Oct 222010
 

Alors que les viticulteurs présentent, en France, leurs vins primeurs, il n’est pas sans intérêt de se pencher, comme nous y invite un récent Atlas mondial, sur les “nouveaux territoires du vin”. Lié aux terroirs dont il est issu, le vin s’inscrit en effet dans la géographie. Or, celle-ci apparaît aujourd’hui considérablement bouleversée par la diffusion des compétences viticoles et les progrès des moyens de transport. L’univers du vin n’échappe pas à la mondialisation. Celle-ci “induit une redoutable concurrence des territoires du vin les uns par rapport aux autres”. Bien sûr, cette métamorphose constitue un terrible défi pour les vieux pays producteurs comme la France. Pour maintenir leur rang, les viticulteurs français et européens vont devoir, comme jadis, faire preuve d’ingéniosité et d’excellence pour s’adapter à cette nouvelle donne.

La montée en puissance des nouveaux pays producteurs de vin constitue certes un séisme dans le paysage viticole mondial. Toutefois, s’agissant du vin, la mondialisation n’est pas une absolue nouveauté. En réalité, le processus d’expansion de ce divin breuvage a commencé dès que les sociétés humaines ont acquis la capacité de domestiquer la vigne et de la cultiver hors de son milieu naturel, c’est-à-dire au…néolithique. Auparavant cultivée dans les régions montagneuses situées entre le Taurus, le Caucase et les monts Zagros, la vigne part alors à la conquête du monde, en commençant par les rives de la Méditerranée.

La vigne et le vin,

phénomènes géopolitiques et géoéconomiques

Aussitôt, le vin devient un phénomène géopolitique majeur. Comme le notent Raphaël Schrimer et Hélène Velasco-Graciet, enseignants à l’université Montaigne-Bordeaux III et auteurs de l’Atlas mondial des vins, “autour de la fabrication du vin, de sa culture et de son conditionnement, ses implantations ont structuré des espaces, façonnés des paysages et modelé des sociétés”. La consommation du vin signale l’expansion des civilisations.Dans l’Antiquité, les élites gauloises plantent des vignes pour adhérer à la civilité romaine avant que la consommation de vin n’ait, au Moyen-Âge, partie liée avec le christianisme qui en a fait une pièce maîtresse de son rituel. Signe de son caractère géopolitique, le vin s’étend au-délà de l’ancien limes romain à mesure que progresse le christianisme tandis qu’il connaît un reflux dans les régions gagnées par l’islam.

Mais le vin est aussi d’emblée un enjeu géoéconomique crucial. Produit à haute valeur ajoutée, et élément de base de l’alimentation avec le pain, il assoit la puissance commerciale de cités entières. Les auteurs de l’Atlas mondial des vins évoquent ainsi l’exemple de la cité grecque de Chéronèse qui, dès le IVe siècle, devient “l’un des plus gros fournisseurs de vin sur le marché international” et “montre à quel point un territoire viticole ne peut se comprendre sans la vente et l’exportation.” Plus significatif encore de la persistance de certaines problématiques à travers l’histoire : en l’an 92, un édit de l’Empereur Domitien vise à limiter la culture de la vigne dans les provinces de l’Empire. L’objectif ? Protéger les viticulteurs romains de la concurrence notamment exercée par les producteurs des provinces gauloises !

Conquête du Nouveau Monde et hégémonie française

C’est toutefois au XVIe siècle que se produit la véritable mondialisation du vin. “En partant à la conquête du monde, les Européens cherchent partout à planter des vignes pour les nécessités du culte catholique et pour leur consommation. Au Mexique, la vigne accompagne les conquistadors espagnols. […] L’influence française se fait quant à elle sentir au Québec ou en Afrique du Sud où s’installent les huguenots persécutés […]. À partir du XVIIe siècle, de multiples colons plantent de la vigne dans les colonies américaines, puis en Océanie à la fin du XVIIIe siècle. ” C’est là l’acte de naissance de la tradition viticole propre au Nouveau Monde qui, désormais, exerce une rude concurrence sur les producteurs des vieilles nations viticoles. “Très vite, les pouvoirs locaux cherchent à rivaliser avec les États européens et à produire du vin” soulignent Raphaël Schrimer et Hélène Velasco-Graciet.

Toutefois, dans un premier temps, les soucis causés sont sanitaires. À la fin du XIXe siècle, les échanges de plans de vigne de part et d’autre de l’Atlantique introduisent en Europe le tristement célèbre phylloxéra. Les ravages de cet insecte nuisible sont gigantesques mais se révéleront finalement salvateurs : “Les viticulteurs européens sont désormais encadrés par les États. Un réseau dense d’organismes officiels et de professionnels informe et aide à lutter contre ces fléaux.” Cette époque troublée va ainsi se clore, par la mise en place d’un modèle viticole français d’une redoutable efficacité : “la France met en place une politique de signes de qualité pour ses fromages et ses vins. Elle repose sur l’idée que le vignoble est un patrimoine commun, géré par les viticulteurs dans le but d’accroître la qualité des vins”.

Le modèle français à l’épreuve de la globalisation

La pièce maîtresse de ce dispositif réglementaire innovant est le concept d’AOC adopté en 1935. Supervisées par l’Institut national de l’origine et de la qualité (Inao), les appellations d’origine contrôlées garantissent la qualité. Le vin est désormais défini par la loi comme “un produit issu exclusivement, par la fermentation alcoolique totale ou partielle, de raisins frais, foulés ou non, ou de moûts de raisins”. Aucun additif n’est permis, à l’exception du sucre, dans les régions septentrionales. Ces normes font alors référence et sont diffusées à travers le monde via l’Organisation internationale du vin (OIV) créée en 1923.

C’est ce modèle que la montée en puissance des nouveaux pays producteurs met à mal. En effet, la bataille qui se joue n’est pas seulement commerciale. Plus fondamentalement, elle oppose deux conceptions de la production de vin. En effet, tandis que la législation française donne la primauté au vignoble, aux États-Unis, en Australie et en Amérique latine, c’est l’inverse : la dimension agricole s’efface devant la puissance des entreprises industrielles chargées de la transformation. Dans ce modèle, le viticulteur est rabaissé au rang de simple fournisseur de raisins au service des wineries ou des bodegas. L’élaboration du vin, sa commercialisation et les revenus qui en découlent lui échappent. Cela n’est bien sûr pas sans impact sur l’équilibre économique et social des campagnes… mais aussi sur l’idée que l’on se fait du vin.