Juin 012011
 

Axe majeur de la sphère des relations internationales, des médias, de la finance ou de l’économie, la géopolitique s’est aussi taillé en douceur sa place dans l’univers de la BD. Avec une efficacité d’autant plus redoutable que le rêve et la fiction s’enracinent ici dans un cadre bien réel.

Comme l’explique Jacques Glénat, fondateur des Editions Glénat, à Jean-François Fiorina, directeur de l’ESC Grenoble, ce sont donc de nouveaux publics et de nouveaux champs de réflexion qui méritent d’être explorés. Il suffit d’évoquer les épopées entrepreneuriales telles que Flor de Luna, Châteaux Bordeaux ou Les Maîtres de l’orge, pour comprendre comment elles permettent aux jeunes – et moins jeunes – générations d’appréhender différemment la géoéconomie et la géopolitique.

Qu’évoque pour vous le terme de géopolitique ?
En préambule, je dirai que la BD a intrinsèquement la faculté de pouvoir traiter de  tous les sujets. Ceux-ci se déployant dans le temps et dans l’espace, la géopolitique  se révèle être en quelque sorte le socle sur lequel peuvent naître et prospérer les fictions et les scenarii les plus divers. Ainsi, par le biais de la BD, la géopolitique peut être mieux appréhendée par de larges franges de la population. D’autant qu’elle possède de multiples atouts. Elle est visuelle, abordable par toutes les générations, surtout les jeunes, et facilement déclinable en plusieurs langues. Pour ces raisons, certaines entreprises nous sollicitent pour leur communication. Ainsi, le ministère  de la Défense a fait appel à Glénat pour expliquer l’engagement de notre armée en Afghanistan. La BD permet ainsi de sensibiliser des kyrielles de lecteurs de toutes origines à des thématiques complexes, qu’ils auraient probablement ignorées ou négligées si elles ne leur avaient pas été présentées sur un mode séduisant.

L’intérêt pour la géopolitique se manifeste aussi à travers de grandes sagas entrepreneuriales qui suscitent la passion du grand public. Prenons l’exemple de la série Les Maîtres de l’orge de Jean Van Hamme (scénariste des célèbres Thorgal, Largo Winch, XIII…). C’est l’épopée d’une famille d’entrepreneurs, de la création d’une brasserie artisanale à la construction d’une multinationale de la bière, sur fond historique et politique décrivant les évolutions du monde occidental tout au long d’un siècle. Ce travail pédagogique se retrouve dans d’autres séries, comme Flor de Luna ou Châteaux Bordeaux.

Parallèlement à ce travail effectué dans l’univers de la BD, nous éditons également des ouvrages dans les domaines de la mer, de la montagne, du patrimoine, du vin et de la gastronomie. Cet intérêt pour la question géopolitique se retrouve également dans des collections consacrées à l’écologie (Voyage en terre durable, Aux sources de l’alimentation durable,…) ou aux explorations (Chroniques du Darfour, Campements Touaregs,…).

Si le grand public connaît bien l’aspect BD de Glénat, il sait moins que vous avez toujours été actif dans le domaine de la géographie…
Oui. Cette dimension est peut-être plus discrète, elle nous tient cependant tout autant à cœur. Glénat est effectivement l’éditeur de la Société de Géographie, créée en 1821, dont le président n’est autre que Jean-Robert Pitte, ancien président de l’université Paris-Sorbonne. Féru d’œnologie, il a rédigé de nombreux ouvrages autour du vin comme Le Vin et le divin ou encore Bordeaux-Bourgogne, les passions rivales. Bien que cette structure soit leader au sein de sa sphère d’influence, elle reste encore injustement méconnue. Si on la compare à la National Geographic qui, aux Etats-Unis, recense 3,5 millions de membres, elle reste bien modeste avec ses 900 adhérents ! Il faut dire que nous avons, de ce côté de l’Atlantique, une approche résolument élitiste, privilégiant l’adhésion des chercheurs, savants et universitaires, là où nos amis Anglo-saxons préfèrent s’adresser à un large public éclairé.

Glénat essaye de favoriser l’ouverture de ces champs au grand public à travers d’autres actions. Ainsi, nous sommes éditeur d’Atlas qui appartient au groupe De Agostini, l’un des plus grands cartographes de la planète. Nous réalisons ensemble des atlas géographiques et politiques. Actuellement, notre maison est en pleine réactualisation de ces atlas, grâce à l’arrivée du numérique qui nous permet d’y intégrer des clichés de grande qualité.

