Déc 082016
 

Intégration ou fragmentation économique ?

cles197-4Le 7 décembre 2016 marque le 75e anniversaire de l’attaque de Pearl Harbor. Un événement décisif, puisqu’il allait provoquer l’entrée des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale.

Un événement qui nous rappelle aussi que l’intérêt de la première puissance mondiale pour la zone Pacifique ne date pas de la chute du mur de Berlin et du retour de la Chine sur la scène internationale.

Le plus grand océan du monde, vaste de 160 millions de km2 et large de 20 000 kilomètres au niveau de l’Équateur, couvre une superficie double de celui de l’Atlantique – et devrait prendre le relais de ce dernier dans le commerce mondial du XXIe siècle.

Mais à la différence de l’Atlantique, où les aires culturelles s’étendent d’ouest en est, une nette coupure nord/sud les sépare dans le Pacifique.

Et c’est au nord que se concentrent les principaux défis, ainsi que les puissances maritimes « globales » riveraines : États-Unis, Japon, Chine, France, Royaume-Uni.

Après la défaite de Tokyo au XXe siècle, le prochain affrontement pour la suprématie opposera-t-il Washington à Pékin dans cet océan qui n’a finalement de « pacifique » que le nom ?

Les distances et les difficultés de navigation ont longtemps constitué un frein au développement des échanges commerciaux dans le Pacifique, rappellent Pascal Gauchon et Jean-Marc Huissoud dans Les 100 lieux de la géopolitique (Puf, Que-Sais Je ? n°3830, 2010).

S’y ajoutent un certain nombre d’efficaces verrous d’entrée, avec à l’ouest les détroits de Malacca, Lombok, Macassar et Torrès, ainsi que le passage de Bashi, tandis que l’océan n’est accessible à l’est que par le détroit de Magellan ou le canal de Panama.

Ses principaux « relais insulaires de contrôle » sont les îles Marshall et Guam, Hawaï, Taïwan, la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie (Olivier Zajec, Introduction à la géopolitique, éditions du Rocher, 2016).

La mer de Chine méridionale, 3e « Méditerranée »

Au sein de cet immense espace, l’Asie du Sud-Est constitue un pivot économique et stratégique, où se concentre l’essentiel de la production de richesses et par où transitent les principales routes commerciales, à travers la mer de Chine méridionale et l’archipel indonésien.

Sa position sur les grands axes maritimes et son degré d’imbrication économique en feraient une nouvelle Méditerranée.

« Issue d’un premier usage au XVIe siècle, le terme de ‘Méditerranée’ s’est étendu de la mer éponyme à d’autres espaces englobant le golfe du Mexique et la mer des Antilles ainsi que l’ont suggéré Humboldt et Reclus, puis la mer de Chine méridionale en Asie du Sud-Est, explique Gilles Fumey, professeur à l’université Paris-Sorbonne, dans la revue Conflits (n°4, 2015/1). Ces trois méditerranées ont un point commun : elles mettent en contact des pays développés et des pays en voie de développement, de grandes puissances et de petites nations. Il n’est pas surprenant que ces zones de contact soient le théâtre de nombreux conflits qui tiennent à la délimitation des eaux territoriales, aux flux illégaux ou aux héritages historiques. »

Alors que l’Océanie insulaire souffre de son éloignement et de sa fragmentation, l’Asie de l’Est a vu son poids se renforcer progressivement après le redécollage du Japon (à partir de 1955), relayé par l’émergence des « dragons » (Hong Kong et Singapour, Corée du Sud et Taiwan), puis des « tigres » (Thaïlande, Indonésie, Malaisie), avant que ne s’affirme l’émergence de la Chine.

La forte croissance économique du pays, mais aussi de son budget militaire, qui a plus que quintuplé entre 2000 et 2015, semble vouloir remettre en cause la prééminence américaine établie après la Seconde Guerre mondiale.

Au moment même où le Pacifique s’impose comme un moteur de l’économie mondiale…

Regroupés au sein de l’APEC (Asia Pacific Economic Cooperation, créée en 1988 à l’initiative de Washington et Canberra), les pays riverains rassemblent plus de 3 milliards d’habitants, 55 % du PIB mondial et plus de la moitié des exportations mondiales.

Et depuis 1984, les échanges transpacifiques dépassent les échanges transatlantiques.

Un enjeu stratégique

Le Pacifique a très vite constitué un enjeu de sécurité et une « nouvelle frontière » pour les États-Unis. Dès 1867, ils achètent l’Alaska et les îles Aléoutiennes à la Russie.

Ce vaste territoire de 1,7 million de kilomètres carrés permet un agrandissement de 20 % du territoire américain de l’époque, et contribue à ouvrir sa fenêtre sur l’océan.

Suivront en 1898 l’annexion d’Hawaï puis l’occupation de Guam et des Philippines après la défaite de l’Espagne (traité de Paris), l’annexion en 1899 de l’atoll de Wake et des Samoa américaines (agrandies de nouvelles îles en 1900 et en 1904, puis en 1925 avec l’île Swains), Jarvis en 1935, les îles Marshall et la Micronésie de la Seconde Guerre mondiale à 1986 (les Palaos ne recouvrant leur indépendance qu’en 1994).

