Mar 192015
 

Un pays énigmatique, qui vaut mieux que ses caricatures

Le Brésil est l’invité d’honneur du salon du livre de Paris, qui ouvre ses portes ce 20 mars 2015. Le Brésil ! Un pays aux multiples facettes, qui souvent fait rêver.

Mais derrière l’aspect chatoyant, enjoué et coloré d’un pays renommé pour sa joie de vivre, se profilent des ombres pour le moins inquiétantes : ralentissement économique, mauvaise gestion des bénéfices de la croissance, administration pléthorique et paralysante, et surtout corruption généralisée et criminalité hors du commun.

Cependant, le Brésil est une terre de contrastes et dispose de nombreux atouts. En y regardant de près et en se gardant des images toutes faites, il s’impose comme une réelle puissance, capable d’inscrire sa vision géopolitique dans le long terme avec un pragmatisme incontestable.

Surtout, son peuple sait faire preuve d’une formidable capacité de résilience, grâce à un état d’esprit toujours positif et à son extraordinaire faculté d’adaptation aux configurations les plus diverses.

S’il bénéficie d’une bonne aura sur la scène internationale, il est cependant patent que le Brésil de Lula et de Dilma Rousseff n’a pas su profiter de la croissance de la dernière décennie pour entreprendre des réformes de fond. Déficits majeurs en matière d’infrastructures, crise du système éducatif, dysfonctionnements criants du système de santé, bureaucratie tatillonne et désorganisée… provoquent maintenant l’ire du pays profond.

Contrairement à ce qu’écrivent certains observateurs, majoritairement, ce ne sont pas les plus pauvres qui contestent aujourd’hui, mais la petite classe moyenne qui a émergé, travaille dur, a soif de consommer et de s’élever dans l’échelle sociale. C’est elle qui, in fine, se sent flouée par la politique conduite.

Les manifestations du 15 mars 2015 dans deux cents villes du pays pour réclamer l’engagement de la procédure d’impeachment à l’endroit de la présidente Dilma Rousseff montrent le ras-le-bol d’une grande partie de la population, exaspérée de constater que les fruits de la croissance n’ont pas été investis pour structurer en profondeur le pays, mais dilapidés dans l’assistanat et le clientélisme électoral.

Le colossal scandale de la Petrobras, fleuron de l’industrie brésilienne et géant pétrolier mondial, n’est que la partie émergée de l’iceberg de la corruption qui mine le pays. Les sommes détournées – essentiellement au profit du parti au pouvoir – sont faramineuses et les plus hautes autorités du pays sont mises en cause.

Surtout, c’est là un symbole qui est touché de plein fouet. Avec Petrobras, au-delà de l’aspect profondément immoral de l’affaire, c’est le devenir même de l’outil le plus renommé et le plus puissant de la géoéconomie brésilienne qui se trouve remis en cause.

Une criminalité hallucinante

En sus de la corruption généralisée, le Brésil doit aussi faire face à une criminalité proprement hallucinante. Dans une déclaration à la presse début mars, le cher- cheur en sciences politiques Mauricio Santoro, d’Amnesty international Brésil, déclarait tout de go que le Brésil était le pays où l’on tue le plus au monde.

On recense ainsi 56000 homicides par an (sans compter tous ceux qui ne sont pas connus), majoritairement par armes à feu, et près de 92 % de ces homicides ne sont pas élucidés. Un constat confirmé par le criminologue Xavier Raufer, qui rappelle que si le taux d’homicide par rapport à la population générale est de 18 pour 100 000 au Mexique, il est de 26,2 au Brésil (+ 124 % en trente ans !).

Tout cela fait du Brésil, souligne Xavier Raufer, « sans doute le pays le plus meurtrier du monde, zones de guerre comprises« . De même, le processus de sécurisation des centres-villes à l’occasion des grands événements sportifs internationaux a eu pour résultat de déplacer la criminalité non seulement à la périphérie des villes, mais encore de la déployer à travers le pays tout entier. Quant à la drogue, elle provoque des ravages immenses. De 2003 à 2010, le nombre des cocaïnomanes a décuplé…

Une géopolitique puissante et constante

Mais le Brésil a d’extraordinaires ressources matérielles et humaines, et surtout une prodigieuse capacité de rebond. Dans sa dernière analyse mondiale publiée en février, le cabinet mondial de conseil PwC prévoit une inéluctable montée en puissance du Brésil à l’horizon 2030/2050, dépassant la France et le Royaume- Uni.

Une ascension qui vient de loin. Elle s’inscrit dans une logique géopolitique, discrète mais efficace. De Gétulio Vargas aux gouvernements actuels en passant par le régime militaire, les mêmes objectifs ont été poursuivis avec permanence, méthode et ténacité.

Par conformisme idéologique, on se refuse souvent à lire le traité Geopolitica do Brasil du général Golbery do Couto e Silva, qui fut tout à la fois un géopoliticien de renom et le directeur du service de renseignement bré- silien. Dommage car bien des constats d’aujourd’hui s’expliquent en remettant les choses en perspective.