A l’heure du numérique, les Français restent-ils fidèles aux cartes classiques ?
Une chose est sûre, les Français adorent les cartes ! Nous sommes encore l’un des rares pays à posséder et acheter des cartes en support papier. Le succès des atlas dans l’Hexagone est là pour le prouver, à la différence d’autres pays, où la banalisation des outils comme le GPS ou Google Map a entraîné la quasi-disparition des cartes en papier. En France, nous aimons posséder un atlas, même si nous utilisons les outils Internet. Plus l’atlas est gros, plus il a une place importante dans la maison. Sans doute parce qu’il incarne le symbole du savoir. Mais Glénat ne se revendique pas cartographe ! Nous achetons les fonds de cartes à des entreprises compétentes dans ce domaine, De Agostini le plus souvent, ou l’IGN lorsqu’il s’agit de cartes de randonnées.

Cet engouement reflète-t-il un intérêt de fond pour les réalités de terrain, pour les questions d’identité, qui sont le cœur de la géopolitique ?
Il m’est difficile de théoriser sur cette question qui mériterait indéniablement une étude de fond associant sociologues, historiens, géographes, économistes… Néanmoins, force est de constater que l’on observe une floraison d’idées et de publications autour de ces questions. Cet intérêt pour les réalités de terrain est illustré par notre best-seller du moment. Un manga japonais sur le vin français, Les Gouttes de Dieu, a provoqué un véritable engouement pour les domaines viticoles cités. L’aspect géopolitique et géoéconomique est ici patent.

Ainsi, au-delà du factuel, il est intéressant de voir comment des styles différents, venus d’autres horizons, ont pu s’imposer dans le paysage français. C’est tout particulièrement le cas des mangas, que nous avons été les premiers à introduire en France, avec un certain bonheur. Or, cette BD japonaise, bien que très différente de la nôtre, connaît un magnifique succès.

C’est là un cas pratique d’analyse géopolitique. Comment expliquez-vous que les différences culturelles et managériales n’empêchent en rien les mangas de connaître un beau succès en France ?

Savoir écouter et comprendre les autres, non en le faisant à l’aune de ses propres croyances et représentations, mais en s’efforçant de comprendre ses interlocuteurs, et de voir en quoi le modèle observé pourrait intéresser son propre champ de développement, me paraît capital pour un chef d’entreprise.

Dans ce cas précis des mangas japonais, je vois trois raisons à leur succès. La première repose sur la conception même du manga. Il vise un public précis, ciblé sur la génération adolescent/jeune adulte. De plus, les thèmes abordés sont bien sectorisés: pour les filles, les jeunes actifs, les chômeurs, les homosexuels… Au Japon, l’auteur travaille sur le modèle demandé par l’éditeur, qui exprime son besoin. A sa sortie, le manga trouve donc immédiatement un public. La seconde raison incombe au format du produit. Il est en noir et blanc donc peu coûteux. Sa dimension poche permet de le transporter facilement. Sa fréquence de parution est aussi un atout. Les mangas sont publiés à un rythme soutenu, à des dates précises, et distribués à très grande échelle. Dans le kiosque à journaux japonais, on a 1/3 de presse quotidienne, 1/3 de presse spécialisée et 1/3 de mangas. Enfin, troisième raison, ces dernières années, le Japon est devenu « tendance ». Nos enfants sont ainsi passés des super héros de l’Amérique (Superman et Batman) à ceux de l’empire du soleil levant.

La BD est un bon cas d’école pour la géopolitique, car elle se présente sous des formes différentes dès sa naissance. Historiquement, la BD américaine est plutôt de culture juive. Elle apparait en 1900 avec les suppléments de la presse quotidienne réalisés par Hearst et Pulitzer. Aujourd’hui, elle reste populaire et prospère avec les comics books.

En Europe, la BD est essentiellement francobelge. Elle se présente sous forme d’albums cartonnés de qualité. Elle représente une œuvre d’art que l’on garde dans sa bibliothèque (contrairement aux mangas que l’on considère comme jetables). Elle est d’inspiration catholique, née dans les abbayes en Belgique entre 1900 et 1929 avec l’arrivée de Tintin, et a pour vocation initiale d’éduquer les enfants à la religion catholique.

De fait, entre les Etats-Unis, l’Europe et le Japon, on a trois BD dissemblables, issues de courants religieux divers qui ont généré différentes manières de raconter des histoires. Et ces origines marquent les modèles commerciaux qui en découlent. Ainsi, il est intéressant de voir que nous, Européens, ou plutôt Franco-Belges, nous n’avons pas réussi à exporter notre BD hors de notre périmètre. C’est le cas de Titeuf, best-seller en Europe, boudé aux Etats-Unis ! Les comics américains, eux, ont envahi l’Europe et l’Asie.

