Juin 142012
 

En avril dernier, après un mois de combats, le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) déclarait unilatéralement l’indépendance du nord du Mali. La situation reste chaotique et menace d’embraser la région toute entière. Si la pauvreté, l’islamisme radical et la criminalité sont pointés du doigt comme les principaux facteurs de l’implosion en cours de l’État malien, ils ne sauraient occulter une réalité géopolitique : la revendication de l’identité Touareg, et derrière elle la question berbère. En effet, « les Touaregs ou Imazigen, sont des Berbères nomades sahariens qui descendent des populations proto-berbères représentées sur les parois rocheuses du Sahara », explique l’africaniste Bernard Lugan dans l’ouvrage qu’il vient de consacrer à l’Histoire des Berbères. Aujourd’hui, le « Réveil berbère » est patent. Transnational, il tend à se radicaliser et pose la question, plus vaste, des peuples apatrides. Qui sont les Berbères en ce début de XXIe siècle ? Quelles sont leurs racines ? Et quelles réponses politiques pour ce « combat identitaire plurimillénaire » ?

L’histoire des Berbères est mal connue. Elle est pourtant au coeur des revendications qui secouent actuellement les différentes zones de peuplement berbère. « Il faut toujours en revenir aux sources », écrivait le savant et historien musulman Ibn Khaldoun en 1377, si l’on veut espérer comprendre le présent.

La longue histoire des Berbères

L’origine et l’histoire des Berbères sont de nos jours encore sujets à débats et controverses. Dès la haute Antiquité, différents récits sur les premiers occupants du Maghreb et de la zone sahélienne mêlent faits réels et mythologie. Les tribus berbères d’alors règnent sur un immense territoire de 9 millions de km² – dont 8 de déserts – s’étalant de l’ouest de l’Égypte actuelle jusqu’aux îles Canaries. Cet ensemble, appelé Tamazgha, constitue l’aire géopolitique originelle de la civilisation berbère ou amazighe.

Les Berbères « formaient à l’origine une seule population qui fut peu à peu fragmentée par une histoire complexe et mouvementée, leur horizon se rétractant sur des territoires de plus en plus morcelés », explique l’universitaire Bernard Lugan, enseignant à l’École de Guerre et aux Écoles de Saint-Cyr-Coëtquidan. À partir de l’année 670, sous la pression des conquêtes arabo-musulmanes, les Berbères s’islamisent. « Ce phénomène […] s’accentua à partir du XVIe siècle », lorsque les dynasties berbères encore non arabisées s’effondrent. » Au Maroc, deux dynasties arabes (Saadiens puis Alaouites) se succèdent cependant que, plus à l’est, le pouvoir ottoman coiffe une mosaïque ethno-territoriale composée de tribus arabes et berbères juxtaposées et parfois enchevêtrées. Ce fut à partir de ce moment que les Berbères ne furent plus maîtres de leur histoire. » Depuis, l’idéologie arabo-musulmane s’est efforcée de sous-estimer – voire purement et simplement nier – la réalité berbère. Cette vision négationniste a été aussi largement entretenue, en particulier par les Français lors de la colonisation de l’Afrique du Nord, cette fois « au nom de l’universalisme et de la lutte contre tous les enracinements ». Ainsi, « au moment de la conquête [en 1830], la grande majorité de la population algérienne était berbérophone alors qu’aujourd’hui, elle est arabophone ».

L’arabisme contemporain se forge contre la berbérité tout au long du XXe siècle. Bernard Lugan précise qu’ « au Maroc, l’Istiqlal, à l’origine parti urbain arabo-andalou, eut ainsi comme principal adversaire la campagne berbère et ses chefs tribaux vus comme des séparatistes », tandis qu’en Algérie, le nouvel État s’est construit sur l’éviction des maquisards berbères par les forces de l’armée des frontières qui avaient vécu la guerre loin du feu, dans les camps installés en Tunisie et au Maroc ». Carl Schmitt affirmait que « l’avènement du politique est indissociable du processus de définition de l’ennemi » (cf. note CLÉS n°49, 05/01/2012). En somme, le Berbère aura été l’ennemi politique intérieur « utile » à la construction identitaire des États arabes maghrébins.

Qui sont aujourd’hui les Berbères ?

C’est paradoxalement dans l’émigration, à la fin du siècle dernier, que la renaissance berbère s’opère. « Par-delà leurs différences nationales », les Berbères établis en Europe découvrent « leurs communes racines » et amorcent la revendication de leur singularité qui « se ré-enracina au Maghreb où le nouvel élan berbériste prend aujourd’hui la forme d’un mouvement transnational en voie de radicalisation ». D’historique, la berbérité devient ainsi une réalité politique.

