Une puissance au cœur du pivot maritime Asie-Pacifique et un cas d’école pour l’analyse géopolitique
Certes, les analyses divergent quant à l’efficacité des Abenomics, ces mesures hétérodoxes prises par le premier ministre Shinzo Abe pour relancer l’économie japonaise, qui peine à sortir de plus de vingt ans de sous-performance. Et les contempteurs d’un pays « frileux », fermé sur lui-même, à la population vieillissante, arrimée à ses traditions séculaires, ne manquent pas dans les salles de rédaction et les think tanks occidentaux. Mais l’histoire abordée dans la longue durée atteste de l’exceptionnelle résilience de l’Empire du Soleil levant.
En attendant la sortie d’un manuel sur la Géopolitique du Japon, annoncé aux Presses universitaires de France pour la fin du mois de novembre 2014, le numéro de la revue Conflits actuellement en kiosque permet de mieux cerner les ressorts d’un pays « qui ne fait rien comme tout le monde » – et ne s’en porte pas si mal ! Ou comment, et pourquoi, l' »insubmersible Japon » peut encore nous réserver des surprises.
« Le Japon contemporain est une nation brutalisée et miraculée qui doit aujourd’hui faire face à de multiples enjeux et à des choix stratégiques », observe Jean-Marie Bouissou, agrégé d’histoire et directeur de recherche au Centre d’études et de recherches internationales de Sciences Po, dans l’ouvrage qu’il consacre à la Géopolitique du Japon, à paraître aux Puf.
Bousculé, l’Empire du Soleil levant l’a été par deux fois en moins d’un siècle, par la confrontation avec les puissances occidentales: en 1868 avec la révolution Meiji, en 1945 avec sa capitulation face à l’armée américaine, consécutive à l’usage de la bombe atomique par Washington. Les développements de la mondialisation en font encore une fois « un pays à la croisée des chemins », obligé de s’interroger sur son devenir.
Une interrogation qui ne peut nous laisser indifférents, tant le Japon reste une puissance incontournable. Quatrième moteur de l’économie mondiale (avec les États-Unis, l’Europe et les BRIC), il est au cœur du pivot maritime Asie-Pacifique qui constitue la nouvelle « Frontière » américaine face à la Chine, et donc une région où les tensions ne cessent de s’accentuer.
Une économie en quête de rebond
La politique économique du nouveau gouvernement japonais est strictement inverse de celle conduite par l’UE et sa banque centrale. Elle s’articule autour de « trois flèches » : un plan de relance budgétaire massif de 175 milliards d’euros (soit près de 3 % du PIB); le recours à la « planche à billets » sur le modèle du Federal Reserve Board américain, avec un objectif de 2 % d’inflation annuelle ; des réformes structurelles diverses enfin (baisses d’impôts, déréglementation et ouverture du marché intérieur), mais qui se heurtent à la résistance de certains lobbies.
Certes, les résultats se font attendre. Mais « quand on regarde de près, beaucoup de sociétés japonaises sont en avance sur de nombreuses innovations: dans la robotique, les voitures électriques, les voitures sans conducteur, les énergies alternatives, les services aux personnes âgées », relève Jean Jacques Netter pour le site Atlantico.fr (« Le Japon remonte, l’Europe coule, les États-Unis sont tirés d’affaire », 04/11/2014).
Pour preuve de cette capacité intacte, source de rebond potentiel à l’avenir : le pays a pris cette année la tête du classement Global Innovator 100, avec 39 entreprises sélectionnées par Thomson Reuters dans la liste des sociétés les plus innovantes, s’offrant le luxe de détrôner les États-Unis, relégués en deuxième position.
Syndrome de l’encerclement et « relation triangulaire »
Peu de pays dépendent autant de leurs communications maritimes que le Japon. L’on se souvient que c’est précisément le besoin vital de sécuriser ses sources d’approvisionnement qui a conduit le pays, en 1941, à l’affrontement direct avec les États-Unis. Aujourd’hui encore, l’Archipel se perçoit comme entouré d’ennemis, ou au moins d’adversaires-concurrents :
la Russie, avec laquelle aucun traité de paix n’a encore été signé, en raison du contentieux persistant sur les Kouriles ; la Corée du Nord, du fait de ses menaces nucléaires récurrentes ;
la Corée du Sud, qui persiste à nommer « mer de l’Est » la « mer du Japon » et qui revendique les îles Dokdo (Takeshima en japonais); la Chine bien sûr, avec la lutte pour la possession des îles Diaoyu (Senkaku), la délimitation des ZEE chinoises et japonaises, et l’annonce par Pékin, le 23/11/2013, d’une « zone aérienne d’identification » ou ZAI en mer de Chine orientale, par où transite l’essentiel des routes commerciales japonaises ;
mais aussi les États-Unis, alliés encombrants dont la présence à Okinawa est certes protectrice, mais dérangeante en raison de ses nuisances locales (bruit, délits et crimes des GI’s) et du souvenir de la défaite que cette occupation militaire entretient.
En fait, pour Jean-Marie Bouissou dans son article « L’Archipel face au monde » publié dans la revue Conflits, « le monde vu du Japon se compose de trois éléments : une puissance dominante ordonnatrice de la hiérarchie mondiale – hier la Chine, aujourd’hui les États-Unis; les lignes de communication maritime sans lesquelles il ne peut subsister; et les menaces présentes dans son environnement proche. Il s’agit pour Tokyo de trouver la bonne distance dans sa relation avec la première, de garder les secondes ouvertes et de se protéger des troisièmes, à un moment où la mondialisation et la montée en puissance de la Chine replongent les Japonais dans un type d’environnement où ils sont traditionnellement mal à l’aise : un ordre international en mutation ».