Quant aux mangas, ils font désormais parti de notre paysage. Pourquoi n’avonsnous pas réussi à percer ailleurs ? D’abord, notre manière de raconter les histoires est moins internationale. Par exemple, contrairement aux mangas, nos BD cultivent l’art de l’ellipse. De plus, nos produits sont chers et donc élitistes. Enfin, aujourd’hui, les lecteurs veulent tout, tout de suite. Or, en France, les auteurs qui produisent une série-feuilleton avec un seul épisode par an ne facilitent pas la fidélisation…

Le devenir de la BD est donc intimement lié à des questions culturelles, donc intéressant directement le champ géopolitique ou géoéconomique ?

Toute stratégie commerciale doit naturellement prendre en compte les facteurs identitaires et culturels des pays concernés. En outre, le facteur temps joue aussi. Rien qu’en France, la BD a connu une forte évolution au fil des années. D’abord dans les années 60 avec le magazine Pilote, premier magazine de BD moderne en France, qui vient concurrencer Tintin et Spirou. Des auteurs issus d’une génération nouvelle tentent ainsi leur chance. Suit L’Echo des Savanes qui connaît ses heures de gloire, bien que les éditeurs traditionnels refusent de le publier à cause de son caractère prétendument subversif (n’oublions pas qu’à cette période la BD est interdite à l’école !). Enfin, dans les années 1980, on assiste à l’apogée de l’album qui envahit les supermarchés, désormais ouverts à ce type d’œuvres. Aujourd’hui, la majorité des maisons d’édition fait de la BD. On recense environ 6000 nouveautés par an. Autant dire qu’avec un tel marché, le lecteur n’a que l’embarras du choix !

Pour en revenir à votre question, il est exact que la BD a évolué sur la forme comme dans le fond. Ainsi depuis une vingtaine d’années, elle s’intéresse de près aux enjeux économiques ou financiers, aux affrontements géostratégiques, à la sphère des relations internationales. Chez Glénat, nous nous efforçons ainsi d’éditer des séries intégrant ces paramètres. C’est le cas de Flor de Luna où se déroule une belle histoire autour du cigare. En partant d’un simple produit, on va comprendre peu à peu tout ce qui s’est passé dans le contexte cubain à travers une vaste saga. On y vit en direct l’expropriation des grandes familles, l’exportation du cigare, l’évolution  des marchés…

Pour conclure, d’une part, comment voyez-vous l’évolution de la BD de demain et, d’autre part, comme chef d’entreprise, quels conseils donneriez-vous à des étudiants en école de commerce ?

D’abord, d’ouvrir les yeux sur le monde. A cet égard, la géopolitique constitue une précieuse grille de décryptage du réel. Elle nous oblige à voir le monde dans sa diversité. Pour ma part, j’ai beaucoup appris au cours de mes voyages. En observant les manières de vivre, les référents culturels de mes interlocuteurs, j’ai peu à peu deviné qu’une voie intéressante pouvait être creusée.

Or cette démarche ne peut se faire que si notre esprit est ouvert, si l’on se montre capable d’anticiper des tendances. Cette aptitude à percevoir les potentialités qui s’offrent à nous est donc avant tout une question d’état d’esprit. Si nous restons enfermés dans nos certitudes et nos modèles sans être capables de nous ouvrir et d’innover, nous sommes perdants. Être proactif constitue un impératif pour un futur décideur.

Cette faculté de percevoir les opportunités qui s’offrent à nous est déterminante pour celui qui se lance dans l’aventure entrepreneuriale. Lorsque j’ai débuté dans le monde de la BD, je n’avais pas les moyens de financer de nouveaux auteurs. J’ai donc commencé par rééditer des livres anciens. Dans les années 1980, Glénat s’est lancé sans le savoir dans la BD historique avec de grandes séries comme Les passagers du Vent, Les Chemins de Malefosse, Les sept vies de l’épervier, qui se sont révélées être des succès considérables. Puis, pour ouvrir de nouveaux champs et diversifier notre offre, nous avons édité Titeuf, considéré comme une révolution pour la jeunesse. Titeuf colle bien sûr plus que Boule et Bill à la réalité d’aujourd’hui. Son succès résulte de son caractère transgénérationnel.

De même, dans les années 90, loin de nous décourager face à l’échec de l’exportation des BD européennes au Japon, nous avons inversé la perspective et réussi à devenir durant une dizaine d’années les leaders du manga en France. Enfin, à l’occasion du passage à l’an 2000, et pour fêter dignement notre entrée dans le troisième millénaire, nous avons créé trois séries, teintées d’ésotérisme, qui se sont imposées comme des best-sellers vendues chacune à plus d’un million d’exemplaires : Le troisième testament, Le décalogue et Le triangle secret.

La leçon est claire : dans le temps comme dans l’espace, il faut savoir s’adapter aux nouvelles configurations. Rien n’est jamais figé. En ce sens, la pratique de la géopolitique nous aide à mieux comprendre ce qui nous est étranger, à nous adapter pour saisir les opportunités que nous offre la vie au quotidien.