Dès les années soixante-dix, Golbery dresse les grandes lignes d’une volonté de puissance qui se traduit par une influence grandissante du Brésil sur la scène internationale.

Comme le souligne très justement Hervé Théry, directeur de recherches au CNRS et professeur à l’université de São Paulo, de nos jours et en parfaite harmonie avec les objectifs de politique étrangère nationale, « l’influence brésilienne à l’extérieur est portée par de véritables multinationales brésiliennes comme Embraer, la Vale ou la Petrobras, mais aussi par de grosses PME qui ont su valoriser les atouts du pays et conquérir des positions dominantes dans des ‘niches’ de marché comme JBS, Dedini ou Tramontina. »

Un tel diagnostic est partagé par Yves Gervaise, agrégé de géographie et professeur à l’université d’Ouro Preto, pour qui le Brésil a su trouver les chemins de la puissance. Il étend aujourd’hui son influence à travers la planète et sa voix est d’autant plus écoutée que, contrairement à la Russie et à la Chine, il a su consolider sa démocratie.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’OTAN s’intéresse désormais de très près à l’évolution du Brésil dans le monde. Un tout récent rapport intitulé Enduring NATO, Rising Brazil en est la preuve manifeste.

S’adapter en permanence, une caractéristique-clé du Brésilien

Le Brésil est un pays délicat à appréhender, énigmatique pour tout dire. Commentant son émergence comme grande puissance, Alain Rouquié, ancien ambassadeur de France au Brésil, remarque : « Le Brésil reste toujours à découvrir. Non pas tant en raison de son immensité que de sa vertigineuse pluralité et d’une complexité irréductible. C’est pourquoi d’ailleurs il suscite autant l’hyperbole: misère et splendeur, eldorado et enfer. »

Aussi, au-delà des aspects spécifiquement matériels et techniques, il est une autre dimension à prendre en compte pour bien saisir le Brésil dans son essence même : l’esprit de son peuple. Le Brésilien positive en permanence. Il ne sait pas dire non. Si la hiérarchie est bien acceptée, si l’on accorde de l’importance au rang social et au niveau d’éducation, le chef reste toujours accessible à tous.

Le Brésilien accorde beaucoup d’importance au relationnel et à l’humain. Les réseaux sont importants. L’informel compte beaucoup. On conclut souvent des affaires autour d’une piscine ou d’un churrasco (barbecue).

Tout va très vite au Brésil, on peut y faire fortune ou être ruiné en peu de temps. De fait, le Brésilien est flexible et s’adapte en permanence. « Quem não tem cão caça com gato – Qui n’a pas de chien chasse avec un chat » est un proverbe populaire qui illustre bien cette faculté d’adaptation aux configurations les plus diverses.

De là l’importance du jeitinho qui est un trait de caractère brésilien, une manière d’être, de réagir dans la vie courante, sans la prise en compte duquel on ne peut comprendre le fonctionnement réel du pays. « Ni légal ni illégal, le jeitinho est para-légal, spécial, rapide et créatif pour résoudre les difficultés par des voies détournées« , explique l’anthropologue Roberto DaMatta.

« Dès lors que l’on ne dispose pas des moyens conventionnels pour se sortir d’un mauvais pas, ou seulement défendre ses intérêts, le jeitinho tire d’affaire, parfois sous la forme d’une séduction qui ne dit pas son nom » renchérit Pierre Fayard, fin connaisseur du Brésil et professeur à l’université de Poitiers.

Nul doute que cette faculté d’adaptation aux situations les plus diverses constitue aussi un ressort caché mais redoutablement efficace de la géopolitique brésilienne.

Pour aller plus loin :

  • Le Brésil pays émergé, par Hervé Théry, Armand Colin, 304 p., 25 € ;
  • Géopolitique du Brésil, les chemins de la puissance, par Yves Gervaise, PUF, 192 p., 25 €;
  • Géopolitique de la mondialisation criminelle, par Xavier Raufer, 180 p., 19 € ;
  • Conjuntura politica nacional o poder executivo & geopolitica do Brasil, par Golbery doCoutoeSilva,RiodeJaneiro,1981;
  • LeBrésilauXXIe siècle,naissanced’unnouveau grand, par Alain Rouquié, Fayard, 409 p., 24 € ;
  • Carnavais, Malandros e Herois. Para uma sociologia do dilema brasileiro, par Roberto DaMatta, Rio de Janeiro, 1997 ;
  • O Jeitinho Brasileiro, A arte de ser mais igual do que os outros, par Livia Barbosa. Rio de Janeiro, 2006;
  • Enduring NATO, Rising Brazil, Managing International Security in a Recalibrating Global Order, Konrad Adenauer Stiftung/ Fundação Gétulio Vargas, 2015 ;
  • The World in 2050:Will the shift in global economic power continue?, PwC, 2015.