L’arabe est la langue dominante sur l’ensemble des anciennes régions berbères. Elle est à la fois celle du commerce, de la religion, de l’État – le Sénégal ou le Tchad, où la langue officielle est restée le français après la décolonisation, étant une exception. Des groupes berbérophones perdurent cependant, mais ils sont géographiquement isolés et de dimensions très inégales. Ainsi, les Kabyles en Algérie, les Brabers et les Chleuhs au Maroc, forment de véritables communautés à l’identité très forte, tandis que subsistent un peu partout dans le Sahel des petits villages de culture berbère sans liens spécifiques entre eux. Mais combien sont les Berbères ? Quelle est leur importance au sein des territoires à dominante arabe où ils sont installés ? Bernard Lugan précise qu’ »au-delà des querelles de chiffres, il est raisonnable d’estimer que les berbérophones pourraient représenter environ 35 à 40 % de la population du Maroc, 25 % de celle de l’Algérie, 1 % de celle de la Tunisie, plus ou moins 10 % de celle de la Libye et au moins 1 % de celle de l’Égypte ». Au Mali, Touaregs et Maures comptent pour moins de 10 % de la population, mais ils sont largement majoritaires dans le nord du pays, aride et peu peuplé. « Il ne s’agit cependant là que d’évaluations car aucun recensement n’a été fait. » L’appréhension des mondes berbères permet cependant de mieux comprendre les profondes tensions que connaît le Maghreb et leurs répercussions au sud du Sahara.

Le Printemps berbère de 1980, puis les manifestations de 1988 et le « Printemps Noir » de 2001 marquent un tournant dans l’affirmation identitaire, d’abord en Algérie puis plus généralement au Maghreb. Ces événements résultent certes d’une situation socio-économique délétère, mais ont pour conséquence de faire émerger la berbérité comme une question politique majeure posée aux États concernés, notamment à ceux qui refusent toute reconnaissance de la culture et de la langue Tamazight. Cette agitation permet aux partisans de l’identité berbère de se réapproprier l’espace politique et « citoyen » dont ils ont été souvent exclus. Ce combat se traduit notamment par la multiplication, ces dernières années, de mouvements et d’organisations culturelles, mais aussi de groupes sécessionnistes qui entendent contester les gouvernements locaux. Si les Kabyles algériens et les Touaregs maliens se réclament tous deux d’un modèle laïc et pluraliste, le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) n’a pas hésité à s’associer au groupe islamiste radical Ançar Eddine. Non sans difficulté d’ailleurs, à l’heure où il leur faut définir un projet politique commun après avoir proclamé l’indépendance.

L’intangibilité des frontières à l’épreuve de la reconnaissance des peuples

Il y a ainsi des Berbères reconnus et intégrés, et d’autres dont l’existence continue d’être niée par les États centraux. Dès 2002, la langue Tamazight a obtenu en Algérie le statut de « langue nationale », mais pas encore celui de langue officielle, tandis que le Maroc – suite au « Printemps arabe » de 2011 – en a fait une « langue officielle, en tant que patrimoine commun à tous les Marocains », en modifiant l’article 5 de sa Constitution

Mais est-ce suffisant ? Le Mali a fait de même, et pourtant le pays est en proie à la sécession. Que s’est-il passé ? Pourquoi là et pas ailleurs ? L’accélération de la crise malienne est avant tout la résultante directe de la guerre menée en Libye par les Européens, avec l’aide américaine. Le politologue Gilles Kepel précise que « les Touaregs et les islamistes sont des Maliens qui ont été mercenaires de Kadhafi et qui sont rentrés au pays avec armes et bagages ». Le MNLA s’est alors retrouvé en situation d’inverser le rapport de force qui prévalait depuis l’indépendance du Mali, au détriment des troupes loyales au gouvernement de Bamako. Ironie de l’Histoire lorsque l’on sait que l’ancien maître de Tripoli était un féroce adversaire de la berbérité…

Pour l’heure, organisations internationales comme États condamnent la déclaration d’indépendance de l’Azawad, au nom du principe de l’intangibilité des frontières. Cet argument pourra-t-il être longtemps opposé ? N’est-ce pas plutôt la crainte d’une déstabilisation régionale par une nouvelle percée islamiste qui constitue le véritable motif de ce refus ? D’ailleurs, les frontières étatiques sont-elles vraiment intangibles ? Ce n’est pas ce que semblent indiquer de nombreux précédents récents, de l’unification du Yémen en 1990 à la création de l’Érythrée en 1993, ou de la partition du Soudan en 2011 à la proclamation de l’indépendance du Kosovo en 2008… « Sur quelle base refuserait-on aux Touaregs ce qui a été accordé aux Érythréens et aux Sud-Soudanais ? » interroge le journaliste Blaise Ayébo. « C’est la question que les rebelles maliens du MNLA posent à l’Union africaine et aux Nations unies. » Le principe d’intangibilité des frontières semble ici se heurter à celui du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Cette question peut concerner aujourd’hui tous les peuples apatrides. Elle est potentiellement explosive pour de nombreux Etats aux frontières artificielles, à la cohésion interne fragile et à la légitimité discutable.