Cette expansion territoriale s’accompagne d’une stratégie d’alliances bilatérales (en particulier avec le Japon et la Corée du Sud), appuyée par une influence directe sur les organisations régionales, dont la plus connue est l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN).

Fondée en 1967 à Bangkok dans le contexte de la guerre froide, autour d’un noyau dur de cinq États anti-communistes soutenus par Washington (Philippines, Indonésie, Malaisie, Singapour, Thaïlande), elle est depuis 2003 une zone de libre-échange entre dix pays.

Parallèlement, depuis une quinzaine d’années émerge « l’ASEAN Plus Trois » (Chine, Japon, Corée), qui cherche à établir des positions communes sur la scène mondiale.

Dans le même temps, le projet de traité Transpacifique longtemps promu par les États-Unis semble devoir être remis en cause par le nouveau président, Donald Trump.

Signé fin 2015 à Auckland, le TPP ne vise pas seulement la baisse des droits de douanes, mais également la levée de barrières non tarifaires entre douze pays de la zone Pacifique : Australie, Brunei, Canada, Chili, Japon, Malaisie, Mexique, Nouvelle-Zélande, Pérou, Singapour, États-Unis et Vietnam.

S’il devait se confirmer, le retrait américain condamnerait cet accord, conçu pour l’essentiel comme une réponse à la dynamique chinoise.

Pékin promeut d’ailleurs sa propre initiative : un partenariat économique régional intégral entre la Chine, l’Inde, l’Australie, l’ASEAN… mais sans les États-Unis.

Ce projet de traité de libre-échange, baptisé RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership) « est une façon d’organiser la régionalisation commerciale autour de la Chine et de son idéologie : autrement dit, on baisse les droits de douane, mais chaque pays reste souverain chez lui », décrit Sébastien Jean, directeur du Centre d’études prospectives et d’informations internationales, cité par Le Monde (23/11/2016).

La Chine voit en effet au-delà de sa « Méditerranée » immédiate.

En témoigne son soutien au projet de canal du Nicaragua. « Cette alternative à Panama s’inscrit bien entendu dans un schéma géopolitique plus large, celui de la concurrence géo-économique entre Américains et Chinois, relève Olivier Zajec dans son Introduction à l’analyse géopolitique (éditions du Rocher, 2016). Pékin cherche à faciliter l’installation d’entreprises chinoises dans toute la région d’Amérique centrale », comme précédemment en Colombie-Britannique – sachant que les Chinois représentent déjà le troisième groupe ethnique du Canada, après les Anglais et les Français.

La puissance de la mer

La mondialisation a naturellement réhabilité l’importance de la mer face à la terre, pour reprendre une grille d’analyse géopolitique classique. Reste une évolution plus fondamentale, qui tient à la modification de la nature géopolitique des océans.

« Avec les projets de forages pétroliers off-shore de plus en plus profonds, de centrales éoliennes ou photovoltaïques au large, d’exploitation à grande échelle des ressources océaniques (minerais, algues, etc.) ou encore de bases militaires flottantes (Sea Basing), la mer pourrait cesser d’être une simple voie de passage pour devenir un territoire, c’est-à-dire un espace contrôlé, habité, équipé et rentabilisé », observe Martin Motte dans la revue Conflits (n°4, 2015/1).

Directeur de stratégie à l’Ecole de Guerre, l’auteur estime que c’est précisément cette perspective économique qui « sous-tend les efforts de certains États, dont la Chine, pour élargir leur souveraineté à la haute mer, et plus généralement la course aux armements navals à laquelle se livrent les puissances émergentes ».

Le total des budgets militaires des cinq premiers pays de la région (Chine, Inde, Japon, Corée du Sud et Taïwan) a atteint 224 milliards de dollars en 2011, soit davantage que l’ensemble des pays européens, selon le Center for Strategic & International Studies (CSIS).

Pour ce think tank américain, face à cette bascule de l’acquisition de puissance militaire de l’Europe vers l’Asie, « la stratégie des États-Unis de rééquilibrage vers la région Asie-Pacifique devrait se poursuivre » (Le Figaro, 16/10/2012). Washington entend en effet redéployer la plus grande partie de ses forces navales dans l’océan Pacifique d’ici à 2020.

Rien n’indique que l’administration Trump remette en cause ce mouvement de bascule. D’autant que, face au défi chinois, le Japon (et l’Inde) accélère ses programmes navals. Une situation qui rend la présence française d’autant plus essentielle.

Pour aller plus loin :

  • Les États-Unis et le Pacifique. Histoire d’une frontière, par Jean Heffer, Albin Michel, 512 p., 24,33 € ;
  • Géopolitique des mers et des océans, par Pierre Royer, Puf, coll. Major, 2014, 224 p., 25 €.

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