Partenaire le plus faible d’une relation désormais triangulaire avec la Chine et les États-Unis, le Japon craint toujours d’être « piégé ou sacrifié ». Si Pékin venait à remettre en cause le leadership mondial de Washington, l’Archipel serait en première ligne. A contrario, il n’est pas assuré du soutien indéfectible des Américains en cas de confrontation mettant en cause ses intérêts…
C’est pourquoi il n’a de cesse de se ménager des marges de manœuvre. En essayant de s’ériger en « Grande-Bretagne de l’Asie » aux yeux de l’Amérique – ce qui justifie notamment une extension des possibilités opérationnelles d’une armée réduite par la Constitution à des Forces d’Autodéfense (FAD).
Mais aussi en se rapprochant de « tous les acteurs régionaux qui partagent la crainte d’une Chine devenue puissance prédatrice et la réticence à l’affronter à seule fin de préserver la suprématie américaine » (J.-M. Bouissou), ce qui comprend la plupart des pays de l’ASEAN, l’Inde, la Russie et le Pacifique-Sud (Australie en tête).
Un autre levier d’action est offert par les négociations du Partenariat Trans- Pacifique (TPP, promu par les États-Unis), où il pèse lourd: « Il peut y gagner beaucoup d’influence en se posant comme la voix de l’Asie face aux excès du néolibéralisme ». Quant à l’Union européenne, si sa construction lui semble « antinaturelle », elle partage du point de vue japonais « un problème géopolitique majeur: comment ne pas se laisser asservir aux intérêts et à la diplomatie des États-Unis sans s’opposer frontalement à eux? ».
Le « paradigme de l’archipel », ou les vertus de l’analyse géopolitique
Le roman Stupeur et Tremblements d’Amélie Nothomb (Albin Michel, 1999) démontre la difficulté pour un étranger d’intégrer pleinement les codes hiérarchiques japonais, et plus généralement la culture nationale. L’héroïne, incarnée par Sylvie Testud dans l’adaptation cinématographique d’Alain Corneau (2003), le découvre à ses dépens.
Elle accumule dans l’entreprise qui la recrute les erreurs psychologiques, principalement par ignorance ou oubli de certains codes essentiels, dont celui – et pas le moindre chez les Japonais – de l’honneur. L’irréductibilité de l’identité japonaise tient certes, comme partout, à des facteurs historiques (ici, les traces laissées dans les mentalités collectives par la longue et tumultueuse période du Shogunat, et par l’éthique samouraï qui en est issue).
Mais ce sont surtout les facteurs géographiques qui pèsent. « Fruit de l’insularité et du nationalisme de la période Meiji, le sentiment identitaire japonais confirme la connivence entre géographie et politique », observe Pascal Gauchon dans son éditorial à la revue Conflits.
Le « paradigme de l’archipel » ne conduit pas à une forme de déterminisme, et encore moins au refus de l’évidente diversité du monde. Car « l’archipel n’est pas ordonné selon un principe d’unité, rappelle Frédéric Laupies. À la différence de l’île, il n’est pas campé dans sa singularité exclusive ». Il fait varier les points de vue et joue à l’infini sur les renversements, l’espace étant en même temps « continu et discontinu »: « La mer est à la fois l’extérieur et l’intérieur ; extérieure à chaque île, elle la délimite et la distingue ; intérieure à l’archipel, elle assure le lien interne ».
Ce nécessaire jeu des contraires explique, notamment, que « la force individuelle du samouraï » se met « au service d’un dessein commun », car « la cohésion doit être constamment reconquise ». C’est pourquoi, souligne encore Frédéric Laupies, « le splendide isolement est nécessaire pour refonder le sens de l’identité ». Celle-ci n’est pas vécue comme une forteresse, mais comme un monde en soi : « Ici, nul besoin d’un culte de la différence : le chatoiement du réel s’impose de lui-même dans un monde différencié mais circonscrit ».
Reste l’importance des décisions politiques. Car jusqu’à l’ère Meiji, « le Japon ancien vivait en adéquation avec une nature un peu chiche, sans doute, mais il en tirait le meilleur parti » (P. Gauchon). La société japonaise était civilisée, raffinée au plus haut point. Il n’y avait pas de fatalité à rompre cet équilibre fragile : c’est le choix de la modernisation qui va faire de l’expansion une nécessité : « Il faut du charbon, du fer, et le Japon n’en produit pas assez. La croissance de la population s’accélère grâce aux progrès médicaux et il faut plus de terre. Et du coton pour Osaka, le ‘Manchester japonais’, et plus tard du pétrole, du caoutchouc… »
Dès lors, « tout se passe comme si la géographie du Japon avait changé en 1868, lors de la révolution du Meiji. Les nouvelles orientations en font brutalement un territoire pauvre en ressources ». Une configuration qui sera aussi celle de l’Europe au tournant du XIe siècle, expliquant pour une grande part son extraversion lors de « l’âge d’or du Moyen Age ». Si « la géographie fait la géopolitique », c’est bien « la politique qui fait la géographie ». En l’espèce, le Japon est un cas d’école. n
Pour aller plus loin :
- Insubmersible Japon, dossier de la revue Conflits n°3, octobre- novembre-décembre 2014, 82 p., 9,90 €, www.revueconflits.com;
- Géopolitique du Japon – Une puissance inquiète, par Barthélémy Courmont, Argos, diffusion Puf, 154 p., 13,90 € ;
- Géopolitique du Japon – Une île face au monde, par Jean-Marie Bouissou, Puf, coll. Major, 192 p., 25 € (à paraître le 26/11/2014).