Il y a 23 ans tombait le Mur de Berlin. Aujourd’hui, que veut l’Allemagne ?
À l’occasion de la crise de la zone euro, beaucoup s’inquiètent de la voir se montrer trop « rigide » et « intraitable « à l’égard des pays du Sud de l’Europe – Grèce en tête. L’Allemagne est soupçonnée d’abuser de sa position de force, de vouloir imposer son modèle. Sa puissance deviendrait même inquiétante… Est-ce si sûr ? Certes, le pays a dégagé un excédent de ses finances publiques au 1er semestre 2012 et affiche partout son ambition de ne plus se cantonner à la sphère économique, semblant renouer avec les temps où elle « pensait le monde » (Michel Korinman). « Mais les questions sur son avenir ne manquent pas », prévient la revue Questions internationales. Deux critères essentiels de l’analyse géopolitique, la population et l’économie, suffisent à s’interroger. Car même son économie est bousculée, comme les autres, par la crise et l’affirmation des « émergents ». Et sa démographie, surtout, est pour le moins fragile. Une situation plus préoccupante pour l’Europe que la menace d’un éventuel « diktat » allemand. Comme souvent, les apparences sont trompeuses.
Depuis le début des années 2000, « l’Allemagne a redéfini ses priorités en matière de politique étrangère et entend désormais assumer son rôle, tant au niveau européen que mondial. Son engagement appuyé aux côtés des Américains en Afghanistan révèle une nation qui ne s’en tient plus uniquement à la quête de ‘soft power’ et a tourné la page de son effacement volontaire de la scène internationale » (cf. CLÉS n°25, avril 2011). La défaite de 1945 avait réduit les ambitions nationales au seul champ de l’économie. Mais les bouleversements géopolitiques consécutifs à la chute du Mur de Berlin, ainsi que le renouvellement des générations, notamment politiques, ont mis fin à la « schizophrénie » qui caractérisait la RFA dès qu’il s’agissait de l’affirmation de sa puissance. Sa position au coeur de l’Europe en témoigne. Les défis internes qui l’attendent n’en demeurent pas moins ardus.
Une équation démographique négative
Avec 82 millions d’habitants, l’Allemagne reste le pays le plus peuplé d’Europe. Mais c’est aussi le plus âgé : plus de 20 % de la population a plus de 65 ans. Si cette réalité démographique participe du faible taux de chômage (6,8 % en juin 2012), elle est inquiétante sur le temps long. Le taux de fécondité allemand est en diminution constante depuis la fin des années 1960. Le premier décrochage a eu lieu entre 1968 et 1975, période à laquelle la fécondité s’effondre pour passer à 1,48 enfant par femme, c’est-à-dire sous le seuil nécessaire au renouvellement des générations (2,1). La réunification n’inverse pas la tendance, la fécondité Est-allemande s’alignant très rapidement sur celle de l’Ouest. La seconde chute se produit entre 1997 et 2005. Elle est due au croisement de deux phénomènes : le tarissement du nombre de femmes en âge de procréer et le maintien d’une faible fécondité. Les politiques natalistes initiées en 2007 ne semblent pas modifier la tendance. Une certaine forme de matérialisme, de goût pour le confort, est indubitablement enracinée dans la société allemande. La dénatalité de l’Allemagne s’inscrit dès lors dans la durée.
D’où l’idée du recours à l’immigration, qui offre apparemment une solution plus instantanée. Selon un rapport de prospective de l’Office fédéral statistique allemand (la Statistisches Bundesamt), la décroissance de la population sera continue. Elle ne pourra être limitée que si le pays consent à augmenter son solde migratoire. Autrement dit, le salut de la démographie allemande passe par une accélération des flux migratoires. Si possible en provenance de régions à la natalité encore forte, car l’immigration actuelle enregistre déjà un recul de sa natalité. Ce serait le prix à payer pour que les moins de 20 ans viennent compenser les 39 % de plus de 60 ans prévus pour 2050… Car comment produire de la croissance sans une population active dynamique ? Comment assurer le financement des retraites sans un équilibre minimal de la pyramide des âges ? Mais comment poser ces questions sans s’interroger sur le nouveau modèle social qui en découlerait?
La question de l’immigration : du déni au défi
L’intégration des populations immigrées est une problématique que l’Allemagne partage avec l’ensemble de ses partenaires européens. Mais, au regard de sa démographie déclinante, cette question revêt un caractère tout particulier. Des réponses apportées dépend en grande partie la cohésion de la nation allemande à l’avenir. Ce sujet est un tabou de la vie politique outre-Rhin, encore prisonnière d’un « passé qui ne passe pas », oscillant entre culpabilisation, crispations identitaires et non-dits.
