Être un journaliste parcourant le monde constitue souvent un rêve de jeunesse. Bruno Fanucchi avait donc toutes les clés en main pour expliquer aux étudiants l’utilité au quotidien de la géopolitique. Grand reporter au Parisien, il a également été président de l’Association de la presse diplomatique Française, avant de devenir, en novembre 2011, président de l’Association des journalistes de défense.
Avec Jean-François Fiorina, directeur de l’ESC Grenoble, il partage un même constat : la géopolitique se révèle être un outil précieux pour préparer les esprits à de nouvelles configurations.
JFF. Comme grand reporter, quel regard portez-vous sur la géopolitique ? Comment la voyez-vous, à l’heure où le monde arabe se trouve secoué en profondeur ?
BF. La géopolitique permet de mieux comprendre le monde complexe dans lequel nous évoluons. Mais plus qu’une théorie, elle doit nous aider à analyser les faits. Rien ne remplace l’expérience du terrain. Quand on ne peut y aller soi-même, on doit y avoir bien sûr des correspondants ou y dépêcher des envoyés spéciaux. Mais cela n’empêche pas d’avoir au préalable une solide connaissance du cadre dans lequel on va évoluer. D’autant qu’il faut très souvent réagir à chaud, dans la tourmente de l’actualité.
Une crise comme celle que vit aujourd’hui l’Afrique du Nord est intéressante à analyser pour les étudiants. Elle bouleverse en effet un certain nombre de paramètres. La redistribution de la donne doit nous amener à faire un effort pour saisir en finesse tout à la fois ce qui va continuer et ce qui va changer. La Tunisie étant un pays partenaire de longue date de la France, il est patent que ce qui s’y déroule ne peut en aucun cas laisser indifférent. On mesure encore davantage l’importance de la connaissance du contexte géopolitique quand on voit qu’une crise n’arrive pas forcément seule. Elle peut éclater de manière concomitante en plusieurs endroits, sans que les événements aient forcément un lien réel entre eux, avec des paramètres souvent très dissemblables. Ce n’est pas parce que les rues de Tunisie sont sous les feux de la rampe que l’on doit oublier qu’il existe de nombreux autres foyers de tension, dont certains intéressent directement notre pays. Je pense ainsi à la Côte d’Ivoire qui se trouve à un tournant majeur de son histoire, ou encore aux événements qui se déroulent dans le Sahel et dans les zones hautement stratégiques qui s’y rattachent.
Il est donc évident que toutes ces explosions, tous ces défis plus ou moins sous-jacents qui se multiplient, couvent ou éclatent, doivent être pris en compte et analysés par des étudiants en école de commerce. Ces faits méritent d’être appréciés à leur juste valeur dans la mesure où ils sont susceptibles d’affecter la vie économique et l’équilibre de sociétés partenaires de notre pays.
Quelles précautions doit-on prendre, quand on est un journaliste chevronné, pour commenter « à chaud » une crise de l’ampleur de celle qui frappe aujourd’hui certaines capitales du monde arabe ? Quels sont les écueils à éviter, quelles sont les règles élémentaires à suivre pour ne pas commettre d’impair ?
Le B-A-BA de notre métier consiste bien évidemment à recouper soigneusement les informations recueillies. Cela doit se faire d’abord auprès des grandes agences de presse, AFP, Reuter, AP, etc. Ensuite, avec le temps, chaque journaliste se constitue un réseau de correspondants locaux, dont il va mesurer la fiabilité. La solidité des réseaux permet très vite de confirmer ou au contraire de mettre en doute les éléments dont on dispose pour mesurer un phénomène surgi à l’improviste. Tout va très vite. Cette dimension de l’accompagnement en temps réel des événements constitue un paramètre-clé pour comprendre l’évolution de la profession de journaliste. Les sites web des journaux sont remis à jour en permanence. Il faut donc sans relâche vérifier la fiabilité des données mises en ligne, et surtout, ce qui est plus délicat, être à même de donner les bons éclairages, de proposer des pistes intelligentes de réflexion.
