquées.
Le rôle du surinvestissement dans la croissance, notamment, pose problème. De même que la rapidité des changements intervenus ces dernières décennies : la croissance peut être extrêmement déstabilisatrice pour une société qui se conçoit dans la durée, sur le temps long.
François Jullien rappelle en effet que « la notion de constance est essentielle à la pensée chinoise, elle va de pair avec sa pensée des processus » (Du ‘temps’ , Le Livre de Poche, 2012). Le garant d’une nécessaire stabilité est le parti, mais l’on a pu observer toute la souplesse idéologique du régime, capable de changer de cap radicalement afin de consolider son pouvoir.
Sa légitimité, enfin, reposant sur le fait que les valeurs d’ordre et d’harmonie prédominent sur celle de liberté, l’on mesure l’effet destructeur de la corruption et des atteintes à l’environnement, car dès lors le « mandat céleste » cher à Confucius paraît rompu. Ce sont ces sujets, davantage que les chiffres de croissance ou la question des « droits de l’homme », qu’il faudra suivre de près à l’avenir.
Pour aller plus loin :
- Chine, le grand bond dans le brouillard, par Gabriel Grésillon, Stock, 271 p., 19,50 €;
- Défis chinois. Introduction à une géopolitique de la Chine, par LionelVoiron,Ellipses,301 p.,40 €;
- « Dix défis majeurs pour la Chine »,note de veille de Futuribles, 12/01/2015, d’après David Schambaugh, « China at the Crossroads :Ten Major Reform Challenges« , The Brookings Institution, 01/10/2014 ;
- « Chine :‘consensus d’Oxford’ sur le présent et l’avenir. De quoi s’agit-il? Deux experts répondent« , par Barthélémy Courmont et Emmanuel Lincot, in Diploweb.com, 06/03/2014.