Avec un cinquième de la population issue de l’immigration (dont la moitié dispose de la nationalité allemande), force est de constater que l’Allemagne est déjà multiple et qu’elle ne peut que s’interroger sur son identité culturelle. La politologue Claire Demesmay rappelle dans Questions internationales que « sur le plan juridico-politique, l’évolution des mentalités se traduit d’abord par une réforme du Code de la nationalité, adoptée en 1999. […] Des éléments de droit du sol sont venus s’ajouter au traditionnel droit du sang. Cette prise de conscience se traduit également par l’adoption en 2004 d’une loi sur l’immigration comparable à la législation des autres États européens. Objet de confrontation idéologique par excellence, cette nouvelle législation définit pour la première fois une politique d’intégration proactive, reposant pour l’essentiel sur des cours de langue et d’orientation sur la société pour les nouveaux arrivants ». Le regroupement familial d’immigrés hors UE est ainsi conditionné à la preuve de la maîtrise préalable de l’allemand. Conformément à la construction historique et culturelle du pays, c’est bien l’apprentissage de la langue qui est le pivot de la politique d’intégration. Mais ce n’est pas en contradiction, bien au contraire, avec le droit du sang, essentiel dans l’auto-représentation du peuple allemand. En l’absence de territoire historique bien établi et unifié dans le temps, c’est sur la base de la culture allemande que la nation allemande s’est construite. Car contrairement à la France, qui peut être considérée comme un territoire qui s’est inventé un peuple, l’Allemagne est une nation qui s’est inventée un territoire. Longtemps, l’Allemagne a d’ailleurs été là où vivent les Allemands, la Mittel Europa constituant la continuation atténuée de ce principe. Les voisins orientaux de l’Allemagne l’ont d’ailleurs bien compris : l’expulsion brutale à la fin de la Seconde Guerre mondiale des Allemands de Pologne et de République Tchèque, leur éloignement par Staline sur la Volga, avaient bien pour signification l’interdiction pour Berlin de toute revendication territoriale sur cette base.
Dès lors, « les esprits sont en réalité beaucoup moins apaisés que ne le laisse supposer cette rhétorique consensuelle » sur l’intégration, pense savoir Claire Demesmay. « En se concentrant sur l’apprentissage de la langue […], la politique a en effet éludé les questions culturelles et religieuses pourtant liées à l’immigration ». Première population immigrée et étrangère, les Turcs sont pour une très large partie de confession musulmane. Et c’est bien ce qui inquiète de plus en plus d’Allemands. Le pays ne sait pas comment aborder la dimension politique de l’islam, qu’il s’agisse de la place des femmes ou du rapport à la liberté d’expression. « Pour poursuivre sur la voie de l’intégration, il reste à l’Allemagne, après avoir connu la réalité de l’immigration, à se confronter à sa dimension culturelle et religieuse. » Un chantier aussi complexe que délicat. En attestent les débats provoqués en 2010 par l’ouvrage de Thilo Sarrazin, membre du SPD et du conseil d’administration de la Bundesbank (Deutschland schafft sich ab, « L’Allemagne court à sa perte »), ou par la proposition du dirigeant de la CSU, Horst Seehofer, de restreindre l’immigration « des Turcs et des Arabes ». Plus récemment, le jugement du tribunal de grande instance de Cologne, estimant que la circoncision est « contraire à l’intérêt de l’enfant », a suscité des polémiques dans un pays où la question identitaire, même refoulée, reste décidemment centrale.
Émergents, zone euro : une économie dépendante de l’extérieur
Revers de la médaille de sa croissance, orientée vers les marchés à l’export, l’Allemagne est directement concernée par la santé financière de ses partenaires et par la montée en puissance des industries des pays émergents. Ces derniers – Chine, Inde et Brésil principalement – lui fournissent l’infrastructure à bas coût dont a besoin son importante industrie nationale (Volkswagen, BMW, Daimler, Mercedes, Siemens, Thyssen Krupp, Bayer, BASF, etc.). Or, ce modèle est, depuis une décennie déjà, en pleine mutation. Les nouvelles puissances n’entendent plus être le simple relais des économies du Nord et commencent à rivaliser avec elles (cf. CLÉS n°74, 28/06/2012). Pour faire face à cette concurrence, les salariés allemands ont consenti ces dernières années à une modération salariale, en échange d’un moindre recours à la main-d’oeuvre immigrée – ce qui renvoie à la question démographique…
Un mot enfin sur les partenaires européens. La rigidité allemande n’est souvent qu’apparente. Angela Merkel joue depuis plusieurs années une politique en deux temps sur toutes les questions européennes. Partant d’une position de refus souhaitée par ses soutiens électoraux et parlementaires, pour engager ensuite un lent virage finissant souvent à 180° de la position initiale. Car l’Allemagne se trouve en fait dans une situation de dépendance vis-à-vis des autres États-membres. Elle réalise en effet près de la moitié de ses exportations en zone euro : 94 milliards d’euros annuels avec la France, 65 milliards avec les Pays-Bas, 60 milliards avec l’Italie…
Problèmes internes et déséquilibres externes se conjuguent donc pour obscurcir l’horizon de l’Allemagne. Il n’apparaît pas évident que Berlin maintienne, à terme, son ascension vers la puissance. Mais, la géopolitique nous l’apprend, il y aurait pire pour l’Europe qu’une Allemagne « surpuissante ». Ce serait une Allemagne défaillante, irrémédiablement entraînée sur la pente du déclin. Tâchons d’y penser lorsque parviennent à nos oreilles certains discours aux relents germanophobes. Nos destins sont éminemment liés. Bien au-delà du sort de l’Euroland.
Pour aller plus loin :
- « Allemagne – Les défis de la puissance« , dossier de Questions internationales n°54, mars-avril 2012, La documentation française, 9,80 € ;
- Atlas géostratégique 2012 – Alliances, richesses, risques internationaux, Les Grands Dossiers n°6 de Diplomatie, 10,95 € ;
- Germany’s population by 2050, rapport de l’Office fédéral statistique allemand, 2006 ;
- Les Expulsés, par R. M. Douglas, Flammarion, 510 p., 26 €.