Ce travail de mise en perspective ne s’improvise pas ! Une bonne connaissance des facteurs géopolitiques est absolument indispensable si l’on veut faire véritablement du journalisme digne de ce nom sur le long terme. Mais j’aurais tendance à dire qu’une même exigence est attendue de la part des managers et décideurs qui œuvrent sur la scène internationale. Car ces événements ont à l’évidence des répercussions sur le monde des affaires. Une crise profonde, dont on voit des images très fortes sur les écrans, a inéluctablement des conséquences énormes sur la vie économique et financière. Les flux commerciaux sont affectés, tout comme la gestion des ressources humaines. Il faut parfois prendre dans des délais fort brefs des décisions majeures, qui ont un coût et un impact non-négligeables dans la vie d’une société. Choisir d’évacuer des expatriés, voire de les exfiltrer en cas de crise aigüe, sont autant de décisions lourdes de conséquences à prendre pour une direction. Aussi, dans une telle configuration, une appréhension juste de la situation du pays concerné est indispensable.
Vous mettez l’accent sur la nécessité qu’il y a de posséder une solide grille de décryptage pour apprécier correctement les événements, tout en soulignant qu’il faut souvent agir dans l’urgence. A l’évidence, c’est là un exercice d’équilibriste complexe et périlleux que doit pratiquer au quotidien le journaliste spécialisé dans les relations internationales…
Oui. Il est clair que la gestion de ces affaires en temps réel se révèle être éminemment sensible. Cette dimension du temps que vous invoquez est importante. Quand vous êtes obligé de réagir dans l’instant, il est bon d’avoir un solide background auquel s’adosser, et de bons réseaux pour confirmer ou infirmer telle ou telle piste, telle ou telle interprétation. Une erreur à la base peut se révéler vite lourde de conséquences, et générer des interprétations erronées. Ces dernières peuvent elles-mêmes entrer dans une spirale infernale et conduire à des mauvaises analyses, donc par voie de conséquence à des décisions mal fondées ou carrément sans fondement, voire à l’inverse des réalités observées. Vous pourrez toujours faire ultérieurement les corrections que vous souhaiterez, quand l’information est lâchée, il est ensuite trop tard pour rectifier. C’est là un risque consubstantiel au système. Un emballement de l’information peut aboutir dans les faits à une désinformation, pas forcément voulue, mais susceptible de provoquer désordres, incompréhensions et parfois conflits.
La capacité à vérifier et recouper les informations fait parfois défaut lorsque l’on travaille en temps réel. Car il faut être au diapason des autres, si possible d’ailleurs les devancer dans la course à l’information. Ce défaut, car c’en est un, est inhérent aux bouleversements qui ont affecté le monde de l’information via l’apparition d’Internet et le rôle chaque jour croissant des réseaux sociaux qui s’appuient sur des technologies sans cesse renouvelées, plus performantes, plus rapides… Il convient donc de garder ces éléments à l’esprit pour tempérer certaines tentations qui nous feraient parfois « aller plus vite que la musique ». Car en suivant le fil des événements le nez collé aux écrans d’ordinateurs, on prend le risque de ne plus réfléchir, de ne plus mettre correctement les événements en perspective. Pour éprouver la validité des informations reçues, pour bien cadrer le débat, pour refléter au mieux la réalité, un solide réseau de correspondants confirmés se révèle être nécessaire. Se créer au fil du temps son réseau de capteurs, avec lesquels on est en contact permanent pour sentir les évolutions du pays, les fluctuations de la conjoncture, reste capital. C’est d’ailleurs très souvent la première source d’alerte. Notons d’ailleurs que travaillant très en amont, bénéficiant de leurs propres réseaux, les journalistes sont fréquemment informés plus rapidement que les représentations diplomatiques. La qualité des hommes n’est pas à incriminer. C’est simplement le constat que les sources journalistiques sont souvent plus réactives que les circuits officiels, qui par nature sont plus lourds à gérer, et où les différentes strates à franchir exigent parfois de respecter des procédures complexes.